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La vie tragique de Geneviève/Partie 3/Chapitre 06

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La vie tragique de Geneviève
Calmann-Lévy (p. 290-295).


VI


Un groupe d’étudiants et d’infirmières, revêtus de la blouse blanche professionnelle s’empressent autour d’un lit où git une femme inerte, à la face tuméfiée, couverte. d’horribles taches violettes. Un interne pratique sur elle la traction rythmée de la langue, noire et gonflée ; un autre lève et abaisse les bras inertes, tandis que des infirmières frictionnent activement ce corps encore souple et chaud.

Un peu à l’écart, les traits contractés par l’angoisse, Marguerite regarde ce spectacle. Elle examine cette face hideuse, tordue par l’asphyxie ; elle croit la reconnaître. Tout à l’heure, quand la nouvelle a couru par l’hôpital : « On apporte une femme qui vient de se suicider avec ses deux enfants », elle a été secouée d’un grand frisson de pitié ! mais qu’est-elle devenue quand, penchée sur la mourante, elle a retrouvé sous ces traits déformés, ceux de la sœur perdue. Elle doute encore. Cette pauvresse qui tenait entre ses bras le cadavre d’un petit enfant, est-ce bien Geneviève ? Son cœur lui crie oui ; avidement elle interroge ce front et cette bouche, mais voici les yeux qui s’ouvrent, les beaux yeux bruns ! ils promènent autour d’eux des regards égarés qui rencontrent le jeune visage que la détresse ni la maladie n’ont rendu méconnaissable, et soudain, une lueur de joie les éclaire. Les mains de la moribonde esquissent un geste d’appel, elle a reconnu Marguerite !

Un cri de douleur et d’amour lui répond, et devant ses camarades stupéfaits, l’étudiante saisit la pauvresse dans ses bras et réchauffe de ses baisers cette figure marbrée ! Geneviève ne comprend pas ; mais elle sent la chaleur des caresses, elle ne s’étonne pas d’entendre la voix inoubliée murmurer le doux mot de tendresse : « ma sœur ». Une douceur infinie la pénètre qui abolit encore le souvenir. Elle clôt les yeux et sur sa face apaisée, flotte le bonheur qu’elle n’a su nommer.

Ce calme ne dure pas, la voici la proie des forces brutales de la vie. Son maigre corps est soulevé par les hoquets. Marguerite a pris auprès d’elle la place de l’infirmière. Le chef qui devine un drame et voit la malade sauvée, s’éloigne avec sa suite, après avoir donné les instructions nécessaires, et les deux sœurs restent seules dans la petite salle isolée, tandis que les filles de service vont et viennent dans le couloir : Geneviève est retombée sur ses oreillers, anéantie ; rêve-t-elle ? Soudain, la conscience renait dans l’organisme purifié, elle se soulève sur sa couche et un cri déchirant s’échappe de ses lèvres : « Mes enfants ! »

La voix qu’elle aime la rassure : les enfants sont là, à côté ; d’autres internes les soignent, elles reposent. Que Geneviève soit calme, bientôt elle les reverra. Et Marguerite sourit pour cacher l’épouvante de son cœur. Elle ment bien, comme hier Geneviève mentait à son mari, par un effort d’amour. Car nul soin n’a pu rappeler à la vie les deux frêles créatures. Avant que la mère ne se réveillât, une infirmière les a emportées au fond du jardin, dans le dortoir funèbre qui touche à l’amphithéâtre !

Et bientôt, tandis que Geneviève confiante, repose un instant, c’est là que la jeune fille se dirige.

C’est une petite porte basse qui ouvre sur une vaste salle sombre. Des lits sont alignés le long des murailles, (ils sont une vingtaine), et sur chaque oreiller blanc se détache la tête d’un petit enfant mort, dont les lèvres bleues ne donneront plus un seul baiser, dont les bras roidis, allongés le long du corps dans la pose commode pour le cercueil ne se tendront jamais plus vers les bras maternels.

« Ses filles, ses filles », murmure Marguerite, le cœur broyé par une émotion qu’elle comprime depuis des heures. L’aînée, cette petite aux boucles brunes, aux traits boursouflés par l’horrible mort, mais qu’on devine amenuisés par la misère, n’a pas plus de cinq ans sans doute, quatre peut-être… et l’autre est un bébé encore. On voit qu’elle a pâti avant de mourir ! Elles ont lutté, les pauvrettes, contre l’asphyxie ; leurs yeux sont clos, mais la plus grande, avec sa bouche ouverte, garde un air d’épouvante. Quelle horrible histoire les a conduites ici ?

Les yeux de la jeune fille font le tour de la salle macabre et s’arrêtent sur les petits cadavres. Dans le silence, ils semblent se raconter des histoires effroyables. « Moi, dit l’un je suis mort d’urémie à six ans, mon père était alcoolique ; moi, la broncho-pneumonie m’a fauché en trois jours ; moi, je suis né couvert du mal qui m’a enlevé ; moi je n’ai jamais mangé à ma faim ; moi, j étais battu ; moi, mon père et ma mère m’avaient abandonné. » Demain, ils s’en iront tous couchés dans leurs boîtes légères, demain la salle sera pleine encore, car la moisson des petits enfants est grande !

Mais celles-ci qui furent élevées par une tendre mère, quelles misères accumulées les ont conduites en ce lieu ? Était-ce là que Marguerite devait les connaître, elle qui les aurait : aimées et sauvées ! Oh ! l’atroce ironie de la vie !

La jeune fille ne peut plus supporter ce silence qui, dans cet air alourdi, semble se peupler de soupirs. Elle ouvre la porte, elle se retrouve dans le jardin, mais si la fraîcheur de l’air chasse l’hallucination qui la prenait, entre les murs hideux, le fardeau qui est tombé sur son cœur y demeure pesant. Une révolte la saisit. Pourquoi a-t-elle été choisie pour cette heure expiatrice ? Pourquoi l’erreur d’un autre est-elle venue troubler sa vie ? Pourquoi Geneviève et elle sont-elles les victimes innocentes de la légèreté de leur père ? Oh ! Geneviève surtout ! Comment Marguerite peut-elle associer un instant leurs deux noms dans la rançon injuste qu’elles paient ?

Mais voilà qu’il va falloir quelle retourne auprès de la rescapée et que bientôt elle lui apprenne la vérité ! Ainsi, la malheureuse n’aura échappé à la mort que pour se trouver guettée à son réveil par une douleur sans nom ! Sa raison résistera-t-elle à ce coup nouveau ?