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La vie tragique de Geneviève/Partie 3/Chapitre 10

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La vie tragique de Geneviève
Calmann-Lévy (p. 326-337).


X


Le soleil de juin avait reparu une fois encore et pénétrait dans la pièce où Geneviève cousait à la fenêtre ouverte. Elle s’y trouvait seule à côté de la table de travail qui attendait Marguerite, sortie pour suivre un cours. Le triste visage avait vieilli de dix années et l’auréole blonde des cheveux était aujourd’hui striée de longues raies blanches, auxquelles nul soleil ne rendrait l’éclat de la vie. Geneviève travaillait à une chemise de fin linon qu’elle devait rapporter le lendemain à la coopérative de couture dont elle faisait aujourd’hui partie. Ses yeux, attachés sur leur ouvrage, étaient sans larmes, mais ils restaient ternis de toutes celles qu’ils avaient versées, et une expression de lassitude infinie étendait son voile sur leurs regards. Des sillons profonds s’étaient creusés aux commissures des lèvres qui, en la seule présence de Marguerite, se forçaient parfois à sourire.

Cependant, Geneviève posa son travail. Elle venait de se rappeler que sa sœur l’avait chargée d’une commission, et elle s’apprêta pour aller dans une grande maison de nouveautés acheter le coupon de soie nécessaire à la blouse qu’elle devait coudre le lendemain pour Marguerite.

À cette époque de changement de saison, la foule affluait dans le magasin, foule composée de mondaines et de petites bourgeoises, les unes vêtues avec élégance, les autres d’étoffes sans valeur, arrangées avec goût, toutes en quête de « l’occasion », de l’article avantageux, flatteur pour leur vanité.

Geneviève passa devant des écharpes de dentelle et de gaze que les clientes frôlaient d’une caresse, comme pour éprouver un instant le plaisir de leur possession. À côté, le comptoir des fleurs brillait comme un jardin où les pétales diaprés s’offraient aux mains impatientes ; des monceaux de myosotis et de boutons d’or communs, attiraient aussi de nombreuses convoitises. À l’aspect de ce parterre artificiel, la jeune femme revit soudain la loge où sa concierge veillait pour fabriquer ces grappes par centaines et gagner quelques sous ! Elle songea à Rose qui, habile ouvrière, passait les nuits pour assembler les pétales des roses et menait une existence précaire ! Là où les acheteuses empressées n’apercevaient que des guirlandes et des bouquets, faits d’une soie plus ou moins fine, elle eut la vision de toutes les ouvrières fleuristes de Paris dont la saison de travail est si courte qu’elle leur permet rarement de manger à leur faim ! Elle soupira : mais voici qu’un intérêt qu’elle n’avait point prévu attirait maintenant ses regards vers les comptoirs où se débitaient, dans cet immense champ de foire, les articles les plus divers pour satisfaire aux besoins de la coquetterie féminine. Des mouchoirs brodés pendaient comme grappes au-dessus de casiers où d’autres, plus ordinaires, avaient été symétriquement rangés. Elle en avisa un dont les bords étaient festonnés et qui s’ornait d’une jolie initiale. Il ne coûtait que soixante-quinze centimes. Elle essaya de calculer le temps nécessaire à sa confection, ainsi que le prix de la toile, mais elle était peu experte en travaux de broderie et elle renonça à une évaluation qui la déconcertait.

Elle monta au premier étage où un étalage de chemisettes l’arrêta un instant. Elles étaient fines et légères, et pour la plupart, ornées de jours et de broderies. Il y en avait à tous les prix. Geneviève en examina longuement une, marquée trois francs quatre-vingt-dix, et qui était attrayante avec ses écussons brodés à la main, entourés de dentelle. Certes, la matière en était commune et son œil d’ouvrière reconnaissait les points coulés, le travail à la « va-vite » ; comment cependant, le fabricant avait il pu rétribuer la confectionneuse et la brodeuse, et prélever sa part avant de vendre au grand magasin cet article qui, s’il ne rapportait point un gros bénéfice, servait cependant à couvrir les frais généraux ? Comment ? Ah ! elle aurait pu donner la réponse !… Quant aux belles chemisettes de linon fin, incrusté de dentelles de prix, elle doutait que les mains lointaines qui les avaient cousues eussent reçu le salaire de leur travail. Le cœur serré elle évoqua le quartier de la confection ; les rues que si souvent elle avait traversées, chargée d’un lourd paquet qui représentait un si faible profit ! Dans une des dernières maisons où elle s’était adressée, une femme, aux mains chargées de bagues, distribuait aux ouvrières des jupons à six sous. Elle revit les faces aveulies des malheureuses qui attendaient l’ouvrage comme une faveur, et n’osaient exprimer les plaintes qu’elles laissaient échapper dans la rue, en s’en retournant vers les taudis où elles coudraient, avec des mains enfiévrées et parfois auprès d’un malade, les effets qui vêtiraient ensuite les femmes et les petits enfants. L’étendue d’un mal dont elle n’avait, jusqu’ici, éprouvé que des blessures personnelles, la frappa tout à coup. Son destin avait été tragique entre tous ; il n’était pas extraordinaire : combien d’autres que l’acharnement des circonstances mauvaises n’acculaient pas au suicide, ne mangeaient jamais à leur faim, ne respiraient jamais un air pur, ne mettaient au monde que des enfants chétifs, destinés à la mort ou au vice précoce ! Est-ce que vraiment, il était nécessaire pour que les femmes de France fussent élégantes ou simplement habillées avec grâce, qu’une armée de misérables s’exténuât pour un salaire de famine ? Non, cela ne devait pas être. Et pour la première fois, dans ce décor de vanités, elle prit conscience que la cruauté de son sort se reliait à la plus profonde injustice de la vie, et sa souffrance personnelle se perdit un moment dans le sentiment de toutes les souffrances semblables.

Elle allait maintenant dans les halls immenses où miroitaient les velours et les soies, où les mousselines, aux teintes changeantes traînaient dans l’air saturé de parfums comme des nuages colorés par le soleil couchant. Et parmi la foule affairée, elle se laissait aller aux pensées qui l’entraînaient, sans qu’elle le comprît encore, vers une aube nouvelle.

Elle s’arrêta au rayon des soieries exotiques où elle avait à faire l’achat pour lequel elle était venue.

Avec le soin qu’elle apportait encore à toutes choses alors surtout qu’il s’agissait de sa sœur, elle examina les étoffes, compara les prix. Au milieu des pièces au mètre, sur le comptoir même, on avait placé un mannequin habillé d’une jupe de tissu semblable. Deux jeunes acheteuses, occupées aussi à choisir des shantungs, examinèrent la jupe confectionnée, et regardèrent l’étiquette qui pendait à sa ceinture. L’une d’elles, après avoir réfléchi, dit tout haut : « Je vais acheter la jupe toute faite : la qualité de l’étoffe est presque la même que celle de la pièce et je gagnerai la façon. Faire faire la jupe par ma couturière me reviendrait plus cher. »

Geneviève leva les yeux vers l’acheteuse : une femme gracieuse et jeune encore, qui ne se doutait pas qu’elle venait de prononcer des paroles qui eussent dû lui ouvrir un univers. Sa figure gentille ne trahissait que l’attention d’une femme économe ; nulle dureté, nulle angoisse non plus sur ses traits auréolés de bouclettes sous un large chapeau.

Un mot d’explication faillit échapper à Geneviève ; mais elle avait trop l’habitude du silence pour le prononcer. Cependant une idée la frappa avec une force singulière : « Si elle savait, si elle connaissait la rançon de cette jupe avantageuse et par qui elle fut payée, raisonnerait-elle ainsi ? Et si, non seulement cette femme, mais si toutes celles qui se pressent devant les fleurs à bon marché et qui s’arrachent les chemisettes-réclame, savaient le prix des occasions à l’affût desquelles elles se tiennent, leur cœur, ne se révolterait-il point ? leur conscience ne parlerait-elle pas plus haut que leur coquetterie, que leur souci d’économie ? Ou plutôt que leur désir d’avoir le meilleur au meilleur marché, sans se demander si le meilleur marché a pu être obtenu par des conditions de travail humaines ? »

Elle pensa à l’association de couture où elle avait été accueillie et qui voyait venir à elle une clientèle de choix, mais combien ce magasin paraissait lilliputien à côté des colosses qui vivaient sans s’inquiéter de dévorer les forces de l’ouvrière ? Oh ! parler à ces femmes, à ces clientes, éclairer leur jugement, convaincre leur cœur !

Elle sortit d’un pas rapide. Pour la première fois, elle avait dans l’esprit une autre pensée que le souvenir de ses fillettes asphyxiées, un désir qui ne fût pas un désir de mort.


Lorsque Geneviève rentra, elle trouva Marguerite en train de causer dans leur petit salon avec Raymond Valdier qui continuait à fréquenter les deux sœurs. Tous deux furent surpris de l’expression nouvelle répandue sur son visage, et comme Marguerite la remerciait de la peine qu’elle venait de prendre, Geneviève lui répondit :

— C’est bien plutôt à moi de te dire merci car je viens de recevoir une impression si étrange et si forte que j’en suis encore ébranlée.

Et lentement, elle se mit à conter ce qu’elle venait de voir et d’éprouver, et à travers son récit, ceux qui l’écoutaient, devinèrent un inconscient désir de lutte, un vœu non formulé.

Trop émue pour parler, Marguerite se leva et s’agenouillant devant l’ouvrière dont un de ses bras enserrait la taille, elle baisa sa main nue…

— Que fais-tu ? s’écria Geneviève.

— Votre sœur salue votre résurrection, dit la voix profonde de Raymond Valdier. Vous venez d’entendre l’appel qui seul pouvait vous arracher à votre douleur ! La plus grande tendresse devait être impuissante à ressusciter en vous le désir de vivre : il fallait qu’il jaillit des profondeurs de votre cœur, ému de pitié pour d’autres ! Vous avez raison, madame, il faut une voix pour dire aux femmes les souffrances des autres femmes, pour les troubler dans leur quiétude égoïste, pour éveiller leur cœur ! Des voix qui savent ont parlé déjà ; mais la voix des opprimées n’a pu encore s’élever. J’ai toujours pensé que vous recouvreriez seulement la force de vivre le jour où la révélation vous serait apportée du service que vous pouvez rendre à celles que brise un travail accablant. À celles qui jouissent, vous direz les maux des travailleuses de l’aiguille ; à celles qui souffrent vous parlerez d’entente et d’association pour la lutte qui les affranchira. Vous serez écoutée des unes et des autres, parce que tout ce que vous direz, vous l’aurez souffert et vécu !

Geneviève leva les yeux sur l’avocat.

— Je ne vous comprends guère. À qui parlerai-je et qui m’écoutera ? Je suis trop faible pour ce que vous semblez attendre de moi. Je ne comprends rien moi-même à mon émotion !

— C’est l’appel de la vie, l’appel de toutes celles qui ont besoin de toi, dit Marguerite d’une voix basse et tendre !

— La vie ?… murmura Geneviève qui d’un geste lamentable laissa retomber sa tête sur l’épaule de sa sœur. Qu’avait été la vie pour elle, sinon une route d’agonie ?

Marguerite tourna les yeux vers leur ami. Le regard de Valdier chargé d’une vie intense couvrait leur couple enlacé avec un intérêt passionné. Il prit la main libre de la jeune fille et très doucement la baisa. Elle rougit un peu et retirant sa main, caressa les cheveux blanchis de Geneviève.

Au bout d’un moment, celle-ci releva ses paupières lasses, et pour la première fois depuis l’instant tragique de leur reconnaissance, Marguerite vit dans les beaux yeux, voilés d’une inguérissable peine, passer une lueur d’espoir !


FIN







286-12. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 4-12.