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La vie tragique de Geneviève/Partie 2/Chapitre 06

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La vie tragique de Geneviève
Calmann-Lévy (p. 160-174).


VI


Dans la mansarde, Geneviève termine sa cinquième chemise. Le sang aux joues elle se hâte pour avoir fini avant la nuit. Après le souper, elle se mettra à coudre la sixième et pourra aller le samedi rapporter son travail. Mais l’aiguille se fait indocile entre ses doigts énervés ; ses yeux fatigués voient mal. Il faut pourtant que les points soient petits ! Nénette, dans le fond de la pièce, joue avec un pantin de bois. Elle a perdu son teint jaune d’enfant mal soignée, mais les lignes bleues de ses veines transparaissent sous sa peau fine, trop blanche, de petit être élevé loin du soleil. Elle tient de grands discours à son pantin et le fait gesticuler vigoureusement si bien que l’élastique qui relie les bras, à bout d’efforts, se casse soudain et que les bras tombent sur le carreau avec un grand fracas. Un cri désolé s’échappe des lèvres de l’enfant qui court à sa mère, afin que son pouvoir guérisse la poupée disloquée.

Mais Geneviève n’a pas détourné les yeux de son ouvrage.

— Tu m’ennuies, va t’asseoir. Je n’ai pas le temps. Allons, laisse-moi !

Et son geste un peu rude, repousse le pantin que lui tendent les petites mains.

Nénette reçut le choc léger et son cœur en fut indigné. Ses larmes se changèrent en un désespoir dont la sonorité prouva à tout le moins, la résistance de ses poumons.

Depuis que petite mère coud avec tant de rage, les cris seuls d’ailleurs sont puissants pour la forcer à poser son aiguille et à déférer aux désirs de sa fille.

Mais Geneviève s’obstine, cette fois :

— Tais-toi, vilaine !

Nénette n’entend pas.

« Oh ! cette gamine ! » et la pauvre femme exaspérée se lève et donne à Nénette une grande tape.

Celle-ci s’arrête, stupéfaite. Puis elle devient rouge et ouvre une bouche immense d’où s’échappent de véritables hurlements.

— Ah ! Mon Dieu ! mon Dieu ! vas-tu te taire !

Et soudain, oublieuse de la clarté qui diminue, du pétrole qu’il faudra brûler, Geneviève a pris sa fille entre ses bras et la cajole.

Mais Nénette, qui en est encore à ses premières révoltes contre l’injustice ne s’apaise point ; Geneviève lève la main une seconde fois. Elle se retient pourtant. Une idée lui est venue, elle a ouvert sa porte et frappe à celle de son voisin.

Le père Morin est si bon ! Peut-être consentira-t-il à garder Nénette un moment ; juste le temps de finir le montage de cette odieuse chemise.

Ce ne fut pas le père Morin qui ouvrit et la confusion de Geneviève fut grande de se trouver en présence du jeune gainier qu’elle connaissait peu.

— Allons, la môme, tu pleures, dit Frédéric Morin avec un sourire qui alluma une lueur gaie dans ses yeux pâles. Vous l’ameniez au grand-père, pas vrai ? Eh bien, laissez-la moi. Je viens de rentrer. Nous sommes en « morte » aussi, et les journées finissent plus tôt. Grand-père est parti aux commissions et moi j’étudiais. Il indiqua un livre posé sur une chaise auprès de la fenêtre.

— Je vous demande pardon, balbutia Geneviève. Ma fille s’est mise à crier parce qu’elle a cassé son pantin et j’aurais voulu finir cette chemise avant la nuit.

— Eh bien ! je vais raccommoder le pantin ! Faut pas vous gêner, madame. Je la connais votre mioche, et vous aussi, je vous connais. Je vous ai vue l’autre jour quand vous sortiez du Petit Lyonnais. L’atelier donne dans la même cour.

— Vraiment ! Eh bien, il faut que je rende l’ouvrage demain.

— Dépêchez-vous, alors.

— Mais voyez, il est inutile que je vous dérange maintenant, Nénette ne pleure plus.

— Elle ne pleure plus parce qu’elle sait qu’elle va rester avec moi ; mais elle pleurera si vous la ramenez avec vous. Où est-il, ton pantin ?

Du doigt, Nénette indiqua quelque chose qui gisait sur le carreau de leur chambre.

— C’est cet objet ? Excusez.

Il entra et ramassa le joujou en morceaux.

— Eh bien, on va lui rendre ses bras ! Laissez donc, je sais ce que c’est. Ma mère aussi était confectionneuse. Elle s’était mise à travailler chez elle pour me garder à la mort du père, et j’ai reçu aussi quelques taloches qui ne m’étaient pas dues. Oh ! ce n’est pas pour vous faire de la peine !

— Merci beaucoup, monsieur, répondit Geneviève interdite, devant le sourire de ce petit homme mince, aux épaules un peu voûtées, comme s’il eût supporté trop jeune le poids accablant de la vie.

Et elle rentra chez elle tandis qu’il emmenait chez lui Nénette et le pantin.

Le lendemain à deux heures, Geneviève s’achemina vers le Petit Lyonnais, avec son paquet de chemises. Elle espérait retrouver de l’ouvrage chez Strohl le lundi suivant, et arriver à payer ainsi la location de sa machine et même le ressemelage de ses chaussures ! Ah ! ces chemises, il serait dur d’en reprendre de semblables pour le même prix ! Elles valaient bien trois francs pièce. Certes, si le travail reprenait, elle ne les ferait plus à moins. Il fallait être malheureuse pour les accepter à un franc cinquante ! Cependant par-dessus son inquiétude et sa fatigue, le sentiment de la bonté des Morin planait comme une douceur. Quand elle était revenue chercher Nénette elle l’avait trouvée riant aux éclats en face de Frédéric qui, non content d’avoir raccommodé le pantin, lui faisait exécuter des culbutes et des gestes de clown, et il avait eu pour Geneviève un regard si pitoyable que le tourbillonnement de la fatigue dans sa pauvre tête s’était apaisé un instant. Et ne voilà-t-il pas que le grand’père avait juré qu’elle ne sortirait pas sans avoir mangé la soupe avec eux. Elle s’était laissée retenir, et la soupe du père Morin lui avait donné le courage de reprendre l’aiguille jusqu’à minuit. C’était de bien braves gens ! Mais comme elle l’avait dit au vieux, c’eût été plutôt son office de faire la soupe pour eux que de rester tranquille sur une chaise à le regarder la préparer. Oui, cette heure-là lui avait été douce ! C’était la première halte qu’elle eût connue depuis son entrée dans la maison. Peut-être sa chance allait-elle tourner ?

D’un pas lassé, mais avec un peu de joie au fond de ses yeux meurtris, elle monta à l’atelier de lingerie. Anxieuse, devant le comptoir chargé de piles de linge blanc, elle déplia ses chemises. La première les examina sur toutes leurs coutures, puis laissa tomber :

— C’est bon ! Vous pouvez revenir lundi, on vous en donnera d’autres.

Elle détacha une feuille de son carnet à souche et la tendit à Geneviève.

Celle-ci s’armait de courage pour demander une augmentation lorsqu’elle jeta les yeux sur le papier qu’on venait de lui remettre.

Elle sentit son cœur s’arrêter. Ne venait-elle pas de lire :

6 chemises à 0,65 = 3 fr. 90

— Vous vous trompez, madame, s’écria-t-elle. C’est un franc cinquante par chemise !

— Un franc cinquante ! Faut pas vous gêner. Montrez-moi votre fiche ?

— Vous ne m’avez pas remis de fiche, madame.

La première feuilleta un autre carnet.

— En effet ; mais le prix convenu était de soixante-cinq centimes. Je n’ai jamais donné plus pour ces chemises.

— Soixante-cinq centimes ! Croyez-vous donc que j’aurais accepté ? J’aurais travaillé quatre jours pour gagner trois francs quatre-vingt-dix centimes. Non, tout de même !

— Si vous êtes lente, ce n’est pas ma faute. Et puis, c’est trois francs quatre-vingt-dix ou rien du tout.

Geneviève laissa échapper un cri d’épouvante. Elle regarda autour d’elle. Les manutentionnaires, les yeux baissés mesuraient des mètres de nansouk ou empilaient en hâte les chemises et les jupons. Elle ne rencontra que le regard noir et glacé de la première. Elle se sentit seule devant une force méchante, environnée d’aveugles et de sourdes-muettes.

Ses yeux se reportèrent sur l’impassible visage.

— Vous m’avez fait le prix d’un franc cinquante par chemise, articula-t-elle d’une voix rauque.

— Soixante-cinq centimes, répéta la voix sans timbre. Passez à la caisse.

Affolée, Geneviève froissa le chiffon de papier. L’instinct de résistance la tint debout, lui indiqua, à elle ignorante de tout droit, la voie à suivre.

— Je ne passerai pas à la caisse. Vous pouvez garder votre argent. Moi, je garde vos chemises.

— Hein ?

— Je ne vous les rendrai pas. Je les vendrai plutôt. J’ai faim, c’est vrai, mais pas encore assez pour travailler pour ce prix là !

Ivre de colère et de douleur, elle passa devant les employées stupéfaites de tant d’audace, inconsciente elle-même de la gravité de son acte. Cependant il lui sembla percevoir comme un murmure approbateur au moment où elle franchit la porte.

Lorsqu’elle arriva au bas de l’escalier, elle dut s’arrêter. La cour vacillait devant ses yeux. Elle n’entendait plus que les coups de son cœur affolé. Elle s’appuya contre la rampe et la réflexion lui revint.

« Mon Dieu ! qu’avait-elle fait ? Et la machine à payer ! Doit-elle remonter, courber la tête, tendre la main à ce salaire dérisoire ? Sa volonté fléchit. Hélas ! elle ne peut plus avoir d’orgueil. »

— Eh bien ! madame Geneviève, qu’avez-vous donc ?

C’est Morin qui est venu se laver les mains dans la cour, peut-être pour causer un moment avec sa voisine à la sortie de l’atelier, et qui ajoute, la voix changée : « On dirait que vous êtes malade ? »

Alors elle dit l’histoire atroce.

— C’est dix-sept sous par chemise qu’on veut me voler. Mais j’ai eu tort, je crois de refuser. Il me faut les trois francs de la machine ce soir. Je vais remonter, n’est-ce pas ?

— Vous allez vous en retourner chez vous avec vos chemises ; c’est une rude chance que vous ayez eu l’idée de les garder. Vous ne les vendrez pas, car elles ne sont pas à vous. Vous les garderez et demain vous irez aux prud’hommes pour obtenir justice.

— Les prud’hommes, qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est un tribunal pour les ouvriers et pour les ouvrières. On vous fera rendre votre dû, je vous l’affirme. Ne craignez rien ; vous avez fait exactement ce qu’il fallait faire ; vous n’avez qu’à continuer. Et quant aux trois francs de votre machine, ne vous tourmentez pas ; je gagne huit francs par jour et je vous avancerai ce qu’il-vous faudra. Vous me les rendrez si cela vous fait plaisir. Ah ! les gredins ! Oh ! c’est du sale monde ce Petit Lyonnais. Un tas de brigands qui exploitent la misère des femmes ! N’y remettez plus les pieds.

Les yeux fixés sur le visage de Morin, Geneviève renaissait à l’espoir.

— Oh ! monsieur Morin, comme vous êtes bon ! Tout à l’heure, c’était affreux, je me sentais toute seule, une proie pour ces méchantes gens !

— Pauvre femme, murmura-t-il, doucement, les yeux assombris. Allons, rentrez chez vous, et ce soir je vous expliquerai la marche à suivre.

Enfin, elle a un ami !


Effrayée, elle si pauvre et si menue, d’entrer en lutte avec des puissants, de se trouver prise dans un engrenage inconnu et qui peut-être la meurtrirait, Geneviève poussa le portail sévère du Tribunal de Commerce. Sous des voûtes. blanches et par des escaliers grandioses, elle chercha son chemin jusqu’à une petite porte au-dessus de laquelle elle lut « Secrétariat des prud’hommes ». Elle entra, et très timide, se tint un moment devant un fonctionnaire point rude qui lui posa des questions et lui fit remplir une feuille imprimée. Puis il lui demanda trois sous, pour le port de sa lettre, et lui assura que bientôt elle serait convoquée avec son patron pour une audience en conciliation. Elle sortit le cœur plus confiant et croisa sous les colonnes qui entourent une vaste cour quadrangulaire des hommes et des femmes qui allaient et venaient, ou conversaient entre eux avec animation. Ainsi, il y en avait d’autres qui, frustrés comme elle, venaient se plaindre et réclamer justice. « Oui, pensa-t-elle, il ne faut pas se laisser traiter en esclave : il faut se défendre. » Ce courage nouveau qui naissait en elle la souleva un moment au-dessus de sa misère, et, lorsqu’elle se trouva sur le quai, son cœur était moins lourd.

Le ciel brillait au-dessus du fleuve presque bleu qui baigne les tours séculaires où gémirent tant de captives ! Les trottoirs disparaissaient sous les plantes fleuries que les marchandes étaient venues offrir depuis le matin aux passants avides de fraîcheur et de parfum. Les yeux de la jeune femme, encore brûlants des longues veillées, se posèrent sur des bouquets d’azalées, roses comme un lever de soleil ! Mon Dieu, qu’elles étaient belles ces fleurs ! et qu’ils embaumaient les petits bouquets de violettes qu’une de ses sœurs de misère portait entre ses bras ! Et il y avait des gens qui jouissaient de ce beau spectacle tous les jours ! qui, au lieu de s’en aller hâtifs, par les rues étroites et populeuses, pouvaient flâner le long de ce quai merveilleux, boire l’air pur, et s’emplir les yeux de lumière ! Il y en avait d’autres qui achetaient ces plantes, épanouies comme un parterre, et qui les emportaient dans leurs demeures ! Ah ! oui, ceux-là devaient avoir de la joie à vivre ! Oh ! que le panier de la bouquetière était tentateur !

— Deux sous la violette, deux sous, fleurissez-vous mesdames !

Non, Geneviève n’a pas le droit d’avancer la main. Il lui faut se sauver dans sa mansarde, car dix corsages à cinq sous l’y attendent qui lui donneront, tout de même, de quoi soutenir quelques heures encore ses forces défaillantes et celles de sa fille ! Ah ! pourquoi aime-t-elle encore les jolies choses, les belles églises comme celle dont la flèche dorée s’élance sur le ciel, la musique, les fleurs ? Les fleurs suaves qui font oublier les affronts, les soucis, la faim !

Oh ! comme elle court maintenant… ses pieds la brûlent dans ses souliers mauvais : on dirait qu’elle a honte de tenir serré dans sa main l’humble bouquet fleuri au soleil lointain, dont le parfum monte à son cœur comme un espoir !