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La vierge d’ivoire/04

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 12-16).

IV

RÉSURRECTION


Les mercredis et les samedis, le docteur Rouleau, de la rue Saint-Denis, un des meilleurs médecins du temps, venait faire sa visite au malade de la rue Notre-Dame.

Le lendemain de ce jour, dans la matinée, avant de se rendre à ses fonctions quotidiennes de l’Hôpital Notre-Dame, dont il était l’un des médecins les plus réputés, le docteur monta chez le paralytique.

Ce matin-là, le jeune homme s’était réveillé très reposé. C’était l’unique nuit qu’il avait passée depuis très longtemps. Il sentait dans tous ses membres une vigueur inconnue. Son teint n’avait plus sa couleur de cendre, ses yeux avaient perdu leur fixité d’agonisant, et le jeune homme, très souriant, parlait à qui voulait l’écouter avec une facilité et une volubilité inconcevables.

Le médecin n’en put croire ni ses yeux ni ses oreilles.

— Ah diable ! s’était-il écrié en entrant. Est-ce que mes derniers médicaments auraient accompli un tel miracle ?

Bien qu’il eût confiance aux remèdes qu’il avait prescrits, il ne pouvait en attendre de si rapides résultats. Il n’y avait que deux jours encore que le malade avait commencé de prendre les nouveaux médicaments.

Il examina le jeune homme et constata qu’il avait pris un mieux qui ressemblait à une guérison à brève échéance.

Il s’en étonna encore.

— Madame Beaudoin, s’écria-t-il, à moins de me tromper énormément, ce gaillard, du train qu’il va, sera debout avant dix jours !

— Oh ! monsieur le docteur, on ne peut pas croire ça ! dit la brave femme avec ravissement.

— J’ose à peine y croire moi-même, madame. Mais je suis bien forcé de m’avouer et d’avouer à qui que ce soit que ce garçon-là a gagné au moins vingt points sur cent depuis ma première visite.

— C’est depuis hier soir seulement qu’il a pris du mieux, monsieur le docteur ; ça s’est fait tout d’un coup… comme un vrai miracle !

— Oui, oui, murmura le docteur, c’est un miracle ! Eh bien ! ne désespérez plus, nous pourrons en faire un homme de ce garçon.

Et le docteur Rouleau s’en alla.

Et le docteur Rouleau s’en alla.

Naturellement la joie éclatait dans toute la famille du restaurateur.

En bas, le bossu redressait sa petite taille, se haussait sur ses courtes jambes, le bonheur le grandissait.

Eugénie était plus souriante que jamais. Quant à Clarisse, elle devenait plus vive. Quoi ! si la prédiction du docteur allait se réaliser !… Ah ! ce qu’il en avait causé du trouble et de l’anxiété ce pauvre Adolphe ! Ce qu’il en avait coûté de sous et de piastres… et des veillées donc ! Non… on n’en revenait pas !

À tous les clients de sa connaissance Amable ne manquait pas d’apprendre la bonne nouvelle ! Aux passants de la rue qu’il ne connaissait pas, il avait envie de crier :

— Mon fils est guéri !… Il est ressuscité !

Oui, c’était une résurrection !

Et dans la joie commune on avait oublié Philippe Danjou… on l’avait oublié, parce que la joie grandissait… parce que Adolphe, au midi de ce jour, avait gagné encore vingt autres points, comme aurait dit le docteur Rouleau. Et au soir, entre les cinq heures et six heures — ah ! décidément, c’était un vrai miracle ! — Adolphe avait demandé qu’on l’assît dans une grande chaise placée tout près de la fenêtre qui regardait la rue Notre-Dame et les immeubles qui se dressaient, grisâtres, tout en face. De cette fenêtre Adolphe pouvait se divertir à regarder passer les gens de la rue, les voitures, les tramways. C’était pour le revenant un vrai plaisir… il y avait si longtemps qu’il n’avait vu ce mouvement de monde et de choses, il n’en avait entendu que le bruit agaçant et monotone. Aujourd’hui, il ne les reconnaissait pas et il trouvait tout cela très beau, cela lui semblait un rêve extravagant, c’était presque une vision de ciel. Oui, depuis sept longues années qu’il gisait sur cette couche de souffrances ! Tout, à cette heure, lui paraissait si nouveau, tout était si gai… et il faisait si beau, avec un soleil couchant, tout rouge, tout jaune, tout doré, qui riait par-dessus les hauts toits qui bordaient la rue Notre-Dame.

C’était une de ces belles fins de jour d’octobre, où l’on aime tant à vivre après les chaleurs étouffantes des mois d’été, et où la brise a un parfum de printemps. Adolphe avait fait ouvrir la fenêtre, et il avait assez de force pour se soulever des mains et pencher sa tête ravie dehors, au-dessus de la rue. Il aspirait, avec la poussière que soulevait le passage d’un tramway, le grand air qui lui semblait un nectar. Ses poumons affaiblis se dilataient d’aise, se gonflaient, ses narines frémissaient, ses grands yeux, tout papillotants, se réjouissaient.

En bas, le bossu, trottinait de temps à autre jusqu’au seuil de sa porte, levait sa face réjouie vers la fenêtre d’en haut, voyait le visage heureux d’Adolphe et criait :

— Hein ! mon Adolphe, c’est beau ! C’est bon, la vie, la santé, la force !

— Oui, oui, papa… Mais je voudrais descendre en bas !

— En bas ! Ici !… es-tu fou ? Attends, que diable ! Demain, mon garçon, demain ! Vrai, je te mettrai à la caisse !

Il riait, le brave homme, puis vivement courait à son grillage pour recevoir la monnaie d’un client qui venait de terminer son souper.

C’est à l’un de ces moments que parut Philippe Danjou. Il revenait de sa première journée de travail, et, ce soir là le caissier de M. Roussel lui avait avancé, deux dollars.

Deux dollars !…

Mais cela valait quasi une fortune pour Philippe !

Deux dollars !… oui, mais avec ça il attendrait plus patiemment la paye du samedi !

— Bonsoir, monsieur Beaudoin ! cria joyeusement Philippe.

Quelle différence, ce soir-là, avec son entrée de la veille.

Amable vit le jeune homme rayonnant, et sa figure à lui se rembrunit.

Allons ! est-ce que celui-là venait lui quémander un autre souper ?

— Bonsoir, bonsoir, mon ami ! répliqua-t-il en essayant de sourire.

— Je suis venu souper, monsieur Beaudoin, et en même temps vous payer pour mon repas d’hier.

— Hein ! me payer ?…

Et alors, tout à coup, les traits d’Amable se crispèrent. Il venait de penser à la petite statue… la statuette miraculeuse ! Car, le matin, quand le docteur lui avait appris la résurrection d’Adolphe, le bossu avait de suite pensé ceci :

— Je ne serais pas étonné que c’est la bonne Sainte Vierge qui a fait ça… car c’est un miracle ! Oui, je crois que c’est la petite Vierge d’Ivoire !

Disons de suite qu’Amable, tout bossu qu’il fut, était un bon chrétien, un vrai chrétien ! Il y a des gens qui se plaisent à dire que les gens du commerce ou des affaires n’ont ni dieu ni patrie. C’est peut-être vrai : ils ont un Dieu, l’argent ; une patrie, le domaine de leurs affaires ! Mais Amable, lui, tout en ne détestant pas l’argent, aimait aussi le bon Dieu. Il aimait l’argent parce qu’il voulait établir ses enfants et ne pas les laisser gueux sur cette terre comme il avait été laissé lui. C’était tout à fait raisonnable.

Il ne songeait pas à amasser de l’argent pour l’unique plaisir de l’entasser, ou pour se procurer, avec cette puissance folle, des plaisirs qui ne valent et ne vaudront jamais les plaisirs du foyer qu’on chérit. Quitte à passer pour un simple et pour un nigaud, Amable — et l’on peut affirmer qu’il avait raison — pensait, croyait que les seules vraies joies de ce monde, celles qui durent le plus longtemps, celles qui dilatent le mieux l’âme, celles qui, sous la pensée d’un nuage, ne s’assombrissent que légèrement pour éclater plus vives après, oui, ce sont les joies que nous donne le foyer cher !

Ensuite Amable n’allait ni penser ni prétendre que s’il avait réussi à acquérir l’aisance, c’était dû à son flair ou au truc des affaires ; non, car il ne craignait pas d’avouer qu’il devait beaucoup à la Providence. Certes, il s’était aidé ; mais aussi Dieu l’avait aidé ! N’ayant jamais triché au jeu, ayant toujours servi son Créateur, il était sûr que son bien durerait autant que lui-même et qu’il en resterait pour ses enfants. D’autres, ceux qu’on appelle les forts, ont voulu faire vite le jeu de la finance, ils ont glissé deux doigts subtils dans la bourse d’autrui, ils ont eu des jouissances effrénées, puis le nuage a passé, et ils sont tombés dans l’abîme du besoin, de la honte et du désespoir ! C’est là la différence entre l’honnête homme et le trucard !

Il faut bien dire qu’Amable avait souffert, souffert beaucoup dans son cœur de père ; mais tout à coup la Providence survenait et répandait à pleines mains ses joies divines sur lui et ses enfants. Ah ! quelles bonnes joies, quelles douces joies, quelles sublimes joies ! Amable en remerciait le Ciel, le cœur débordant, l’âme éclatante.

Il est donc juste de penser et de dire qu’Amable Beaudoin avait éprouvé une sorte de confiance dans la Vierge d’Ivoire. Il avait eu comme un pressentiment — et c’est Dieu qui agissait de son souffle puissant sur cet être infirme — que ce petit objet sans valeur pouvait être comme un talisman. Mais comme il ne croyait pas uniquement aux influences terrestres, depuis longtemps Amable priait Dieu de guérir son fils malade. Or, la Vierge était venue sur l’ordre du Seigneur, elle était venue sous la forme d’une petite statuette d’Ivoire.

Cette statuette prenait donc tout à coup un prix énorme aux yeux du restaurateur.

Mais en apercevant Philippe il avait eu un nouveau pressentiment, mais un pressentiment de mauvais augure.

— Je gage, avait-il pensé en frémissant de crainte, qu’il regrette de m’avoir donné sa statuette.

Et de suite il eut cette pensée atroce :

— En la lui rendant, si Adolphe allait retomber dans sa maladie !

Le brave homme eut un vertige de frayeur.

— Alors, dit-il à Philippe d’une voix angoissée, c’est votre petite statuette que vous voulez ravoir

Philippe se mit à rire.

— Non, Monsieur Beaudoin, puisque je vous l’ai donnée. Je veux vous payer votre souper d’hier, parce que j’ai pensé que la statuette ne valait pas grand-chose. Tenez ! voici un dollar, je paye mon souper de ce soir d’avance et celui d’hier.

Le restaurateur regarda Philippe avec une certaine émotion. Puis il prit le dollar, le considéra un moment très pensif, et le remit au jeune homme en disant avec un sourire heureux :

— C’est tout payé pour hier et pour ce soir.

— Merci, monsieur Beaudoin.

Et pendant que Philippe allait s’asseoir à la même table de la veille où il voyait Eugénie, très souriante, préparer déjà son couvert, le bossu se disait, plus heureux encore peut-être que Philippe Danjou :

— Allons !… je garde la Vierge d’Ivoire.

Et ses yeux ravis suivaient le jeune homme qui avait apporté chez lui le bonheur.

Philippe Danjou salua gracieusement Eugénie qui lui demanda, comme du reste elle demandait à tous les clients de connaissance :

— Vous avez fait une bonne journée, monsieur ?

— Oui, mademoiselle, excellente journée, merci.

Et, ce soir-là encore, Philippe mangea comme un ogre. Eugénie lui servit les meilleurs morceaux et trois fois ce qu’on servait d’ordinaire pour vingt-cinq sous. Et la jeune fille pensait encore que c’était bien payé, puisque la statuette avait fait un miracle !

Aussi, très reconnaissant, le jeune homme ne manqua pas de paroles très aimables. Il promit de suite qu’à l’avenir il prendrait tous ses repas chez le restaurateur. Eugénie paraissait très heureuse, et Philippe aurait bien voulu entretenir la jeune fille un peu plus que la veille de ce jour, mais il était très pressé. Il avait une besogne importante à faire ce même soir, et voici ce que c’était.

Depuis quelques mois le jeune homme partageait le lit d’un ancien camarade de travail, sur la rue Papineau. Mais il trouvait l’endroit un peu loin de son travail et il voulait se rapprocher. D’ailleurs, maintenant qu’il avait une place et gagnait de l’argent il pouvait se payer le luxe d’une chambre à coucher à lui seul, et il avait été assez longtemps un hôte peut-être gênant. Il se rendit donc sur la rue Papineau, y prit une petite valise qui contenait quelques pièces de linge usagé, mais qui pouvaient servir encore en attendant des jours plus prospères, et revint Place Jacques-Cartier où il savait trouver une chambre dans une pension à bon marché, c’est-à-dire à raison de un dollar et demi par semaine. Non, ce n’était pas du luxe, mais en attendant…

Il avait déjà domicilié dans cette pension, au temps où il travaillait sur le port. Il était donc connu, et on ne fit aucune difficulté pour le recevoir. La chambre était payable d’avance, mais Philippe expliqua sa situation, donna cinquante sous à l’avance et promit de payer le reste le samedi suivant, jour de paye. Il lui restait suffisamment pour manger en attendant ce jour. Du reste, il ne prenait que juste deux repas par jour, le matin et le soir. Oh ! quant au repas du matin, il était très sommaire : Philippe s’arrêtait dans une taverne de la Place où, moyennant cinq sous, il pouvait déguster un immense verre de bière et croquer quelques miettes de fromage et de biscuits. Mais cela lui suffisait. Le midi il ne mangeait pas. Mais le soir venu, la portion que lui servait Eugénie lui valait bien deux bons repas, de sorte qu’il se rattrapait.

Pour tout dire, Philippe se trouva dès le soir de sa première journée de travail, installé et à l’abri du besoin.

Deux semaines s’écoulèrent ainsi sans incident autre que celui du miracle survenu dans la famille du restaurateur : c’est-à-dire la guérison d’Adolphe. Le jeune homme avait en partie retrouvé sa vigueur d’adolescent. Il pouvait s’occuper en bas au lavage des vaisselles, ou à faire les commissions chez le boucher, l’épicier ou ailleurs.

Et le restaurateur, sa femme, Eugénie et les autres enfants se voyaient tout à coup vivre dans un bonheur complet.

L’on ne cessait de se répéter avec une conviction réelle :

— C’est la Vierge d’Ivoire qui a fait ça !

— Oui, approuvait Eugénie ; mais il faut bien accorder quelque chose à monsieur Philippe !

Car elle l’appelait maintenant tout au long « Monsieur Philippe » ce jeune homme qui, avec le travail régulier et les fruits de ce travail, la nourriture saine et réglée, devenait un beau et chic garçon.

Oui, le beau garçon, dans le cœur encore vierge d’Eugénie avait, sans le vouloir, fait vibrer une musique insoupçonnée, une musique qui jouait des airs d’amour.

Et Eugénie, sans oser se l’avouer, aimait Philippe Danjou !