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La vie tragique de Geneviève/Partie 3/Chapitre 09

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La vie tragique de Geneviève
Calmann-Lévy (p. 310-325).


IX


La grande salle des Assises était presque vide encore quoique midi approchât. On ne remarquait dans l’enceinte réservée aucune femme qui fût venue exhiber une toilette sensationnelle au milieu d’un auditoire choisi. Si le public élégant des grandes affaires criminelles manquait, celui des procès révolutionnaires était également absent. Les militants du parti ne s’étaient pas plus dérangés que les mondaines ou les actrices. Quelques curieux, de futurs avocats, une demi-douzaine de femmes mises simplement, composaient tous les privilégiés munis des cartes présidentielles. De rares journalistes occupaient le banc de la presse ; quant au public debout, il ne s’écrasait pas non plus dans l’étroit espace qui lui est réservé.

Les journaux n’avaient point d’ailleurs annoncé le procès qui allait se dérouler ; la photographie de l’accusée n’avait pas illustré leurs premières pages, ni sa biographie exercé l’ingéniosité des reporters ; à peine quelques-uns avaient-ils mentionné en dix lignes hâtives le drame obscur qui la conduisait au banc d’infamie.

Pourquoi l’opinion se serait-elle occupée de sa personnalité effacée ? Elle n’était point une hystérique du mensonge ; elle n’avait séduit ni assassiné aucun homme politique ; une estime imméritée ne l’avait point entourée ; elle n’avait pas volé un pouvoir trompeur ; elle n’était pas une grande criminelle : elle n’était qu’une pauvre honnête femme qui avait essayé de nourrir ses enfants par son travail et qui, désespérée, avait tenté de les entraîner avec elle dans la mort. Son cas n’était pas intéressant.

À midi les trois juges, vêtus de rouge, firent leur entrée, suivis de l’avocat général drapé comme eux dans l’écarlate, et des simples jurés. Le Tribunal prit place sur l’estrade élevée au fond de la salle, ayant à sa droite le procureur et l’avocat à sa gauche. Les douze jurés s’assirent en face du banc où devait comparaître l’accusée. Plusieurs d’entre eux avaient dépassé la cinquantaine, et leurs cheveux grisonnaient autour de leurs fronts dépouillés. Ils avaient, pour la plupart, de bonnes figures placides, solennisées par la mission que la société leur avait dévolue. Un d’entre eux, serré dans une jaquette, avait un regard aigu d’observateur. C’était un homme de lettres que la curiosité du document vivant avait poussé à se faire inscrire sur la liste des citoyens appelés à juger leurs semblables. Le chef des jurés, le plus vieux, s’assit en haut du premier banc, tout près du siège du procureur.

— Gardes, introduisez l’accusée, prononça le président.

Et Geneviève parut entre deux gardes municipaux. Ses vêtements noirs faisaient paraître plus frêle encore sa frêle silhouette. Elle était pâle, non qu’elle éprouvât une émotion très forte d’être là, mais parce que le chagrin, après la misère, avait achevé d’épuiser son sang. Ses yeux bruns, au regard de velours où brillaient jadis l’ardent désir de vivre, avaient perdu leur éclat. Les larmes avaient brûlé leurs franges. Lorsqu’elle s’assit, elle sembla s’affaisser derrière la massive travée de chêne destinée à l’isoler de la société. En face d’elle étaient les hommes qui allaient prononcer sur son sort ; à sa droite, celui qui la défendrait et dont la parole de bonté l’avait secourue plusieurs fois durant ces semaines silencieuses, et là-bas, les juges rouges aux faces impassibles. Au demeurant, ils étaient vingt-neuf que la société mobilisait pour s’occuper aujourd’hui de sa chétive personne et dont ni la sévérité, ni la clémence, ne pouvaient plus rien pour alléger son cœur du poids effroyable qui le tuait.

Elle n’entendit point que le président l’invitait à se lever. Il fallut qu’un garde lui répétât l’injonction et la mît debout sans rudesse.

Et le supplice de l’interrogatoire public commença. Elle répondit aux premières questions. Hélas ! c’était toute sa vie misérable qui repassait devant ses yeux ; sa vie qu’il fallait bien évoquer devant les juges, mais dont le spectacle comme détaché d’elle-même lui fut intolérable. Et lorsque le président, apitoyé, arriva à la maladie de son mari, à ce prélude de son irrémédiable malheur, elle jeta vers lui un regard de bête traquée, si douloureux, qu’il atteignit le cœur de l’homme à travers la robe écarlate et fit hésiter la parole sur les lèvres rasées. Puis incapable de prononcer un mot de plus, elle ensevelit sa figure dans ses mains devenues trop blanches et trop fines, et sanglota.

Les stagiaires et les journalistes cessèrent de causer et dans l’auditoire un murmure de pitié courut.

On appela les témoins.

Vinrent d’abord ceux que citait l’accusation : la concierge, le commissaire de police appelé pour les constatations : l’interne de service qui tenta vainement de rappeler les deux fillettes à la vie et assura que l’asphyxie de la mère eût été fatale quelques minutes plus tard. Ils parlèrent brièvement, émus auprès de cette accusée dont on n’apercevait plus que le voile noir au-dessus des mains qu’elle tenait crispées sur sa figure.

Ce fut ensuite le tour des témoins appelés par la défense. La salle vit d’abord s’avancer une femme âgée à la mise décente et pauvre. Elle dit comment Geneviève arrivée dans la vieille maison du faubourg avec son unique enfant, avait tout de suite conquis l’estime et la sympathie de ses voisins par sa conduite irréprochable et son courage au travail.

— Ah ! elle l’aimait sa petite, jusqu’à coudre pour elle bien avant dans la nuit ! Elle avait de la peine à arriver alors ; mais comment plus tard, aurait-elle pu nourrir deux enfants avec son aiguille ? Faut savoir ce que ça coûte un enfant ! Moi qui vous parle, j’ai élevé une fille après que son père m’eut quittée avec une mauvaise femme. J’avais un bon métier où je suis habile ; celui de plumassière ; eh ! bien, voyez si j’ai l’air aujourd’hui d’une femme de cinquante-deux ans ? Ah ! nous en avons connu de la misère durant les semaines de morte-saison, et malgré tous mes efforts, je n’ai jamais pu donner à ma fille la bonne nourriture dont elle aurait eu besoin. Aujourd’hui, elle qui peut gagner cinq francs cinquante par jour toute l’année dans une grande maison de couture, elle est en traitement dans un sanatorium pour la tuberculose. Elle n’a jamais été assez nourrie pour devenir forte. Alors, que serions-nous devenues si j’avais eu deux enfants au lieu d’une ?… Mon Dieu, un jour de désespoir, j’aurais peut-être bien allumé un réchaud comme la malheureuse qui est ici.

— Il y a l’Assistance Publique, intervint le président.

— Bien sûr, il y a l’Assistance ; mais ne croyez-vous pas que ce soit dur d’abandonner ses enfants, de les donner à des étrangers et de n’avoir plus jamais de leurs nouvelles parce qu’on est trop pauvre pour les nourrir ? C’est des choses qui révoltent un cœur de mère ! Et puis la faim, faut savoir ce que c’est ! Ça tourne la tête. Il y en a qui descendent dans la rue ; il y en a qui se tuent. On ne sait plus bien comment raisonner quand on n’a plus rien dans l’estomac et qu’on entend les petits demander du pain qu’on n’a pas.

Geneviève n’était plus seule à pleurer.

La vieille femme vint s’asseoir au banc des témoins et la porte se rouvrit pour livrer passage à Marguerite.

— Vous jurez de dire la vérité, toute la vérité demanda le président.

— Je le jure, dit-elle, en levant la main droite.

— Parlez à messieurs les jurés.

Le visage pâle de la jeune fille se contracta. Une émotion intense étouffa ses premiers mots. Mais ayant, d’un grand effort, comprimé les battements de son cœur, elle dit :

— La femme que vous avez à juger et qui est accusée d’avoir tué ses enfants, est ma sœur. Nous ne sommes pas les filles de la même mère, mais nous sommes les filles du même père, car mon père n’avait pas reconnu sa première fille quand elle vint au monde. Il ne la retrouva que beaucoup d’années plus tard, à la suite de circonstances que je vais retracer.

Geneviève, chez qui le touchant plaidoyer de la vieille ouvrière, n’avait pas provoqué un geste, étendit les mains et murmura une faible protestation.

Marguerite, ne l’entendit point ou n’en fut pas ébranlée. Pour la seconde fois, elle fit le récit douloureux des événements qui amenèrent la découverte de la naissance de Geneviève et sa fuite à Paris. Elle dit encore les tentatives vaines qu’elle fit pour retrouver cette sœur délaissée et son épouvante en la reconnaissant. dans la misérable suicidée, amenée à l’hôpital. — Je sais, conclut-elle, qu’il n’existe aucune preuve légale du lien paternel qui m’attache à Geneviève. Il me suffit que l’affection spontanée qui nous réunit confirme la certitude qu’éprouva mon père. J’obéis donc à un devoir absolu en venant devant vous offrir à ma sœur toute la réparation que son père, qui était le mien, n’a pu lui donner ; je dis réparation, car si elle n’avait pas été une enfant délaissée, sans famille et sans métier, elle ne serait pas où elle est aujourd’hui. J’ai quitté pour elle ma mère ; j’ai loué un modeste appartement où nous habiterons ensemble. Si vous me la rendez, c’est là que, ce soir, je l’emmènerai ; elle y sera chez elle et je l’y entourerai de toute l’affection que lui devaient les êtres qui tour à tour l’ont abandonnée… et peut-être le souvenir de ses malheurs s’affaiblira-t-il peu à peu. Peut-être retrouvera-t-elle auprès de moi, sinon la joie, (je ne puis espérer un si grand miracle), du moins la paix du cœur. Messieurs, vous ne pouvez pas la condamner comme une criminelle, elle qui succomba sous la détresse ! Vous ne voudrez pas, en me l’arrachant, ne fût-ce que pour peu de temps, m’empêcher de remplir auprès d’elle une tâche sacrée !

Elle s’était animée en parlant, ayant laissé tomber toute timidité dans l’élan de sa prière et si elle s’était retournée, elle eût pu surprendre le regard pénétrant de Valdier fixé sur elle, avec une attention à la fois émerveillée et attendrie.

Le réquisitoire de l’avocat général fut bref. Tout en admettant les circonstances atténuantes, il demanda cependant une condamnation ; car, dit-il, « la société qui assure au besoin la vie des enfants, ne doit jamais sanctionner le droit de leur donner la mort ». Enfin Valdier se leva et Marguerite peut-être fut seule surprise de l’entendre commencer par ces mots :

— Messieurs de la Cour, messieurs les Jurés, ma tâche me semble en vérité facile, car la cause que j’ai le douloureux honneur de défendre, n’est-elle pas déjà gagnée par le récit poignant qui vient de faire vibrer dans vos cœurs les sentiments de justice et de pitié auxquels je devais faire appel ? Qu’ajouterai-je à ce témoignage d’une sœur privilégiée, qui vient vous demander de lui rendre une sœur brisée sous les injustices sociales accumulées ? La malheureuse femme que vous avez à juger, ou plutôt, en faveur de laquelle votre clémence va s’exercer, m’apparait, hélas ! comme l’incarnation vivante du malheur féminin. Enfant naturelle non reconnue, elle est vouée à la misère puis à l’anonymat des maisons d’orphelines ; elle grandit, privée de l’affection dont son cœur est avide. Par un hasard qui pourrait être une revanche du sort, elle entre en qualité de servante chez son père et là, sans que sa raison ait été avertie, son cœur discerne un mystère et s’attache d’un amour singulier et profondément naturel à sa jeune maîtresse, à sa sœur ! On vous a dit, messieurs, le drame qui s’est joué autour de cette reconnaissance. Je n’y saurais revenir, de crainte d’affaiblir l’impression que la simple et tragique vérité, vous a laissée. Égarée, chassée, victime de l’égoïsme paternel et de celui de l’épouse, Geneviève devient la victime de l’égoïsme de l’amant. Messieurs, vous savez que, bientôt, dans certains cas, malheureusement trop limités, celui-ci ne pourra plus se dérober aux devoirs de la paternité ; mais aujourd’hui la charge de l’enfant retombe encore sur la mère, sur celle qui déjà arrive avec peine à subsister seule et qui ne peut sans défaillir supporter ce fardeau de la maternité que la société se refuse encore à considérer comme une fonction sociale. Lorsque la loi sur la recherche de la paternité sera votée, lorsque la mère dans les cas où la loi restera inapplicable pourra véritablement avec l’aide de l’État élever ses enfants, au lieu de peiner quinze à seize heures durant, pour ne pas gagner leur nourriture, les tribunaux ne se réuniront plus pour juger des actes de désespoir, semblables à celui qui nous rassemble ; car les mères ne connaîtront plus l’horrible tentation de donner la mort à leurs petits, pour les soustraire à une vie misérable. Que la société qui, tout à l’heure, par la bouche de monsieur l’avocat général, invoquait, pour vous arracher une condamnation, même légère, le respect de la vie humaine, commence par respecter la vie du petit enfant en soustrayant sa mère à l’horrible alternative de vivre de prostitution, ou de mourir de faim en travaillant ! Car cette malheureuse femme, dans l’espoir illusoire de conserver un foyer à ses enfants, était venue grossir le nombre des ouvrières à domicile, ces parias de notre civilisation, pour le malheur desquelles semblent s’être associées la rapacité des fabricants et l’inconscience de la cliente. Contre ces forces coalisées, contre cette injustice atroce de la société qui ignore la mère pauvre, (à son détriment d’ailleurs, car elle laisse ainsi dévorer par la faim ou le désespoir, les êtres dont elle a besoin pour subsister), que pouvait cette malheureuse ? Elle a lutté, et je n’oserais dire à quels abîmes son abnégation est descendue, puis un soir, elle s’est avouée vaincue et elle s’est couchée pour mourir avec ses deux enfants ! Ah ! que la société qui, aujourd’hui, l’accuse d’un crime, n’était-elle là pour la sauver à l’heure où, de ses derniers sous, elle acheta le charbon qui devait les libérer toutes trois de la lente mort par la faim ?

Après quelques mots brefs sur l’arrivée à l’hôpital et le revoir des deux sœurs, l’avocat décrivit l’état actuel de Geneviève :

— Malgré les soins qui l’entourent, malgré la sécurité de l’avenir, malgré l’affection précieuse qu’elle a retrouvée, Geneviève est brisée. La souffrance morale et physique, le remords, semblent avoir épuisé sa capacité vitale. Au patronage où la clémence du juge d’instruction l’a confiée, pas un mot de reproche n’a pu être adressé à cette pauvre créature. Elle pleure, elle coud, elle pleure… Parfois, la visite quotidienne de sa sœur amène dans ses yeux une lueur qui s’éteint aussitôt. Si elle s’endort la nuit, un cauchemar horrible la réveille et l’on a pu craindre pour sa raison. Les promesses de l’avenir n’éveillent dans son cœur qu’un seul sentiment : l’amer regret du secours venu trop tard. On lui parle d’une coopérative de couture à laquelle elle pourra s’associer, en gagnant un bon salaire : ses yeux s’emplissent de douleur parce que maintenant, misère ou bien-être lui sont indifférents. Elle est plus désespérée, peut-être, que le jour où elle s’étendit à côté du réchaud fatal. Recouvrera-t-elle jamais, non pas même la joie, mais l’instinct de la vie ? Sourira-t-elle quelque jour à sa sœur dont l’incomparable dévouement s’attachera à cette œuvre de résurrection ? Nous n’oserons nier que ce miracle soit impossible. Vous le voyez, messieurs, je n’envisage même pas la possibilité pour les hommes de cœur que vous êtes, de briser par une condamnation aussi imméritée que cruelle, cette créature de tendresse et de courage, isolée jusqu’ici dans une détresse trop grande, en qui palpite encore une étincelle de vie qui peut se ranimer au souffle de l’amour. Ce ne sont pas les circonstances atténuantes que nous demandons de votre droiture, c’est l’acquittement de cette infortunée ; et cette mesure de clémence sera en même temps la première œuvre de justice que la société aura accomplie envers elle.

Après la question d’usage : « Accusée, avez-vous quelque chose à ajouter à votre défense ? » le jury se retira et revint après un quart d’heure de délibération avec le verdict attendu, que l’assistance salua d’applaudissements.