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La vie tragique de Geneviève/Partie 3/Chapitre 07

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La vie tragique de Geneviève
Calmann-Lévy (p. 296-302).


VII


Lorsque Marguerite revint à l’hôpital le lendemain matin, elle trouva Geneviève qui gisait sur son lit, désespérée et sans paroles. Après un sommeil réparateur qui lui rendit la lucidité d’esprit, elle avait interrogé l’infirmière et lui avait arraché la vérité. Dans une crise de douleur, elle courut alors vers la fenêtre et il n’avait pas fallu la perdre de vue. Maintenant, elle demeurait morne, le regard fixe, insensible aux paroles de pitié et de tendresse que Marguerite lui prodiguait en pleurant, et son pauvre visage encore marqué des stigmates du poison, n’eût été les cillements des paupières rougies, eût semblé celui d’un cadavre en décomposition.

Non, jamais Marguerite n’eût imaginé la douleur d’un tel revoir. Lassée de tenir entre ses mains, chaudes de tendresse, les mains insensibles de la martyre, elle s’éloigna un instant de ce lit d’agonie, lorsqu’en se retournant elle surprit le regard de Geneviève qui la suivait. Elle courut à elle, couvrit de baisers ses joues marbrées, et saisit dans un souffle cette question :

— Pourquoi m’appelez-vous votre sœur ?

— Parce que tu es la fille de mon père. Ne te souviens-tu pas de son trouble quand tu lui dis l’histoire de la petite bague ? Il te reconnut alors, et, ensuite il vit le portrait de ta mère ; sans aucun doute il eût pris soin de toi dès lors si…

— Ah ! je me souviens… je comprends. Oui, votre mère me chassa.

Le regard vague se durcit. Geneviève revoit la scène cruelle, premier anneau de l’horrible drame qui l’a conduite sur ce lit.

Marguerite fit alors le récit de sa propre histoire. Elle évoqua la soirée où Varenne alla dans la neige chercher sa fille et revint seul ; elle dit son regret amer, sa mort et la mission qu’il lui légua de retrouver Geneviève.

— C’est l’excès de ton malheur qui seul nous a rapprochées ! Hélas ! Geneviève, peux-tu me dire à ton tour quelles circonstances affreuses t’amenèrent ici ?

Cette demande ramenait la pauvre femme à ses douleurs présentes. Une crise de sanglots la secoua. Cependant par phrases entrecoupées elle dit aussi son histoire tout entière, jusqu’à l’immolation suprême. Ah ! que lui importait ce que les heureux appellent déshonneur et pudeur !

Marguerite assistait, muette d’effroi, au spectacle de cette existence poursuivie par la malchance et le malheur jusqu’au moment où la mort apparut l’unique délivrance. Son cœur se déchira dans une révolte suprême contre la cruauté de la vie et d’une société où des êtres bons peuvent succomber ainsi sous les coups du destin. Lorsque Geneviève acheva son affreux récit par ces mots : « J’ai tué mes enfants, je suis une criminelle », la jeune fille étouffa ces paroles sous des baisers passionnés, expression du don absolu qu’elle fit alors d’elle-même à la sœur misérable dont elle pressait les os meurtris contre son corps robuste et beau.

« Je suis une criminelle » : ces mots résonnaient avec un son d’alarme aux oreilles de Marguerite, tandis qu’elle suivait le chef de service et les internes autour des lits des malades. Geneviève était-elle coupable devant la loi ? Était-elle passible d’une condamnation ?

La réponse à cette angoissante question ne tarda pas. On vint avertir le médecin en chef que le commissaire de police du quartier demandait à interroger Geneviève. Sur la réponse du chef, sa visite fut remise au lendemain.

Marguerite fut atterrée ! Elle n’avait pas prévu cette suite à l’aventure tragique où elle se trouvait mêlée. Elle vit Geneviève en prison, comparaissant en cour d’assises, condamnée peut-être ? Ainsi, la coupe des maux n’était pas pleine encore pour l’infortunée ; la justice humaine venait la saisir sur son lit d’agonie ?

La jeune fille rentra chez elle en proie à la plus violente émotion. Hélas ! la veille déjà elle avait eu avec sa mère une cruelle explication. Les lèvres de madame Varenne s’étaient amincies et la couperose effacée de ses joues, au récit de sa fille. Puis elle avait répondu :

— J’ai assez souffert à cause de cette créature. Je te prie, puisque tu es assez folle, assez dénaturée pour l’aimer, de ne plus jamais me reparler d’elle. Je considère toute allusion à son existence comme une injure que m’inflige ma propre fille.

Ce ne fut donc pas auprès de sa mère que Marguerite chercha un secours dans sa nouvelle angoisse. Après le déjeuner silencieux, elle suivit son frère dans sa chambre, car bien qu’ils se ressemblassent peu, l’amitié fraternelle subsistait entre eux.

Avec des mots brefs qui dissimulaient mal son émotion, elle dit l’essentiel des événements et ajouta :

— Je suis décidée à tout pour sauver Geneviève et pour lui assurer, si elle survit, le repos où peut-être elle trouvera l’oubli. Ne discute pas cette résolution. Dis-moi seulement ce que je puis faire pour assister aujourd’hui celle que je nomme ma sœur. Tu es étudiant en droit, tu dois savoir me guider.

Marcel haussa les épaules, et ses yeux clairs (si semblables à ceux de sa mère !) eurent un regard de pitié pour l’exaltation de Marguerite. Cependant, il jugea superflu de combattre sa volonté et répondit :

— Eh bien ! il faut d’abord procurer un avocat à Geneviève.

— Lequel ?

L’étudiant réfléchit un instant, puis il s’écria :

— Bonté divine ! tu ne vas pas pourtant : mêler notre nom, le nom de notre père à cette histoire ?

— Je ferai ce que ma conscience me dictera, le moment venu. Dois-je aller trouver… ?

Elle prononça le nom d’un maître célèbre.

Marcel sursauta.

— Ah ! pas lui ! Il ferait mettre l’affaire dans les journaux. Puisque tu veux absolument te mêler de tout cela, va trouver Valdier. C’est un type dans ton genre un peu fou ; mais honnête et qui ne cherche pas la réclame. Il se chargera volontiers de cette cause et fera presque certainement acquitter cette malheureuse.

— En attendant, devra-t-elle aller en prison ?

— Probablement. Bah ! elle n’y sera pas mal. La prison préventive ça n’est pas dur !

— Oui, elle y sera mieux nourrie, sans aucun doute, qu’elle ne le fut en travaillant chez elle dix-huit heures par jour ! Elle y sera seule aussi avec sa douleur et ses souvenirs… Merci. J’irai trouver Valdier ce soir.

— Demain matin plutôt. Les avocats sont souvent occupés au Palais jusqu’à la fin de l’après-midi.

— Encore une nuit d’angoisse, murmura-t-elle.

Timidement elle ajouta :

— On enterre les deux petites aujourd’hui. Viendras-tu ?

— Ah ! non par exemple !