La traduction française du Manuel d’Épictète/05

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Texte établi par Léontine ZantaHonoré Champion (p. 89-130).


LA DOCTRINE
D’Epictete Stoicien,

COMME L’HOMME SE
PEVT RENDRE VERTVEVS,
libre, heureus, & ſans paſsion.

Traduitte du Grec en François par André
Rivavdeav
Gentil-homme du Bas-poictou.

Obſeruations & interpretations du meſme
aucteur ſur les plus obſcurs paſſages.

À POITIERS
Par Enguilbert de Marnef.
1567




ANDRÉ RIVAUDEAU
À
HONORAT PREVOST
Son bon Seigneur et amy.


Mon Honorat,

J’ay tousjours acoustumé de consacrer aus grands le titre ambitieus des livres, mais quand il est question d’en faire quelcun juge et comme censeur, je m’adresse à tel qui le recevoit, non pour entendre, mais pour juger. De cette façon ay-je prié le seigneur de la Noüe de Bretaigne, gentilhomme de rare et delié jugement, et mon amy, de cognoistre de mes premieres œuvres, qui sont au jour, soubs le nom de la Royne de Navarre, princesse digne de toute louange. Ainsi, meis-je y a pres de neuf ans entre vos mains, la cause d’Albert Babinot, poëte chrestien, et la voyant aprouvée par vostre tesmoignage et recommendation, je mesprisé tous les zoïles et faux aristarques de France, comme je fay de cette heure un tas de nouveaus hommes, enfans de la terre, qui bruslans de jalouzie, et epoinçonnés de secrettes passions, s’avancent de juger nos faits et dits, et exercent de cruelles envies contre moy et ma renommée naissante. Mais ce propos me cuist, et il m’est trop plus aggreable et doux, de me ressouvenir des jours et mois que nous avons passés à Poictiers autresfois, en grand contentement et repos, par la communication des lettres, combien que vostre fievre quarte vous tourmentast fort à l’heure. Je vous fei bonne compagnie, et nous ne perdismes temps. Je croy qu’il vous resouvient bien en quoy nous l’employasmes. Depuis je vous ay veu une seule fois en. Cour à Sainct Germain en Laye, en la chambre du feu Roy de Navarre. Je veus aussi ramentevoir les fréquentes exhortations que vous me faisiés pour m’avancer, ayant conceu telle esperance de moy, que si la fortune (qu’il me soit permis de parler ainsi sans faire force sur le mot qui n’est pas chrestien) y eust satisfait, j’ay opinion, et ne me glorifie qu’en la grace de Dieu, que le reste n’eust point manqué. Mais la mort du Treschrestien Roy Henry, de qui nous espérions beaucoup, et les troubles qui sont survenus depuis m’ont fait embrasser la sentence Qui a esté bien caché, a bien vescu. Combien que je n’ay failli à la religion et republique et au service du Roy en ce qu’une privée personne peut et doit. Mais asses de cela. Je vous prie vous faire croire que ni la longueur du temps, ni la distance des lieus qui nous ont tant séparés, ont en rien amoindri ni refroidi de ma part l’amitié jurée entre nous, à laquelle je n’espere non plus-faillir qu’à ma réputation que j’ay plus chere que ma vie. Cette lettre servira de tesmoignage à la postérité, en quelle estime j’ay eu votre vertu, pour laquelle je vous ay honoré présent et absent, et vous ay fait part en mes œuvres comme à celuy qui mérite juger des plus grandes choses. Or quand à cette-cy, elle se doit peut estre estimer petite pour mon regard, mais certes tres grande pour le respect d’Epictete, duquel je vous peus assurer pour ce livret, qu’apres la lecture des saincts escripts vous n’en sauriés trouver en tout le reste des meilleurs escrivains qui vous apporte plus de consolation et contentement. Voilà ce que j’avoi à dire. Mais cependant que ma traduction est soubs la presse, Monsieur de la Guillotiere mon père m’a communiqué de sa tres copieuse Bibliotheque, le Commentaire de Simplicius sur Epictete, fait Latin par Angelus Caninius, fort abile homme et grandement versé aus lettres greques, soubs lequel j’ay ouy en ma grande jeunesse l’obscur livre quatriesme de Theodorus Gaza. Or je me plaisois tant en ma traduction que je ne voulois recêrcher aucun aucteur qui m’y peust servir, et quodammodo ἐνεανιευόμην, et me desplaisoit que je ne voyoy’ l’original de la langue de Simplicius, mais mon pere à qui la longue expérience des choses et le perfait savoir des bonnes lettres ont apporté plus de meur jugement, a bridé et resserré cette mienne presomption, et m’a exhorté, et après commandé de revoir ma version sur ce Commentaire. Ce qu’ayant fait, vous pourrés voir, tres cher Honorat, en mes observations ja imprimées, et ou je ne peus plus rien changer, comme mes interpretations s’accordent heureusement avec celles de ce philosophe/ et me contente merveilleusement à part moy de cette rencontre, voyant un si suffisant homme qu’estoit Politian s’en estre si fort eloigné. Ce-pendant je cotteray icy ce qui le meritera de cette mienne reveüe. Caninius a retenu mot à mot et religieusement suivi la version de Politian, hors mis ou il l’a veu se forpaizer trop du texte du premier aucteur, comme au chapitre premier, il se pourra voir qu’il a remis, ce que j’ay noté avoir esté obmis par le traducteur, et le mot de liberté que cestuicy avoit retrenché. Et au 36. le mot οἰϰετίαν laissé par Politian, se treuve au Commentaire de ce philosophe, et Caninius l’a rendu servitium, mais j’aimeroy, mieus famulatum et mieus familiam. Le mesme pour δόξαν, le traducteur a mis gulam qui est un songe ; et au 39, l’on verra comme je m’accorde avec Simplicius, et quand à ce dont j’ay taxé Politian au 42. Combien que Caninius l’ait suivi, si est-cé que relisant le Commentaire de son aucteur, il trouvera, s’il est encor’ vivant, qu’il ne l’a ni bien consideré, ni suivi. Au 51, je me suis conformé au texte grec, et paroist que celui de Simplicius estoit pareil. Au 57, il se treuve en la version de Caninius une différente leçon, tant d’avec la mienne qu’avec celle de Politian. Entre autres traits, il y a : Ne va point autour des statues. Le lecteur curieus pourra voir le lieu. Toutesfois, cette sentence s’y trouve qui n’est en mon exemplaire. Et pense à part toy combien les mendians ont plus à souffrir, et sont plus patiens que nous. Quand au 62. ch. que Politian a tant mutilé, il l’a fait contre l’auctorité de tous. Il va tout ainsi au dernier. J’ajousteray ce petit mot à mes observations, que Cleanthe, dont il est parlé, estoit philosophe stoïque, disciple de Zenon, et precepteur de Chrysippus. La derniere sentence du livre est tirée partie du Criton de Platon et partie de l’Apologie qu’il a fait pour Socrate. Vous recevrés doncques, treshonoré Honorât, ce mien labeur sous la protection de vostre jugement pour le maintenir contre les sycophanties de ceus qui m’ont vexé depuis dix ans d’imputations intolerables, et n’ont onques peu souffrir que je tinsse le renc, que mes longues estudes et tant de veilles et travaus ont aucunement mérité.

Je prie nostre bon Dieu qu’il vous doint la paix et faveur de son fils Jesus Christ.

De la vieille Groizardière, ce XX de janvier 1567.


La vie d’Épictete, recueillie par André Rivaudeau.

Épictete, philosophe, natif d’Hierapolis, ville de Phrygie, fust serf d’Épaphrodite, archer de la garde de l’Empereur Neron. Il estoit estropiat d’une cuysse par l’inconvenient d’un catarre, et faisoit sa demeure à Nicopolis. Il vesquit jusques au temps de Marc Antonin, et escrivit beaucoup de choses. Voilà ce qu’en dit Suide. Ange Politian ajouste que du regne de Domitian s’ennuiant de sa tyrannie, il laissa Rome et se retira à Hierapolis en son pays. Mais je ne trouve pas, qu’estant serf, il eut liberté de faire tous ces remuemens, sinon qu’il fust affranchi, ou serviteur volontaire, ce qui n’est pas vraysemblable. Car estant philosophe, il ne se fust mis au service d’un gendarme et d’un courtizan, exerçant le plus penible estat qui se peut imaginer. Lucian Sainosatense, au livret qu’il a, fait contre un ignorant qui se pensoit abile homme pour estre garni de beaucoup de bons livres, dit ainsi Il y a quelcun en ce pays qui a aussi achepté la lampe d’estude d’Épictete, qui n’est que de terre, pour la somme de trois mille drachmes, qui vallent trois cens ecus couronne, et du compte de present, cinq cens dix-sept livres. Ce maistre sot cuidoit que lisant de nuit à la clarté de cette lampe, il acconsuivroit tout incontinent la sagesse d’Épictete, et deviendroit semblable à cet excellent et venerable vieillard. On peut recueillir de tout le passé qu’il vesquit longuement. J’ay trouvé davantage en Lucian (en la vie de Demonax), qu’il n’estoit point marié, par conjecture de la response que luy feit Demonax, auquel il conseilloit de se marier et faire des enfans, comme estant chose non indigne d’un philosophe. Je le veus bien, dit l’autre, mais que tu me bailles une de tes filles en mariage : comme s’il vouloit dire : Tu veus que je face ce que tu n’as pas fait. En un autre endroit, Lucian le fait compagnon de Dion, de Musonius et de Peregrin, duquel il a escript la mort. Je laisse tout ce qu’Arian et les autres en ont escrit, et renvoye le lecteur à leurs livres.



ODE d’A. BABINOT DE POITIERS
À
André RIVAUDEAU
SUR SA VERSION D’ÉPICTÈTE

Quite donc, Rivaudeau, les Muses gratieuses,
L’honneur de ta jeunesse, et pren les sérieuses
Sui l’inclination de ton cueur genereus
Et tu vivras heureus.


Il te sufit d’avoir rendu la poesie
Digne des yeux chrestiens, auparavant haie,
Pour estre corrompue et souillée des mains
Des sales escrivains.


Or’ fai monter plus haut ta divine éloquence,
Et fais emerveiller quelque fois nostre France,
Mets au jour ces trezors des langues et des arts
Et ne crain point les dards


De la jalouze envie une race science,
Telle qu’est bien la tiene, estaint la médisance,
Et ne craint le sourci, ni les malignes dends
Des zoïles mordans.


Et puis, quant ta vertu cederoit à l’envie,
Craindrois-tu d’endurer cette honte en ta vie,
Et d’estre du haut Christ, dont tu es serviteur,
Encor’ imitateur ?


Or’ ayant esclarcy le savoir d’Épictete
Par un plus grand savoir, à si peu ne t’arreste,
Et traite maintenant les utiles secrets

                   De nos livres sacrés.

Il faut raporter là ta plume et ta parolle,
Car la science humaine est reputée folle
Devant ce grand Seigneur, voire mesme l’eust on

                   Toute égale à Platon.

Ne fraude point l’Église et sa douce espérance
Qui attend de ton mieus l’entière jouissance;
Donne toy tout à elle, et de ce sainct labeur

                   Aten tres grand honneur.


LA DOCTRINE
D’ÉPICTÈTE
philosophe
Comme l’homme se peut rendre vertueus, libre, heureus, et sans passion.
Traduite du grec en François par André RIVAUDEAU, gentilhomme du Bas-Poictou.


Chapitre I.
Des choses qui sont en nostre puissance, et de celles qui n’y sont pas.

Entre les choses humaines, les unes sont en nostre puissance, les autres non. Celles cy y sont, l’opinion, l’entreprise, l’affection, le desir, la fuite, et en un mot toutes nos considerations. Cestes cy n’y sont pas, nostre propre corps, les possessions, les honneurs, les magistrats, et en un mot ce qui est hors du pouvoir de nos actions. Suivamment les choses qui sont en nostre main sont naturellement libres, et ne peuvent estre defendues ni empeschées. Celles qui n’y sont pas sont foibles, serves, et peuvent recevoir defense, et sont d’autruy.

Si donques il t’avient de penser que les choses qui sont de leur Nature serves, soient libres, et que celles qui sont d’autruy, te soient propres, tu seras empesché, tu te deuleras, tu seras troublé, tu te plaindras de Dieu et des hommes. Mais si tu as opinion que ce qui est tien, l’est, et ce qui est à autrui n’est pas tien, comme il ne l’est pas, l’on ne te fera force ni defense, tu ne te plaindras d’ame, tu n’accuseras personne, tu ne feras rien envis, tu ne trouveras homme qui t’offense, ou qui te soit ennemy. Car tu ne saurois souffrir aucun outrage. Or te contentant de ces choses icy, sois adverti que non seulement il ne faut embrasser, d’une legere ou mediocre affection, celles là, mais il les faut en partie du tout laisser, et en partie les rejetter à un autre temps ; que si tu voulois aussi tout cecy quand et quand, commander, et estre riche, peut estre que cela mesme qui t’est propre, ne sera plus tien, pource que tu aspires tout ensemble à d’autres choses. En tous cas tu n’aquerras jamais par là les moyens d’estre heureus et libre. Pour resolution, en toute violente imagination qui te surprendra, aprens à considerer que c’est une fantazie, et que ce n’est pas ce qu’il te semble. Apres, il faut que tu l’examines et approuves sur les regles que tu viens d’entendre, et singulierement sur cette cy Si cette imagination est chose de nostre puissance, ou non. Si elle n’y est pas, ayes toujours en la bouche ce mot Cela ne me touche point.

Chapitre II.
Quelles choses il faut desirer, et quelles il faut fuir.

Souvienne toy, que ce que te promet ton affectionné désir est de parvenir à ce que tu souhaites, et ce que te promet ta fuite est de ne tomber point en ce .que tu fuis. Celui donc qui ne parvient à ce qu’il desire, est malheureus, et celuy qui rencontre ce qu’il fuit ne l’est pas moins. Or si tu fuis, seulement les choses qui pe sont pas de la nature de ce qui est en ta puissance, tu ne tomberas en aucune chose que tu fuyes. Mais si tu fuis la maladie, ou la mort, ou la povreté, tu seras infortuné. Tu ne dois donc fuir les choses qui ne sont pas en nostre main, mais tu dois transporter ta crainte en celles qui ne sont du naturel de ce qui est en nostre pouvoir. Et quant au desir violent, il le faut du tout laisser, car si tu souhaites ce qui n’est pas en toi, tu te fais malheureus, et tu ne peus prestement resoudre s’il t’est honeste désirer ce qui est en ta puissance. Use donc du desir violent tout doucement et pesamment, et ainsi que par compte et mesure.

Chapitre III.
En quelle part nous devons prendre nos pertes.

N’oublie pas de prendre garde en toutes les choses qui te seront aggreables, profitables ou cheres, quelles elles sont, commançant par les moindres. Comme si tu aimes un pot de terre pense que c’est un pot de terre, car s’il se casse, tu ne t’en ennuieras point. Si tu aimes ton enfant, ou ta femme, pense que tu aimes un homme mortel, et quand l’un ou l’autre mourra, tu ne seras point troublé.

Chapitre IV.
Quelles considerations nous devons emploier en nos entreprises.
Quand tu es prest d’entreprendre quelque chose, considere quelle elle est. Si tu te vas baigner, mets toi devant les yeux tout ce qui se fait aus estuves par ceus qui jettent de l’eau à leur compagnon, par ceus qui s’entre poussent, qui s’entre injurient, et ceus qui derobent, et ainsi tu

feras plus commodement ce que tu voudras si tu as en l’esprit ces deus points aussi tost l’un que l’autre Je me veus laver, et garder cependant ma considération naturelle. Et ainsi en toute œuvre. Car s’il s’offre quelque incommodité aus baings, tu penseras aussitost cecy Je ne m’atendoi pas à cela seulement de me baigner, mais je vjouloi bien garder ma resolution accoustumée qui est reglée à la Nature des choses. Ce que je ne feroi pas, si je m’énnuioi de chose qui m’y fust survenue.

Chapitre V.
Les opinions de l’homme genereus doivent estre saines.

Ce ne sont pas les choses qui espouvantent les hommes, mais les opinions. Pour exemple la mort n’est pas terrible, car si elle l’estoit, elle auroit semblé telle à Socrate. Mais c’est l’opinion de la mortqui est effroyable, et rend la mort telle. Si doncques nous sommes empeschés, ou troublés, ou ennuies, n’en donnons blasme qu’à nous mesme, c’est à dire à nos apprehensions. L’homme indocte et indiscret a cela de propre qu’il blasme tousjours autre que soi. Celui qui est encores apprentif, se blasme soimesme mais le savant et bien averti n’accuse ni soymesme, ni autre quelconque.

Chapitre VI.
De ne se glorifier du merite d’autruy.

Garde toy de t’enorgueillir de l’excellence d’autruy si ton cheval se glorifioit pour estre beau, il seroit suportable. Mais quand tu te vantes et prens gloire en la beauté de ton cheval, considere que ceste beauté ou bonté est au cheval. Qu’as tu donc de propre ? L’usage des considerations. Et quand tu conformeras tes opinions à la nature, tu te pourras à bon droit glorifier, car ce sera pour une tienne vertu.

Chapitre VII.
Il faut penser que ceste vie n’est qu’un passage.

Tout ainsi qu’en une navigation la nef estant quelque fois à la coste, celui qui se met en terre pour prendre de l’eau ne le fait que comme en passant, non plus que celui qui s’amuse à amasser des coquilles de mer, ou des oignons sauvages et squilles : et faut ce pendant qu’il ait tousjours le cueur au navire, et qu’il escoute attentifvement quand le gouverneur l’appellera, et s’il l’appelle, il faut qu’il laisse toutes ces choses, afin qu’il ne soit lié et bille comme les brebis. De mesme est il bien loysible d’avoir durant ceste vie une femme ou un enfant, de la’ façon qu’on a en un voyage loisir d’amasser des coquillages et des herbes. Mais si le gouverneur appelle, il faut courir au vaisseau, et laisser tout cela sans y avoir regret. Et sur tout celuy qui est desjà vieil et caduc ne se doit aucunement eloigner de la barque, pour ne faire faute quand il sera appelle. Car ainsi comme ainsi, celui qui tirera son collier et ne voudra suivre volontiers, y sera trainé par force.

Chapitre VIII.
Les choses externes ne peuvent blecer la resolution de l’homme vertueus.

Ne desire point que ce qui se fait, se face comme tu veus, mais vueilles qu’il arrive ainsi qu’il arrive, et tu te rendras heureus. La maladie sert d’empeschement au corps, mais non pas à la resolution, si elle veut. La boiture fait empeschement à la cuisse, mais non pas à la resolution. Et faut estendre cette considération sur chacune chose qui surviendra et qu’on trouvera aporter ennui ou incommodité à quelque autre chose, mais non pas à nous.

Chapitre IX.
De quelles armes il faut user contre les passions et autres occurrences.

Pren conseil en toimesme, sur ce qui arrive ordinairement, quelle force et vertu tu as pour en bien user. Comme, s’il se présente une beauté d’homme ou de femme, les forces dont tu te dois défendre sont en la continence. Si un travail s’offre, tu trouveras la vigueur, si une injure, la patience et quand tu y seras accoustumé, les passions ne t’emporteront pas.

Chapitre VI.
En quelle part il faut prendre nos pertes, et de ne s’ennuier, si ce qui est hors de nous, nous vient à contrecueur.

Ne di jamais de rien de ce monde : J’ay perdu cela, mais : je l’ay rendu. Ton fils est il mort ? il a esté rendu. Ton champ t’a il esté osté ? il a aussi esté rendu. Mais celui qui te l’a osté est meschant. Que te chaut-il par qui celui qui te l’avoit donné l’a redemandé. Pour le temps qu’il te sera laissé, ayes en soing comme d’un depost, et comme les voyageurs ont de l’hostellerie. Si tu veus beaucoup faire pour toi, quite ces importunes considerations Si je mesprise mes affaires, je n’aurai pas dequoi m’entretenir. Si je ne chastie mon enfant, il sera mauvais garçon. Car il faut mieus endurer la faim, mais que ce soit sans ennuy et sans crainte, que vivre en abondance de biens avec un milier de troubles d’esprit. Il t’est plus désirable que ton fils soit mauvais que toy malheureus. Or sus, commance par les plus petites choses. As-tu perdu un peu d’huyle, ou un peu de vin, pense qu’autant te couste le repos et tranquillité de ton esprit, car nul bien se peut aqùerir pour rien. Si tu appelles ton fils, pense qu’il est bien possible qu’il ne l’entende pas, ou s’il l’entend, qu’il ne face rien de ce que tu veus. Mais sa condition ne doit estre si avantageuse que pour luy tu te rompes la teste.

Chapitre XI.
Il ne faut desirer gloire ni bruit parmi les hommes.

Si tu desires ton bien, souffre que l’on te juge, pour les choses qui sont hors de toi, simple et de peu d’avis, et au reste ne desire point estre estimé savant, et encores que les autres te pensent estre abile homme, ayes defiance de toymesme. Car il n’est pas aisé de se maintenir en sa resolution conforme à la nature, et aus choses externes ensemble. Mais il est tresnecessaire que celuy qui a grand soing de l’un oublie l’autre.

Chapitre XII.
De ne s’affectionner immoderement aus choses dont nous ne pouuons disposer.

Si tu veus que ta femme et tes enfans vivent à jamais, tu es fol, car tu veus que ce qui n’est pas en ta puissance, y soit, et que l’autruy soit tien. De mesme si tu veus que ton fils ne pèche jamais, tu es un fad, car tu ne veus que la mauvaiseté soit mauvaiseté, mais quelque autre chose. Mais si tu ne veus point faillir à ce à quoy ton appetit te convie, tu peus bien cela pratique donc ce que tu peus. Celuy là est seigneur de chasque chose qui a la puissance d’oster ou donner ce qu’il lui plaist, soit qu’on le vueille maintenir, soit qu’on le vueille perdre. Celuy donc qui veut estre libre ne doit rien vouloir ne fuir de ce qui est à autruy, autrement il est nécessaire qu’il soit serf.

Chapitre XIII.
La preuve du precedent par un exemple.

Apren qu’il te faut gouverner comme l’on fait en un banquet, auquel si quelque viande est mise pres de toy, estens modestement la main pour en prendre. Si la viande passe, ne la retien pas. Si elle n’est pas parvenue jusques à toy, n’estens pas ta gourmandise si loing, mais ayes patience qu’elle soit plus pres. Use de cette mesme façon vers tes enfans, vers ta femme, vers les estats, vers les richesses, et tu te rendras digne quelque fois de la table des Dieus. Mais si tu estois si sobre que de ne prendre point cela mesme qui te seroit presenté, et le mespriser, en ce cas tu ne seras pas seulement compagnon de la table des Dieus, mais de leur Empire. Et pour cette mesme raison Diogene et Heraclite et leurs semblables estoient vraiement divins, et tenus pour tels.

Chapitre XIV.
Ce ne sont pas les infortunes qui tourmentent, mais les opinions comme au
chapitre V.

Quand tu verras quelcun plorer et se douloir pour l’absence de son fils, ou pource qu’il aura despendu tout son bien, pren garde qu’une fantazie ne te transporte pour juger qu’il soit miserable, veu que c’est pour les choses qui sont hors de luy, mais resouls toy promptement que ce n’est pas la fortune qui le tourmente, mais c’est l’opinion qu’il en a. Tu ne dois pourtant laisser de communiquer avec luy de parolle seulement, et si besoing est gemir avecques luy, mais garde toi bien de gemir en cueur.

Chapitre XV.
De verser fidèlement en sa vocation.

Te souvienne que tu es joueur d’une farce telle qu’il plaist au maistre, courte s’il veut, et longue s’il veut qu’elle soit telle. S’il veut que tu joues le role d’un mendiant, si celui d’un boiteus, d’un Prince, ou d’une personne privée, fai le dextrement. Car c’est à toy à bien jouer ton personnage, et c’est à un autre à distribuer les roles.

Chapitre XVI.
De mespriser la perte des choses externes.

Si un corbeau a sinistrement crié, ne te laisses transporter à l’imagination, mais pren resolution à part toy, et dis Ce cry ne me peut rien signifier, mais peust estre sert de mauvais presage à mon pauvre corps, ou à ma meigre reputation, ou à mes petits biens, ou à mes enfans, ou à ma femme. Car quand à moy, toutes choses me sont de bon augure, et quelque chose qui puisse survenir, il est en ma puissance d’en tirer proffit.

Chapitre XVII.
De n’entreprendre rien outre ses forces.

Tu peus estre invincible, si tu n’entres en aucune lice pour combattre dont il ne soit en ta puissance de raporter la victoire. Gardé toi de te laisser si fort transporter à tes passions, que de reputer heureus celuy que tu verras excellent en honneur ou en credit. Car si la substance du bien est es choses qui sont en nous, ni l’envie, ni la jalouzie y peuvent prendre place Tu ne veus estre chef d’armée, ni tresorier, ni consul, mais libre. Et le mespris des choses qui ne sont en nostre arbitre est le seul moien pour aquerir liberté.

Chapitre XVIII.
L’on ne peut estre outragé, si on ne le pense estre.

Te souvienne aussi que celui qui injurie ou frape ne fait pas outrage, mais l’opinion que tu as conceuë de cestuy-là comme outrageant. Quand doncques quelcun t’irrite, saches que tu es irrité par l’opinion que tu as de l’estre. Pour cela, il faut dés le commancement s’efforcer de n’estre empoigné par les imaginations. Car si tu les peus par quelque temps tenir en bride, plus facilement te vaincras tu toymesme.

Chapitre XIX.
La meditation des choses tristes sert beaucoup.

Mets toy journellement devant les yeux la mort, le bannissement et toutes les choses qui semblent espouvantables, et surtout la mort, car tu ne "penseras à rien de bas, et ne t’affectionneras trop à chose quelconque.

Chapitre XX.
Les Philosophes sont mesprisés.

Si tu es studieus de la Philosophie, appareille toy quand et quand d’estre moqué, et d’estre blasmé de plusieurs qui, demanderont D’où nous vient tout à coup ce nouveau Philosophe, et d’où nous vient ce grave soucy ? Or quand à toy, n’ayes point de soucy, mais attache toy aus choses qui te semblent les meilleures, comme si Dieu t’avoit posé en cet esquadron, et pense que te fermant là, ceus qui se seront premierement moqués de toy, t’admireront apres. Mais si tu tournes le dos à leur babil, tu encourras double risée.

Chapitre XXI.
Comme il faut que le Philosophe se maintienne.

S’il t’est quelque fois avenu de t’estre tourné aus choses externes pour plaire à quelcun ; saches que tu as perdu ton ranc. Qu’il te suffise donc pour tout que tu es Philosophe. Si tu veus aussi sembler tel, que ce soit à toi mesmes, et il suffira.

Chapitre XXII.
Que l’on ne doit désirer les honneurs, ni les grandeurs, pour quelque bonne fin que ce soit.

Que ces considerations ne t’affligent Je vivray sans honneur, et ne seray rien estimé en lieu du monde. Car si n’avoir point d’honneur est mal, comme ce l’est, tu ne peus estre malheureus pour l’amour d’uq autre, non plus que deshoneste. Quoy ! est il en toy de jouir d’un Magistrat, ou d’estre convié aus banquets ? Rien moins. Est ce donc cela n’avoir point d’honneur ? Comment dis tu donc que tu ne seras rien prisé, et ne seras occupé en chose du monde, veu qu’il te faut estre seulement es choses quisont en toy, et esquelles tu peus estre plus dignement qu’ailleurs partout ? Mais quoy ? je ne serviray de rien à mes amys, dis tu. Que m’appelles tu ne servir de rien ? Ils n’auront point d’argent de toy. et tu ne les feras pas citoiens Romains. Qui est ce donc qui t’a dict que ces actions sont en nostre puissance, et qu’elles ne sont estrangeres ? Et qui est ce qui peut donner à autruy ce qu’il n’a pas ? Soies riche, disent ils, afin que nous en ressentions. Monstres moy le chemin comment je le peus estre gardant ma modestie, et ma foy, et ma magnanimité, et j’en seray bien content. Mais il est ainsi que vous trouvés bon que je perde les biens qui me sontpropres, pour me faire acquérir des biens qui ne sont vraiement biens, regardés que vous estes mal équitables et ingrats. Venés ça, aymés vous pas mieus un amy loyal et modeste que de l’argent ? Secourés moy donc en cela, et ne veillés point que je face les choses pour lesquelles je perdray ces vertus. Mais quoy ? disent ils, la patrie demourra sans secours au moins de ma part ? Quel secours me dites vous, est ce qu’elle n’aura point de porches ou d’estuves ? Car elle n’a pas des souliers des armuriers, ni des armes du cordonnier. Mais-il suffit si un chacun fait son mestier. Et que seroit ce si tu lui baillois quelque autre citoien fidele et modeste, ne seroit ce pas luy servir ? Il n’y a point de doute. Ainsy ne luy seras tu pas inutile. Quel ranc tiendray je donc en la ville ? Celuy que tu pourras te maintenant loial et honeste. Mais si luy voulant apporter quelque utilité tu perdois ces vertus, que luy vaudras tu, estant devenu infidele et eshonté ?

Chapitre XXIII.
Que ceus qui cerchent l’honneur, perdent leur liberté.
Si quelcun a esté appellé au banquet, ou embrassé et salüé, ou reçeu au conseil, et tu as esté laissé derriere. Et si ces choses sont bonnes, tu te dois resjouïr dequoy cet autre les a obtenues. Si elles sont mauvaises, tu ne dois estre marry dequoy elles ne te sont avenues. Mais te souvienne cependant que tu ne peus aquerir pareil avantage que les autres, si tu ne fais les choses pour lesquelles on peut aquerir ce qui est hors de nous. Comment doncques peut l’on estre traité aussi favorablement que ceus qui hantent ordinairement la porte de quelcun, si on ne la hante point, ou comme ceus qui conduisent et accompagnent ne faisant pas le mesme, ou comme ceus qui vantent et flatent les riches, ne faisant pas comme eus ? Tu es certainement insatiable et déraisonnable si tu veus avoir ces honneurs pour neant, et sans avoir offert le pris qu’ils coustent aus autres. Mais combien s’achètent les laitues ? Sept deniers, prenons le cas qu’elles valent autant. Si donc quelcun baillant sept deniers, reçoit des laitues, et toy qui ne bailles rien, ne reçois rien aussi, ne pense avoir moins que celuy qui en a prins. Car comme il a des laitues, aussi n’as tu point baillé ton argent. Ce fait porte tout ainsi. N’es tu point convié au banquet de

quelcun, tu n’as point aussi donné ce pourquoy le souper se vend le maistre le vend pour recevoir louange et service. Baille donc ce qu’il couste, si c’est ton profit d’en estre. Mais si tu veus recevoir la marchandise sans donner le pris, tu es encore un coup insatiable et fort lourd. Et quoy ? n’as-tu rien en recompense du souper ? Tu as cet avantage que tu n’as point flaté celuy que tu ne veus point flater, et n’as point enduré les insolences qui se font à sa porte.

Chapitre XXIV.
Il faut prendre mesme opinion de nos affaires que nous faisons de celles d’autruy.

La volonté reglée à la nature se peut estimer et considerer les choses dont nous ne nous ennuions point. Comme quand le valet de ton voysin a rompu un verre, tu dis promptement que cela arrive souvent. Saches donc qu’il faut que tu te portes, quand on casse le tien, comme quand on brise celuy d’autruy. Passe aus plus grandes choses. Le fils d’un autre meurt ou sa femme, il n’y a personne qui ne die cela estre du naturel de l’homme. Mais quand on a perdu son propre fils on s’escrie soudain : Ô que je suis misérable ! Or il se faloit resouvenir comment nous nous estions portés ayans entendu un pareil accident avenu à d’autres.

Chapitre XXV.
Qu’il ne faut rien entreprendre, sans penser à la consequence.

Comme on ne met pas un blanc contre une bute pour n’y viser ou fraper point, ainsi la nature du mal ne se fait pas au monde. Si quelcun donnoit ton corps à qui le demanderait, tu le porterais impatiemment, et n’as point de honte de donner ton ame au premier venu, de sorte qu’elle demeure troublée et confuse s’il t’injurie. Pour cela en quelque entreprise que tu faces considere ce qui va devant et ce qui suit. Puis commance hardiment. Si tu ne fais ainsi, tu te jetteras legerement en besoigne sans avoir pensé à la conséquence. Mais quand il se descouvrira quelque chose deshoneste et infame, tu mourras de honte.

Chapitre XXVI.
Les honneurs de ce monde coustent bien cher, et s’acquerent au prix de la liberté.

Veus tu avoir la victoire des combats olympiens ? En ma conscience aussi voudroy je bien. Car c’est une belle chose. Mais considère ce qui va devant, et ce qui suit, et cela fait commance ton œuvre. Il se faut bien composer, il faut user de viandes nécessaires, s’abstenir d’ouvrages de four, s’exercer, contraintement et à l’heure ordonnée, au chaud, et au froid, ne boire point d’eau froide, ni de vin, si besoin est. Et somme, s’abandonner au maistre, comme l’on feroit au médecin, et ainsi descendre en lice. Outre il faut endurer d’estre quelquefois blecé aus mains, de se desnouer un pied, avaler force poussiere, et telles fois d’estre bien fouaillé, et au bout avoir du pire, et rester vaincu. Tout cela bien examiné, si tu veus présente toy au combat. Si tu ne le fais, tu sembleras aus enfans, qui maintenant s’adonnent à la lutte, tantost à l’art gladiatoire, tantost à la trompette, ores à jouer des tragedies. Ainsi tu seras quelquefois athlète, quelquefois escrimeur, tantost harengueur, et tantost philosophe. Mais en tout ton esprit tu ne seras pourtant rien, fors un vray singe, imitant tout ce que tu verras, et approuvant ores une chose, ores l’autre, et changeras plus souvent d’opinion que de chemise. La raison est que tu n’as pas fait ton entreprise avec consideration ni inquisition, mais temerairement, et d’une fort legere convoitise. Tels hommes sont ceus là qui ayans veu un Philosophe, ou oyans que Socrate triomphe de bien dire (et qui est-ce qui saurait parler comme luy ?), veulent tout incontinent philosopher.

Chapitre XXVII.
De n’entreprendre rien par dessus sa portée, et d’estre constant en sa vocation.

Ô homme, considere premierement quelle est la chose, puis examine ta complexion, si tu peus porter la peine. Veus tu estre luiteur ou Pentathle, regarde tes bras, tes cuisses, et tes reins. Car quelques choses sont naturelle-ment propres à quelques uns. Penses tu que voulant estudier à cela, tu puisses manger de mesme que font ceus qui sont de cet art, boire de mesme, travailler de mesme, et vivre avec autant de malcontentement ? Il faut veiller, il faut travailler, se retirer de ses biens, estre mesprisé des enfans, et avoir moins d’avantage en toutes choses que les autres, en l’honneur, aus Estats, en justice, et en tout affaire. Cela te di je, considere bien, et si tu veus perdre pour cela le repos et tranquilité de ton esprit, et ta liberté ? Si tu ne veus faire cet eschange, outre tous ces maux là, tu ressembleras aus enfans, et seras tantost philosophe, tantost peager, et puis orateur, ou maistre d’hostel de Caesar. Tout cela ne s’accorde gueres. Il faut que tu sois un seul homme ou bon ou mauvais et faut que tu te commandes pour t’ordonner du tout aus choses intérieures, ou t’abandonner à celles de dehors, c’est à dire, il faut que tu tienes le ranc des philosophes ou du vulgaire.

Chapitre XXVIII.
Qu’il faut se maintenir vers un chacun selon sa qualité.

Les devoirs se mesurent communément par les qualités. As tu affaire à ton pere, il t’est commandé de.prendre soing de luy, et luy céder en toutes choses, et endurer qu’il t’injurie, ou qu’il te frape. Mais c’est un mauvais pere. Cela n’y fait rien car nature ne t’a pas par exprés attaché à un bon pere, mais à un pere. Mais mon frere m’est outrageus. Garde ton ranc en son endroit, et ne regarde pas à ce qu’il fait, mais comme se doit porter ta resolution te conformant à la nature. Car personne ne te peut outrager si tu veus mais tu seras lors outragé quand tu auras opinion de l’estre. Ainsi te prenant depuis ton voysin, jusques au bourgeois, et jusques au chef d’armée, tu entendras ton devoir si tu t’accoustumes à bien considérer les qualités.

Chapitre XXIX.
Comment il faut que l’homme de bien se porte au service de Dieu, et en sa religion.

Quand à la reverence qu’on doit à Dieu, saches que le principal est d’avoir tresbonne opinion de luy, comme qu’il gouverne et administre toutes choses tresbien et tres-egalement. Au reste crois le perfaitement, et luy obeis, et cede à tout ce qu’il fait, et le suis volontiers, comme estant ordonné d’un tresexcellent conseil. Si tu fais cela, tu ne te plaindras jamais de Dieu comme estant mesprisé. Autrement il n’est pas possible que tu faces ainsi, si tu ne te retires de ce qui est hors de nous, et si tu ne mets le bien et le mal aus choses qui sont en nostre puissance seulement. Mais si tu penses quelcune des choses externes estre bonne ou mauvaise, il ne se peut faire qu’estant frustré de ce que tu auras pourchassé, ou estant tombé en ce que tu fuis, tu ne t’en prenes à celuy qui est aucteur de tout. Car tous les animaux ont ce naturel, qu’ils fuyent et se gardent des choses qui leur semblent nuysibles et de leurs causes aussi, et au contraire ils admirent et pourchassent les profitables et leurs causes. Il est donc impossible que celuy qui pense estre blecé se rejouisse pour ce dequoy il cuide recevoir la bleceure, veu que le mal qu’il en reçoit luy deplaist. Qui fait que le fils injurie son pere quand il ne luy distribue ce qui luy semble bon ? Et cecy a rendu Polynice et Éteocle ennemys mortels, qu’ils ont tous deus jugé qu’il estoit bon de régner. Pour cela le laboureur accuse les Dieus, pour cela le marinier, pour cela le marchant, pour cela mesmes ceus qui ont perdu leurs femmes ou enfans. Car là ou est l’utilité, là est la piété. Parquoy celuy qui -a soing de désirer et fuir par raison, au temps qu’il fait ainsi peut estre religieus. Et au demeurant il faut que chacun face son service, offrande et sacrifice selon sa religion purement, soigneusement, et sans affeterie, et outre ni trop escharcement ni prodigalement et outre sa portée.

Chapitre XXX.
Le sage n’a que faire des devins, et comment il en faut user.
Quand tu t’adroisses aus Astrologues, te souvienne que tu ignores l’avenir. Toutefois, si tu es philosophe, tu le pouvois savoir dés que tu es parti pour aller à eus. Car si c’est des choses qui sont hors de nous, il faut par nécessité qu’il ne soit ni bon ni mauvais. Va donc chés le devin, vide d’affection désireuse, et de crainte : autrement tu trembleras en t’approchant de luy. Mais si tu te resouls que tout ce qui adviendra est indifferent et qu’il ne te touche en rien, tu en pourras ainsi user commodément et sans empeschement quelconque. Va donques hardiement aus Dieus comme conseillers, mais aiant receu le conseil, aies souvenance quels conseillers tu as employé, et à qui s’adroissera la désobéissance que tu pourras faire. Or il faut s’adresser au devin, suivant l’avis de Socrate, pour les choses desquelles la considération se doit raporter à l’événement et quand on ne peut prévoir ce qui s’offre par aucun moien, ni par raison, ni par artifice. Parquoy quand il te faudra hazarder pour ton amy ou pour ta patrie, ne vas point au devin puisqu’il te faut hazarder. Car si le devin te dit que les entrailles des bestes sont de mauvais présage, il est tout clair que la mort t’est signifiée, ou l’estropiement d’une cuysse, ou. l’exil. Mais la raison te rassurera qu’il se faut mettre en danger pour son amy ou pour son païs. Sois donques adonné, plus qu’aus autres, au tresgrand devin Apollon, qui jetta hors du temple celuy qui n’avoit secouru son amy lors qu’il avoit esté tué.
Chapitre XXXI.
La taciturnité est une bien grande vertu.

Ordonne toy une forme et regle que tu devras garder tant à part toy, que quand tu converseras parmi les hommes. Tai toy la pluspart du temps, ou dy choses necessaires, et en peu de mots et peu souvent. Et generalement di quelque chose quand l’occasion t’y convie, mais non pas à toute heure et de tout ce qui s’offre comme des escrimeurs à outrance, ni de la course des chevaus, ni des Athletes, ni des viandes, ni du breuvage. Et surtout ne parle point des hommes pour les blasmer, ou les louer, ou en faire comparaison.

Chapitre XXXII.

S’il t’est donc possible, et si tu es avec tes familiers, change le propos en un plus convenable. Si tu es parmi des estrangers, ne di rien du tout.

Chapitre XXXIII.

Que ton ris ne soit frequent, ni à tout propos, ni dissolu et excessif.

Chapitre XXXIV.

Fui le jurement en tout et partout s’il t’est possible ; sinon, jure pour choses veritables.

Chapitre XXXV.
De fuir les mauvaises compagnées.

Ne te trouve point aus banquets de l’estranger, ni du vulgaire. Si quelque fois l’occasion t’y convie, ferme toy et te tiens serré pour ne te formaliser à la façon du peuple. Car il faut que tu entendes que quand nostre compaignon est souillé et corrompu, il est impossible que nous ne nous en ressentions, conversans avecque luy, voire mesme quand nous serions sains et nets.

Chapitre XXXVI.

Use pour ta personne sobrement de ce qu’il luy faut, comme de vivres, de breuvage, d’accoustremens, de maison, de famille et serviteurs. Mais retranche tout ce qui peut tenir de la magnificence ou des delices.

Chapitre XXXVII.
De la compagnée des femmes et du mariage.

Il se faut contenir chastement, et fuir le plus qu’on pourra la compagnée des femmes jusques à ce qu’on soit, marié. Et quand on se veut lier, il s’y faut prendre legitimement et en lien permis. Ne sois pourtant aigre ni importun à ceus qui usent des femmes avant le mariage, et ne leur reproche à tout propos que tu es chaste.

Chapitre XXXVIII.
De la patience.

Si on te raporte que quelcun parle mal de toy, ne te mets pas à te purger de ce qu’il en dit, mais fai cette response Le causeur ne sçait pas tout ce que j’ay de pis, autrement il n’en diroit pas si peu.

Chapitre XXXIX.
Des jeus et spectacles publiques.

Il n’est beaucoup nécessaire de se trouver souvent aus spectacles publiques. Mais si tu y vas quelquefois par occasion ne pren soing de personne du monde que de toymesmes. C’est à dire, veilles que ce qui s’y fait, s’y face seulement, et que celuy qui doit vaincre soit viçtorieus. Ainsi ne seras tu point troublé. Au reste garde toy de t’escrier aucunement, ou de souzrire à quelcun, ou de t’esmouvoir beaucoup. Et quand tu te seras retiré, ne t’amuses gueres à disputer de ce qui y est arrivé, mesmement de ce qui ne te peut profiter ni instruire. Car tu ferois cognoistre que tu aurois eu le spectacle en admiration.

Chapitre XL.

Ne te trouve pas legerement avec ceus qui prononcent leurs harangues. Si tu y vas quelque fois, maintien ta gravité et constance, de sorte que tu n’ennuies personne.

Chapitre XLI.
Comme il se faut maintenir avec les grands.

Quand tu te dois trouver avecque les grands, propose toy comment s’y fust gouverné Socrate ou Zenon, et tu seras résolu comment tu t’y dois porter avec civilité.

Chapitre XLII.

Quand tu vas chés quelcun de ceus qui ont grande puissance et auctorité, propose toy que ou tu ne le trouveras pas à la maison, ou que tu attendras dehors et l’on te fera visage de bois, ou qu’il ne fera compte de toy.. Et si avec cela il faut que tu parles à luy, pren en patience tout ce qui t’arrivera, et ne di à part toy que la chose ne valoit la peine d’en tant endurer. Car ce seroit suivre la façon du vulgaire, et se transporter aus choses externes.

Chapitre XLIII.
La venterie est odieuse, et les propos deshonestes se doivent eviter.
Ne ramentoi souvent, et trop importunement en compagnée telles belles œuvres ou les dangers où tu t’es trouué. Car il n’est pas aggreable à tout le monde d’escouter ce qui t’est avenu, comme à toy de te ressouvenir des hazards dont tu es sorti. Garde toy aussi d’engendrer risée. Car c’est une façon qui te feroit aisément couler aus mœurs du vulgaire, et qui feroit aussi facilement quiter le respect que te portoit la compagnée. Il est bien dangereus aussi de se ruer en propos vilains et deshonestes et si cela arrivoit quelquefois, il faut que tu tances asprement celuy qui s’est si fort avancé, si cela se peut faire commodement. Sinon, monstre pour le moins qu’il te desplaist par une taciturnité et changement de couleur, voire par une contenance severe et sourcilleuse.

Chapitre XLIV.
Le moien de se retirer des voluptés.

S’il te prend quelque imagination de volupté, contré garde toy comme aus autres choses, pour ne te laisser empoigner. Mais emprains la chose en ton entendement, et prens terme de toy mesme. Outre te souvienne des deus saisons, de celle durant laquelle tu jouiras, et de celle qui t’aportera un repentir apres la jouissance, et alors tu te tanceras toy mesme. Et oppose à ce plaisir le moien par lequel t’estant contenu tu te pourras resjouir et prendre louange. Mais si tu es si pressé par l’occasion que tu sois sur le point de commancer l’oeuvre, garde toy que la douceur atraïante et le chatouilleus allechement ne te surmonte. Et oppose à cela le secret contentement que tu auras en ta conscience ayant obtenu une telle victoire.

Chapitre XLV.
De ne craindre le jugement des hommes en bienfaisant.

Quand tu auras prins resolution de faire quelque chose, et seras desja en besoigne, ne crain point d’estre veu, encores que ceus qui te verront en puissent concevoir diverses opinions. Car si tu fais mal, il ne le faut point du tout faire mais si tu fais bien, que crains tu ceus qui ne te peuvent qu’injustement reprendre ?

Chapitre XLVI.

Comme cette proposition disjonctive, ou il est jour, ou nuit, ha grand poix en façon disjonctive, et grand indignité et impropriété en contraire façon. Ainsi est-il indigne de ne garder en un banquet la communion requise. Si donc tu prens quelquefois ton repas avec un autre, garde toy de te prendre seulement à la dignité que peuvent avoir les vivres en l’endroit de ton corps, mais uses en pour le respect de ton esprit comme tu dois.

Chapitre XLVII.

Si tu prens un role à jouer par dessus tes forces et t’en aquittes deshonestement, tu as mis en arriere quelque chose de cela mesme que tu pouvois faire.

Chapitre XLVIII.

Comme tu te donnes garde en marchant de rencontrer un clou, ou de te tortre le pied, regarde aussi soigneusement que tu ne bleces ce qui commande en toy. Et si nous suivons cette regle en toute œuvre, nous entreprendrons en plus grande asseurance.

Chapitre XLIX.
Le traitement du corps.

Le corps doit servir à chacun de mesure en la portée de ses biens, comme le pied au soulier. Si tu te contiens en ces bornes tu garderas la médiocrité. Si tu passes outre tu te lanceras bon gré maugré comme en un precipice. Comme au soulier si on excede la qualité du pied, on fera un soulier doré, puis de pourpre, et à la fin en broderie. La raison est qu’il n’y a jamais de fin ni de borne depuis qu’on a une fois excédé la mesure.

Chapitre L.

Les femmes sont appellées par les hommes maistresses depuis qu’elles ont quatorze ans. Parquoy conoissans qu’elles n’ont aucun autre moien de les gagner que par le plaisir qu’elles leur donnent de leur compagnie et coucher, elles commancent à se parer et atifer et fondent le plus de leur mieus en cet ornement. Mais il sera bon de leur faire sentir que tandis qu’elles seront modestes, honteuses et sobres, on les honorera, et non autrement.

Chapitre LI.

C’est argument d’un lasche naturel, de s’amuser trop au traitement du corps, comme de s’exercer trop, manger trop, boire trop, estre trop souvent à la garde-robe, et. coucher trop souvent avec les femmes. Mais il faut faire ces choses comme en passant. Car il faut employer tout le soing et diligence au traitement de l’ame.

Chapitre LII.
L’homme de bien ne peut estre outragé.

Quand quelcun t’outrage de fait ou de parolle, pense qu’il le fait ou dit cuydant faire son devoir. Et n’est pas possible qu’il se formalise en cela à ton opinion, mais à la siene. Que si son opinion est mauvaise, il s’outrage soymesme en ce qu’il s’abuse. Car la verité enveloppée et couverte estant prinse pour mensonge n’est pourtant blecée, mais le sot qui s’y trompe. Parquoy encores que tu sois emeu pour ce qu’on dit de toy, tu te porteras gracieusement vers l’injurieus. Et respondras à chaque injure qu’il te dira, que ce qu’il dit luy semble estre vray.

Chapitre LIII.
Comment l’on ne peut estre outragé par son proche parent.

Toute chose a deus occasions, l’une par laquelle elle peut estre soufferte et endurée, l’autre par laquelle elle est importable. Si quelcun ha un frère injurieus, il ne le faut prendre ni considerer de cette part, car cette occasion ne se peut souffrir. Mais il le faut prendre d’un autre costé pour considerer qu’il est nostre frere et que nous avons esté nourris ensemble. Et ainsi nous le jugerons estre supportable.

Chapitre LIV.

Cette conséquence est fort mauvaise. Je suis plus riche que vous. Je suis donc plus homme de bien, je suis plus savant, je suis donc meilleur. Mais cecy est plus à propos. Je suis plus riche que vous, mon bien vaut donc plus que le vostre. Je suis plus eloquent, mon langage est donc meilleur. Mais quant à toy, tu n’es ni les biens, ni le langage.

Chapitre LV.
De ne juger personne legerement.

Quelcun se baigne il trop hastivement, ne di pas qu’il le fait mal, mais qu’il est hâtif. Quelcun boit il beaucoup, ne di pas qu’il fait mal, mais qu’il boit beaucoup. Car comment sçais tu qu’on fait mal devant que savoir l’intention ? Ainsi adviendra il que nous recevions les imaginatives appréhensions des autres, et que nous ne discordions de leurs opinions.

Chapitre LVI.
Il ne se faut amuser à bien dire, mais à bien faire.

Ne di pas partout que tu es philosophe, et ne dispute beaucoup des préceptes et règles parmi le vulgaire, mais pratique plus tost. Pour exemple, ne di pas en un banquet comme il faut manger, mais mange comme il faut, et te souvienne qu’ainsi de toutes parts Socrate s’estoit dépouillé de l’ostentation. Il venoit des philosophes vers luy qui vouloient estre en sa compagnie pour curiosité qu’ils avoient de l’ouir et deviser. Mais il les repoussoit. Et ainsi faloit il qu’il endurast estre mesprisé. Si donc il se met en avant quelque propos des préceptes, tay toy le plus souvent. Car il y auroit grand danger que tu ne vomisses sur le champ ce que tu n’aurois encore bien digéré. Et si quelcun te dit que tu ne sçais rien, si tu te sens piqué, pense que tu commances à philosopher. Fay comme les brebis qui ne monstrent pas au pasteur combien elles ont mangé d’herbes en les vomissant. Mais quand elles ont digéré la pasture elles lui rendent force lait et laine. Ainsi ne fait pas monstre parmi les rustiques des règles de philosophie, mais monstre les effaits des préceptes bien digérés.

Chapitre LVII.
Contre les hypocrites. De ne vouloir estre estimé sobre.

Si tu as le corps attenué d’abstinence, ne te flate pas toymesme pour cela, et si tu ne bois-que de l’eau, ne di pas à tout propos, je ne boi que de l’eau et si tu te veus exercer au travail, fai le en ton particulier et non pour estre veu des hommes. Ne va point embrasser les statues. Mais quand tu auras fort grand soif, avale un peu d’eau froide, et crache, et ne le di à personne.

Chapitre LVIII.

La coustume et façon de l’ignorant est, de n’atendre jamais de soy l’utilité ou la nuisance, ains des choses externes, mais le deportement et la coustume ordinaire du sage est de mettre en soy mesme le profit et le dommage.

Chapitre LIX.
À quoy chacun peut cognoistre s’il devient vertueus, ou non.

Voicy les tesmoignages de celuy qui proffite, il ne vitupere personne, il ne louë personne, il ne blasme aucun, il ne dit rien de soy mesme pour le faire croire estre abile homme, ou savant. Lors qu’il reçoit empeschement ou deffense, il s’en prend à soy mesme, et si quelcun le louë, il s’en rit en cœur, et si on le blasme, il n’en fait point d’excuse. Mais il se maintient comme celuy qui ne fait que sortir de maladie, craignant de remuer ce qui est déjà commencé à s’affermir, premier qu’avoir acquis une biensolide et asseurée santé. Outre il s’est despouillé de tout affectionné désir, il ne craint où fuit les choses qui sont de nature contraire à ce qui est en nostre puissance. Son pourchas n’est violent, il ne luy chaut si on le tient pour un sot, ou un ignorant, et pour le faire court, il se garde de soymesme comme d’un ennemy ou un espion.

Chapitre LX.
Il ne se faut amuser à louer les choses vertueuses, mais les executer.

Quand quelcun fait du bragard pour bien entendre et savoir esclarcir les livres de Chrysippe, di à par toy : Si Chrysippe n’eust escript oscurement, cetuicy n’auroit dequoy se glorifier. Et que veus je ? Je veus aprendre la nature et la suyvré. Je demande donc qui est cet interprete, et cet auditeur de Chrysippe ? Je m’en vai à luy. Je cherche donc ce glosateur, et jusques là je n’ay dequoy m’enorgueillir, et l’ayant rencontré il n’est plus question que d’enseignerhens, de regles et ordonnances. Et tout cela est beau et gentil, mais si je ne m’amuse qu’à amirer la déclaration que deviendray je autre chose que grammarien, au lieu que j’estoy philosophe. Je ne suis donc rien que grammarien, sinon qu’au lieu de commenter Homere, je le fai sur Chrysippe. Mais je doi bien faire autrement, car si quelcun me dit li nous Chrysippe, je doi rougir de honte si mes œuvres ne respondent et se conforment à ses sentences. Somme veus tu bien faire, voy ce qu’il te propose et t’y arreste et ferme ainsi qu’à des loix inviolables, comme si devois faillir contre la pieté faisant le contraire. Et au reste ne te chaille de ce que l’on en pourra dire, car cela ne te touche point.

Chapitre LXI.
La suite du propos precedent.

Jusques à quand attens tu à te rendre digne des meilleures choses : et à n’exceder en rien les bornes de la vertu ? Tu as receu les préceptes et enseignemens comme tu te dois composer, et t’es composé. Quel précepteur donques attens qui te rabille et censure ! Tu n’es plus enfant, mais homme perfait. Si tu es à ceste heure nonchalant et paresseus, et eloignes tousjours d’un demain à l’autre, bornant le temps de ton apprentissage, tu seras tout estonné que tu n’auras en rien avancé, mais demourras sot et beste tout le temps de ta vie, et mourras encor’ tel. Maintenant donc mets peine de vivre comme perfait et profitant tous les jours, et tien pour loy inviolable tout ce qui te semblera estre juste et bon. Et en quelconque chose qui se présente pénible ou gratieuse, honorable ou deshonneste, te souvienne que nous sommes au combat, et que les jeus Olympiens sont presens, et qu’il ne faut plus de delay ou remise. Et si nous refusons quelque-fois la lice, et perdons la bataille, nous maintenons ou perdons nostre avancement. En ceste façon Socrate fut consommé se présentant à toute occurrence, et ne s’arrestant à rien du monde qu’à la raison. Quand à toy, si tu n’es encore Socrate tu dois pourtant vivre comme desirant estre Socrate.

Chapitre LXII.

Le principal et nécessaire lieu de la philosophie est l’usage des regles et enseignemens, comme cestuicy, de ne mentir point. Le second, des démonstrations, comme qu’il ne faut point mentir. Le troisiesme est celuy qui tend à confirmer et prouver les préceptes. La démonstration est savoir et faire entendre la conséquence, et la contrariété de la vérité et du mensonge. Parquoy le troisieme lieu est nécessaire pour le second, le second pour le premier, mais le premier est le plus necessaire et sur lequel il se faut le plus fermer. Si faisons nous tout autrement. Car nous nous arrestons sur le troisiesme, et y employons nostre meilleure estude, mais nous mesprisons fort et ferme le premier, ainsi mentons nous bien souvent, mais nous avons cependant en la bouche les preuves et démonstrations de ce précepte et commandement, qu’il ne faut point mentir.

Chapitre LXIII.

Trois notables sentences que l’homme magnanime doit tousjours avoir devant les yeus.

Il faut avoir en la bouche ces sentences.

Guide moy, Jupiter, et toy ma destinée,
Selon que vous avés ma vie terminée.
Je suivray volontiers, car si je ne le veus
Je me feray raitif trainer par les cheveus.

Celuy est sage et sçait la volonté divine
À la nécessité qui bien prompt s’achemine.

Et pour la troisiesme : Ô Criton, si ces choses agréent aus Dieus, qu’elles se facent. Anyte et Melite me peuvent oster la vie, mais non pas ma réputation.


FIN DE LA DOCTRINE D’ÉPICTÈTE
TRADUITTE PAR ANDRÉ RIVAUDEAU