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La vie tragique de Geneviève/Partie 2/Chapitre 07

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La vie tragique de Geneviève
Calmann-Lévy (p. 175-195).


VII


Lorsque deux jours plus tard Geneviève comparut dans une petite salle en face de deux conseillers prud’hommes, elle se trouva pour la première fois en présence d’un monsieur, mis avec recherche, qui représentait son patron. Il affirma que les chemises ne valaient pas plus de treize sous de façon, mais les juges ne parurent point être de son avis, et devant son refus de payer à Geneviève le prix qu’elle réclamait, ils ordonnèrent une expertise et l’affaire fut renvoyée devant le Bureau général des Tissus, qui tient des audiences publiques chaque vendredi.

Au reçu de sa convocation, Geneviève s’empressa d’aller trouver Morin, et celui-ci qui devina sa crainte et son désir secret, lui offrit amicalement de l’accompagner.

— Emmenez aussi Nénette, lui conseilla-t-il. Moi je resterai naturellement dans l’auditoire lorsque viendra votre tour, mais vous vous avancerez devant le tribunal avec votre petite et sa présence remplacera la plaidoirie que vous ne sauriez prononcer. D’ailleurs, n’ayez pas peur : votre affaire est bonne.

Et dans le regard qui accompagna ces mots, plus encore que dans leur assurance, Geneviève puisa un regain de courage.

Une chose qui la tourmentait toujours, c’était l’état de ses chaussures. Elles étaient si laides, si éculées, avec des trous à la semelle, et des fentes sur les côtés ! C’était dur de s’en aller devant le monde avec des souliers pareils, qu’elle ne pouvait cacher sous sa jupe courte. Enfin puisqu’ils lui tenaient encore aux pieds, elle ne se décida pas à vendre la petite bague en turquoises (conservée au travers de tant d’épreuves), pour les remplacer. Si elle touchait les neuf francs qu’on lui devait, elle pourrait, pour quatre francs cinquante, acheter une paire de chaussures d’occasion à un marchand qu’elle avait remarqué aux abords du Palais de Justice. C’est égal, cela lui faisait un peu honte pour Morin qu’on le vît avec une camarade si misérablement chaussée ! Heureusement sa robe (un tailleur gris foncé) était passable encore, et quant à Nénette elle était jolie à croquer dans son petit manteau bleu : elle n’avait vraiment pas l’air d’un enfant de « pauvre ».

Bien que la route ne fût pas longue, Morin voulut qu’on prit l’autobus : Il y avait beau temps que Geneviève n’avait été gâtée ainsi ! La bonté de l’ouvrier lui rappelait bien plutôt celle de Marguerite que l’amour de Bernard. Auprès de lui, elle n’éprouvait nulle gêne. Jamais encore son regard n’avait fait baisser le sien. Assise à côté de lui, elle ne sentait pas son désir rôder autour de sa chair avertie et méfiante aujourd’hui. Non, il était avec elle comme un bon camarade et lorsqu’à la descente de l’omnibus il enleva Nénette dans ses bras, elle lui sourit avec une confiance émue.

La salle d’audience qu’ils gagnèrent après avoir traversé le péristyle était aux trois quarts pleine et ils eurent quelque difficulté à trouver de la place sur les bancs sans dossier qui faisaient face au tribunal. Il y avait des femmes, parmi les assistants, et Geneviève remarqua avec plaisir qu’à part une ou deux exceptions, elles étaient habillées aussi pauvrement qu’elle-même, aux souliers près sans doute ; mais on voyait surtout des hommes dont quelques-uns fort bien mis. Avec un battement de cœur elle reconnut le représentant de son patron, un jeune homme élégant et blond qui passait la main sur sa moustache d’un air ennuyé.

Au fond de la salle une estrade encore vide attendait les juges ; devant elle, un espace libre était réservé aux parties qui, tout à l’heure, viendraient plaider leur cause : Les conversations bourdonnaient et les carreaux des hautes fenêtres s’embuaient ; le représentant de la maison Verdier déboutonna son paletot à col de fourrure et soupira. Enfin l’appariteur annonça « Le Conseil ». L’Assemblée se leva et derrière la grande table verte les cinq juges prirent place dans leurs fauteuils. Leur aspect n’avait rien d’imposant, aucune robe rouge ou noire ne recouvrait leurs vêtements ordinaires et celui du milieu, le président, était même vêtu d’un complet marron qui ne sentait pas son grand tailleur.

— Vous avez de la chance, souffla Morin à l’oreille de Geneviève. C’est Briquet qui préside ! c’est un ouvrier et un bon ! à sa gauche celui-là avec le crâne chauve et la barbiche grise c’est un patron, le propriétaire du Pauvre Blaise. Le greffier commence l’appel des parties. Faites attention de répondre « présente » quand vous entendrez votre nom :

— Celui qui est assis en face du greffier, c’est le secrétaire, n’est-ce pas ? Je le reconnais C’est lui qui m’a fait avoir l’assistance judiciaire pour citer le Petit Lyonnais ici, par lettre recommandée. C’est quinze sous qu’il m’a économisé.

— Et que le Petit Lyonnais paiera tout-à-l’heure.

— Oh ! ça ne le gênera guère !

— Écoutez maintenant ; la séance commence. Bon Dieu ! qu’il fait chaud ! On n’ouvre pas la fenêtre parce que le Pauvre Blaise a peur de prendre un rhume.

Geneviève s’intéressa aux débats. La première affaire appelée fut celle d’une ouvrière qui, remerciée par son patron, réclamait un jour de paie, à titre d’indemnité. Le patron qui l’avait engagée depuis trois jours, prétendait l’avoir congédiée dans le délai légal, c’est-à-dire la veille, et ne lui rien devoir. Il parla d’un ton méprisant qui indisposa les juges. Mais l’ouvrière se défendit avec véhémence, elle prétendit avoir appris son congé au moment même de reprendre son travail le lendemain matin, et n’hésita pas, dans la chaleur de la contestation, à traiter le tailleur de menteur, ce qui lui valut des reproches du président. Néanmoins, celui-ci, après avoir consulté ses collègues, condamna le patron à payer non pas un jour de salaire comme le demandait l’ouvrière, mais deux. Il s’exécuta de mauvaise grâce en jetant son argent sur la barre et en murmurant des reproches contre le tribunal.

Vint ensuite le tour d’un jeune garçon coiffeur qui réclamait à son patron sa part d’étrennes, qu’il disait lui avoir été indûment retenue. L’affaire traîna en longueur et nécessita l’audition de deux témoins. Elle se termina à l’avantage du jeune garçon qui, étant mineur, avait comparu, accompagné de son oncle, un soldat à peine plus âgé que lui-même.

Enfin le nom de Geneviève Duval retentit dans la salle sonore et ce fut à son tour de s’avancer devant les juges, pâle d’émotion, avec son air doux et distingué dans ses pauvres habits. Dans sa main gauche, la petite main de Nénette serrait la sienne, et ce contact lui communiquait la force de soutenir son droit devant tous les puissants de la terre.

Un murmure de pitié courut dans l’auditoire avant même qu’elle eût parlé. Nénette étonnée ne disait rien, mais Geneviève regarda bien en face l’homme au paletot fourré qui se tenait à sa droite, la main sur la barre, dans une attitude hautaine.

D’une voix nette, elle exposa son grief. Elle dit qu’elle avait passé dix heures pour faire chaque chemise et que le salaire que lui offrait aujourd’hui la maison Verdier mettait son travail à six centimes et demi l’heure ; que déjà le prix de un franc cinquante constituait un salaire très bas qu’elle n’avait accepté que par misère.

Le président et ses collègues, sans excepter le Pauvre Blaise l’écoutèrent attentivement. Cependant le représentant de la maison Verdier répondit qu’il prétendait ne rien devoir à madame Duval, car aujourd’hui, il avait perdu la vente des chemises qu’elle avait gardées indûment par devers elle.

Des exclamations indignées, s’élevèrent de l’auditoire auxquelles le président imposa silence. Puis il résuma l’affaire, dit que madame Duval n’avait fait qu’user du droit de rétention prévu par la loi, et que le rapport de l’expert concluait que le salaire d’un franc cinquante par chemise, réclamé par la demanderesse comme ayant été accepté par elle, n’avait rien d’excessif.

Le représentant du Petit Lyonnais voulut répliquer ; mais la voix du président se fit plus sévère pour déclarer que l’opinion du Conseil était faite et qu’il allait rendre son arrêt. Il engagea un très court colloque avec ses collègues et la maison Verdier s’entendit condamner à payer à madame Geneviève Duval, la somme de neuf francs. « Vous pouvez régler le compte tout de suite », conseilla le président.

D’un geste rageur l’homme au col de fourrure tira son porte-monnaie et il aligna les pièces de monnaie une à une, comme si leur perte l’eût réellement privé d’une jouissance. Le sang lui montait aux joues et, de le voir si furieux, Geneviève sentit l’indignation la gagner, elle, qui depuis plusieurs jours traînait des loques à ses pieds et vivait de pain et de fromage.

— On a pourtant du mal à le gagner votre argent ! exclama-t-elle.

Une voix cria dans la salle : « Lorsque la loi sur le minimum de salaire sera votée on n’aura plus le droit de tuer les femmes en les faisant travailler à trois sous l’heure. »

— Trois sous ! C’est un sou qu’il voulait lui donner ! C’est pas des hommes, ça, c’est des vampires !

Le représentant se retourna cramoisi.

— Faites taire le public, cria-t-il au greffier.

— C’est moi qui préside ici, intervint le président. Exécutez-vous au plus vite.

— Vous appelez cela présider et rendre la justice ! Vous contraindrez les fabricants à fermer boutique, voilà tout !

— Si vous ne vous taisez pas, je vais vous faire expulser.

— À la porte, c’est ça crièrent des voix.

— Silence partout ! Huissier, appelez l’affaire suivante.

— Voilà vos neuf francs, et ne revenez jamais chez nous.

— Ça, y a pas de danger ! fit Geneviève en refermant sa main sur la monnaie d’argent qu’elle n’eût pu échanger contre la plus petite pièce d’or.

Calmée, elle rejoignit Morin qui l’attendait près de la porte, les pommettes rouges, les yeux contents.

— Allons, ça va bien ? interrogea-t-il affectueusement.

Oui, c’était bon de penser qu’elle pourrait cesser d’aller les pieds quasiment nus et que pour une fois, elle n’avait pas été la plus faible !

— C’est à vous que je dois ce bonheur-là, répondit-elle, ne sachant trop si elle parlait de la satisfaction d’avoir touché ce maigre salaire, ou du sentiment de fierté nouvelle qui ranimait son cœur.

— Venez, dit-il.

Et il passa son bras sous le sien tandis que les voisins s’écartaient avec des sourires qui, soudain, gênèrent la jeune femme.

Ils se retrouvèrent sous les colonnades où s’ouvrent les autres salles d’audience, et celles du secrétariat. Des groupes s’étaient formés à l’entrée des chambres où l’on discutait avec animation. Geneviève vit avec bienveillance ces lieux où elle venait de remporter la première victoire de sa vie ; une sorte de regret lui vint de les quitter si vite, et Morin qui devina ses sentiments, lui demanda en riant si elle voulait voir juger à la « Catégorie du Bâtiment », de l’autre côté de la cour.

— On n’est pas des rentiers pour prendre ainsi des loisirs ! répondit-elle, en secouant la tête, reprise par le souci du pain à gagner. Faut rentrer à votre atelier monsieur Morin, et moi, faut que j’aille me remettre à mes corsages.

— Bah ! on flânera bien un moment, mais si vous ne tenez pas à aller voir juger, on pourrait prendre le bateau jusqu’à Auteuil. Il fait beau comme un jour de printemps.

— Oh ! vous êtes trop aimable ; mais Nénette pourrait prendre froid, et puis j’ai trois corsages à finir ce soir.

— Eh ! bien, sortons d’abord ; nous verrons ensuite. Moi j’ai idée qu’on pourrait se payer un après-midi de congé et une petite ballade ensemble. Ce serait meilleur que de rentrer tout de suite à la maison. Mais que regardez-vous là-bas ?

Devenue horriblement pâle, Geneviève ne quittait plus des yeux un groupe d’hommes qui causaient, et, dans ce groupe, un solide gaillard adossé contre un pilier. Le paletot ouvert sur la cravate rouge, la cigarette à la lèvre, il pérorait avec autorité.

Elle n’entendit pas la question de Morin ; un cri lui échappa, cri de colère et de douleur :

— Ah ! misérable ; je te retrouve enfin ! Tiens, regarde ta fille !

Et hors d’elle, le visage convulsé par une émotion terrible, Geneviève poussa jusque devant Bernard, Nénette stupéfaite.

Les conversations s’étaient tues ; tous les regards se fixèrent sur l’homme, soudain pâle, sur la femme qui prononçait maintenant des paroles entrecoupées.

— Oui, ta fille ! Ah ! tu ne la connais pas ? Mais moi, tu me reconnais, dis ? Ah ! j’ai changé, bien sûr ; oui, j’en ai eu de la misère depuis que tu t’es lâchement sauvé. Eh bien ! me voilà à Paris, moi aussi ! Je t’y ai cherché assez longtemps d’abord. Mais je ne pensais guère à toi aujourd’hui ! Sais-tu pourquoi je suis ici ? Parce que je gagne le pain de ma fille, de ta fille, à faire des chemises à trois sous l’heure. Oui, ta fille, ta fille misérable !

Mais Bernard, un instant démonté sous ce flot d’invectives, fit face et, grossier, il lâcha :

— La paix ! On n’a jamais eu d’enfant ensemble, chanteuse !

— Chanteuse !

À ce moment le garde qui se tient à la porte du Secrétariat s’avança, et mit la main sur l’épaule de Geneviève.

— Allez-vous vous taire ? Ce n’est pas ici un lieu pour faire du scandale ! circulez.

Mais elle cria plus fort :

— Cet homme-là, c’est le père de mon enfant, et il nous laisse crever la faim toutes les deux !

— Le père ? C’est elle qui le dit. S’il fallait avoir un gosse avec toutes les femmes avec qui on a couché !

— Avec toutes les femmes avec qui… oh !

Elle recula sous l’insulte, cinglée par les ricanements que les hommes présents laissaient échapper, doucement emmenée par le garde. Mais comme elle allait franchir la lourde porte qui sépare la cour du grand vestibule, elle se ressaisit et cria :

— Puisqu’il y a des lois pour faire payer les voleurs, il n’y en a donc pas pour faire payer les hommes qui font des enfants qu’ils abandonnent ? Non, je ne m’en irai pas.

— Ah ! mais si. Vous vous disputerez dehors si vous voulez, mais il faut respecter le Tribunal.

Et d’une étreinte solide, le garde l’entraînait.

— Ma fille ! appela Geneviève.

Nénette restée seule comme un pauvre petit moineau au milieu de la foule, venait d’éclater en sanglots.

Morin qui restait les lèvres serrées, les yeux fixes, se baissa rapidement et l’emporta dans ses bras.

Bernard gouailla à demi voix…

— Eh bien ! le v’là le père, ce qui fit ricaner ses camarades.

Sous la voûte majestueuse du péristyle, Geneviève, affaissée sur un banc, pleurait lentement.

— Faut sortir, allez-vous-en, disait le garde de sa grosse voix pas méchante.

— Laissez-la se calmer un moment, intervint Morin.

Il était blanc comme la pierre et ses mains tremblaient. Geneviève releva la tête et demanda fiévreusement

Alors, il n’y a pas de loi ?

Le soldat eut un geste évasif.

Morin essayait de réfléchir. Il avait entendu dire qu’il y avait ou qu’il y aurait prochainement une loi en faveur de la recherche de la paternité ; mais il ne savait pas au juste si elle était votée.

— Avez-vous des preuves ? demanda-t-il à tout hasard ?

— J’ai vécu avec lui en province. Quand il m’a crue enceinte, il a filé. Oh ! et puis tenez, c’est pour la petite ! Ça m’a retourné de le rencontrer, vous comprenez ; mais je n’ai pas envie de le revoir. Je le déteste. Oh ! comme il m’a traitée, devant tous…

Elle enfouit dans ses mains son visage honteux.

— Ah ! pourquoi s’est-il trouvé là ! J’étais heureuse tout à l’heure, et voilà, toute la misère que j’endure m’est montée au cerveau à sa vue. C’est lui qui est la cause de tout, de tout !

Morin se taisait.

Un avocat qui passait du Tribunal de Commerce au Palais de Justice traversa le vestibule.

Le gainier l’aperçut, hésita, puis se dirigea vers le maître. Ce qu’il dit parut intéresser cet homme à la figure jeune encore, sillonnée de lignes qui accusaient l’effort constant de la pensée. Il s’avança vers Geneviève.

— Combien de temps avez-vous vécu avec le père de votre enfant demanda-t-il ?

— Six à sept semaines, monsieur.

— Hum ! ce serait trop peu pour établir Ia cohabitation notoire.

— Avez-vous des lettres de lui où il ferait allusion à vos rapports ?

— Non monsieur.

— Et votre petite fille a quel âge ?

— Deux ans et demi.

— Alors je crains bien qu’il n’y ait rien à faire pour vous, ma pauvre enfant, même si la loi passait demain avec les amendements proposés. Votre cas ne rentre pas dans ceux qu’elle a prévus. À tout hasard prenez ma carte, et, si vous aviez besoin d’un conseil ; venez me voir.

Puis se tournant vers Morin, il ajouta :

— Si vous pouviez connaître l’adresse de cet homme, je pourrais peut-être essayer de presser sur lui.

Geneviève se leva.

Sa colère était tombée. Il ne lui restait plus qu’un immense désir de fuir, de perdre le souvenir du misérable qui l’avait perdue, puis insultée.

— Allons-nous-en, dit-elle doucement. Oh ! si j’ai du travail, qu’il aille où il voudra. Je voudrais qu’il n’existât plus ! Tout est bien fini. Merci, monsieur.

Elle se dirigea vers la porte avec sa fille.

Morin restait immobile tandis que l’avocat s’éloignait à grandes enjambées. Elle leva sur l’ouvrier ses yeux bruns noyés de pleurs.

— C’est bien ennuyeux pour vous, toutes ces histoires ! Je vous demande pardon ; vous qui vous êtes dérangé pour moi !

Il eut un geste qui signifiait : mon ennui n’a pas d’importance, mais il sembla hésiter à la suivre. Il regardait l’autre porte.

Elle devina son intention !

— Oh ! non. Laissez-le. Allons-nous-en.

— À votre volonté, acquiesça-t-il après un temps.

Et ils sortirent ensemble.

Sur le pont ils marchèrent en silence, tenant chacun une main de Nénette.

Elle pensa « c’est l’autre qui devrait être là ». Elle le revit gouailleur, portant beau, adossé au pilier de l’air d’un maître, et elle revit aussi le sourire méchant qu’il avait eu pour l’insulter. Ah ! il était loin l’émoi tout sensuel qui l’avait jetée au bras de ce mâle. Qu’il était différent du sentiment fait de sécurité et de reconnaissance qu’elle éprouvait pour l’ouvrier au teint pâle, aux membres grêles qui cheminait à côté d’elle. Que pensait-il ? La méprisait-il ? Un grand besoin lui vint de se confier à lui, de lui ouvrir toute sa vie et tout son cœur. Lentement avec des paroles malhabiles, se remémorant, l’un après l’autre, les événements de sa vie d’orpheline et de servante, elle lui dit ses rêves d’enfant, son affection pour Marguerite, la fascination exercée par Bernard, la colère inexplicable de madame Varenne, son renvoi, ses premières luttes à Paris, la maladie de Nénette et la brusque résolution d’arracher sa fille à la mort qui faisait d’elle une ouvrière à domicile. Elle ajouta :

— La vie est bien dure, mais si je puis arriver à gagner notre pain, je garderai ma petite avec moi. J’ai trop souffert de n’avoir pas de famille. Bien sûr je ne me serais pas sauvée comme ça avec Bernard si j’avais eu une mère.

Après un temps, elle dit encore :

— Ce que je n’ai jamais pu comprendre par exemple, c’est pourquoi madame Varenne avait été si méchante.

Il hocha la tête, plus ému qu’il n’osait le laisser paraître. Cette Geneviève ne ressemblait pas aux autres femmes ! Il y avait un mystère en elle. Même aujourd’hui, dans ses souliers percés et sous la brûlure de honte qui empourprait ses joues, elle l’intimidait encore. Et cependant un allègement lui venait en l’écoutant. Non, ce n’était pas l’amour qui l’avait jetée contre Bernard tout à l’heure. Le cœur de Geneviève était aussi libre que sa vie, et il sentit sourdre en lui le besoin de consoler ces yeux meurtris, de faire sourire ces lèvres gonflées de pleurs, sous des baisers ! Il sut taire son désir naissant. Il ne pouvait pas la traiter comme une femme qui passe de l’un à l’autre. Au seuil de la maison il la quitta, mais leurs regards échangèrent une promesse de joie, qu’en silence ils serrèrent dans leurs cœurs pour les jours prochains de lutte et de misère.