La vierge d’ivoire/05

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Éditions Édouard Garand (p. 16-20).

V

AMOURS


Un mois s’était passé.

Philippe était devenu un client régulier d’Amable Beaudoin il y prenait ses trois repas tous les jours.

Et là, dans la famille du restaurateur, le bonheur était tout à fait revenu, et les affaires allaient comme jamais avant.

Et Adolphe donc… C’était déjà un grand jeune homme, presque fort. Il avait remplacé Clarisse aux tables parce que celle-ci était entrée au pensionnat avec une autre de ses petites sœurs. Car Amable Beaudoin tenait à ce que ses enfants acquissent une certaine instruction. Quant à Adolphe, il aurait le soir de chaque jour un professeur privé. Il n’aimait pas le collège, mais il voulait apprendre suffisamment pour pouvoir plus tard remplacer son père dans la direction des affaires. Amable Beaudoin, du reste, était d’avis que les affaires payent mieux que les professions dites libérales. Les docteurs et les avocats, disaient-ils souvent, ça meurt presque toujours avec juste de quoi les enterrer. S’ils vivent un peu plus en grand, leur gousset en souffre beaucoup et leurs enfants entrent dans la vie les mains vides. Il avait peut-être raison.

Au bout de ce mois, Philippe Danjou, avec son salaire, avait remplacé ses nippes par des vêtements propres et bien faits, et maintenant — comme il l’avait avoué à Eugénie — il allait louer, une chambre dans une maison privée du Carré Viger ; là il vivrait dans un milieu plus distingué.

— Allez-vous continuer de prendre vos repas ici ? avait demandé Eugénie avec inquiétude.

— Certainement, mademoiselle, je suis trop bien soigné ici.

Eugénie avait rayonné. Oh ! cela lui eût causé un gros chagrin de voir Philippe s’en aller, de ne plus le voir trois fois par jour ! Elle n’était pas coquette au sens large du mot, les parures n’avaient jamais semblé avoir un attrait sur elle. Elle s’habillait d’ordinaire très communément. Mais depuis que son cœur avait frémi et chanté, Eugénie — et cela au plus grand étonnement d’Amable — oui, Eugénie avait tiré de la caisse paternelle bien des dollars. Et ces dollars — c’était inouï — avaient été convertis en deux belles robes, quelques fins corsages, des bottines dernière mode et un chapeau. Oh ! mais un chapeau… qui avait coûté douze belles piastres ! Oui, c’était incroyable ! Amable, quand on lui avait montré le chapeau arrivant de chez la modiste et qu’on lui eût dit le prix qu’Eugénie en avait payé, était en train de prendre son dîner. Il faillit tout simplement s’étouffer.

Douze piastres !… rien que pour trois ou quatre fleurs, et pas naturelles encore… et puis quelques petits fil de fer et un morceau d’étoffe quelconque grand comme la main… douze piastres ! Non, non… cela ne se pouvait pas !

Mais il avait bien fallu le croire et supporter ce grand malheur !

Oh ! mais il ne s’était pas fait du sang longtemps le brave bossu, car le chapeau d’Eugénie attirait plus d’un regard à la messe le dimanche, à Notre-Dame, chaque fois qu’elle se rendait au bras de Philippe Danjou. Amable, ensuite, car il n’était pas aveugle, avait vu que ça collait d’une certaine façon entre le beau garçon et sa fille ! Ma foi, il n’y avait rien à dire ni à redire ! Ce jeune homme n’avait encore rien qu’un petit salaire, c’est vrai ; mais qui sait ? il pouvait faire comme bien d’autres et arriver plus ou moins tard à quelque chose de solide : car le commerce est toujours le commerce ! Oui, monsieur Philippe Danjou pourrait bien un jour être un riche négociant de la rue Saint-Paul !

Oui… oui… il y a un commencement à tout !

Amable Beaudoin, en pensant ces choses, était loin de s’imaginer que ce qu’il venait de penser au sujet de l’avenir de Philippe allait se réaliser, et bientôt ! Seulement, le pauvre homme, ne pouvait pas deviner comment et par quelles circonstances Philippe Danjou allait voir à la tête d’une maison de commerce très importante.

N’importe ! Ça ne lui déplaisait pas du tout de voir sa fille Eugénie au bras de ce jeune homme.

Et lui ce jeune homme — ah ! il faut bien le dire en toute franchise — oui, ce Philippe faisait tout bonnement un jeu innocent. Il ne détestait pas Eugénie, oh ! pas le moindrement, il avait même pour cette enfant naïve et toujours gaie une très grande estime ; mais il ne ressentait pour elle aucun de ces sentiments qu’on est convenu d’appeler des sentiments d’amour ! Non, Philippe ne pensait pas à plus que de se faire une compagne pour passer les dimanches et les longues soirées. Car après son travail de chaque jour accompli, il s’ennuyait. Il n’avait pas d’amis, hormis ce Fernand que nous avons rencontré une fois ; mais ce Fernand avait un amour vrai lui, car ce Fernand aimait justement la fille du patron de Philippe, M. Roussel.

Philippe n’avait donc pas d’amis pour s’amuser. D’ailleurs il était rangé et voulait préparer son avenir, et il lui semblait important pour arriver vite et bien de se tenir à l’écart des jeunes gens dissipés. Or, il avait trouvé dans Eugénie une jeune fille plaisante, sinon la plus belle des filles d’Ève, une jeune fille très empressée auprès de lui… trop empressée même à son goût ! Car il avait peur de se trouver vis-à-vis d’une dette d’amitié et de gratitude qu’il ne saurait peut-être pas payer de retour. Si Eugénie allait l’aimer lui, il n’était pas sûr de pouvoir l’aimer, elle, et il ne voulait pas aller plus loin que les bornes d’une simple camaraderie.

Mais cette camaraderie n’était pas l’unique de Philippe Danjou, ailleurs que chez le restaurateur de la rue Notre-Dame le jeune homme s’était fait une autre camarade.

Le jour même où il allait quitter sa pension de la Place Jacques-Cartier pour aller domicilier au Carré Viger, une jeune fille, sa voisine de chambre, lui avait dit, les lèvres tremblantes d’anxiété :

— Ce n’est pas gentil, monsieur Philippe, de vous en aller !

— Pas gentil, pourquoi ? demanda Philippe en souriant. Est-ce que ça vous fait de la peine ?

— Beaucoup !

— Vraiment, Hortense ?

— Je vais m’ennuyer énormément… ils sont si stupides les autres ici !

— Tiens ! j’espère bien que vous ne m’aimez pas ? dit Philippe en riant.

La jeune fille le regarda profondément avec ses beaux yeux bruns, rieurs et doux, et ces yeux-là disaient clairement… ils criaient : « Je t’aime… oui, je t’aime, Philippe !  »

C’était une blanchisseuse. Une fille sans parents, mais c’était une fille honnête, bien que un peu sans façon, courageuse et de bon caractère. Quand Philippe était arrivé à cette pension de la Place Jacques-Cartier, il avait rencontré cette fille dans un corridor, l’avait regardée, puis saluée d’un sourire.

Elle avait répondu par un sourire également.

Le lendemain Philippe l’ayant croisée de nouveau elle lui avait demandé gentiment :

— Comment aimez-vous votre chambre, monsieur ?

— Mais… beaucoup, mademoiselle !

— Nous sommes voisins, savez-vous ?

— Oui ?…

— Voici ma chambre… à côté de la vôtre !

La glace avait été rompue de suite, et peu à peu les deux voisins avaient voisiné et ils étaient devenus liés par une grosse familiarité, mais de bon aloi. On se taquinait, on s’agaçait, on bavardait, on riait ! Quoi ! la jeunesse à l’abri des premiers besoins de l’existence est toujours ainsi : gaie, heureuse, insouciante !

Mais Philippe avait accepté cette camaraderie, comme il avait accepté celle d’Eugénie. De l’autre côté, par delà la mince cloison de sa chambre, il ne se doutait guère qu’un autre petit cœur s’exaltait pour lui, que ce petit cœur souffrait… il souffrait d’autant plus ce petit cœur qu’Hortense avait vu trois ou quatre fois le beau Philippe donner le bras à Eugénie Beaudoin entre le restaurant et l’église Notre-Dame.

Hortense était devenue jalouse !

Ah ! tout ce qu’elle avait essayé… mille trucs pour détacher Philippe d’Eugénie !

Oh ! mais sans méchanceté de sa part ! Elle était jalouse cette Hortense, mais non pas mauvaise. La jalousie n’est pas toujours un si grand péché qu’on le dit ! Il y a mal et péché lorsque ce sentiment vous fait commettre des actions vilaines, vous fait dire des choses malhonnêtes, ou vous inspire des pensées criminelles ! Hortense n’avait rien pensé de mal d’Eugénie, rien dit de malsain pour sa réputation, rien fait pour créer des chagrins, des rancunes ou des haines. Ses trucs avaient été inoffensifs, et encore ne s’en était-elle servi qu’auprès de Philippe. Elle avait essayé de se faire plus belle, plus charmante, plus attirante. Elle avait eu toutes espèces de câlineries, d’enjôlements, de sourires captivants et fascinateurs. Pour Philippe elle avait eu des attentions innombrables que Philippe avait rendues par d’autres attentions, mais le jeune homme n’avait pas délaissé Eugénie.

Une fois seulement il avait conduit au Théâtre National Hortense qui voulait voir jouer le beau drame d’Hennery LES DEUX ORPHELINES. Mais cela avait été l’unique fois que Philippe avait consenti à paraître en public avec Hortense. Non pas qu’il eut honte de la blanchisseuse, loin de là ! Car Hortense avait une certaine instruction, elle s’habillait comme une vraie demoiselle et savait se donner un air de distinction qui n’était pas tout à fait emprunté. Si elle vivait dans une pension à bon marché, c’était pour lui permettre d’économiser afin de pouvoir s’acheter de belles robes et de beaux chapeaux. Elle était grande, svelte et élégante. Et puis, avec ça, elle n’était pas laide du tout. Elle avait de beaux grands yeux bruns, pleins d’éclats ravissants, des joues rouges, des cheveux châtains très bouclés.

Évidemment, Hortense n’avait pas pris la camaraderie de Philippe pour une ou des promesses. Mais cette camaraderie avait excité son amour à elle, ce voisinage de tous les jours avec le beau jeune homme avait parlé à son imagination amoureuse un peu mieux peut-être que des paroles. Et voyez-vous dans quelle situation d’esprit Hortense se trouvait ?

Or, en apprenant que Philippe allait résider dans un autre quartier, Hortense se sentit énormément troublée. Ne plus le voir, ne plus être voisin de lui… quoi ! cela serait peut-être la fin de tout ! Philippe l’oublierait tout à fait, et elle n’aurait plus l’occasion de le « travailler ». C’était désespérant !

Et quand Philippe avait dit en riant :

J’espère bien que vous ne m’aimez pas ?…

Oui, il avait vu la réponse dans les yeux bruns qui l’avaient regardé comme jamais auparavant, et la réponse l’avait troublé lui-même.

Quoi ! il avait voulu rire avec cette jeune fille, et elle… oui, elle avait tout pris au sérieux ? Ce n’était pas possible !

Ah ! mais à présent, est-ce que l’autre aussi allait tout prendre au sérieux ? Philippe pâlit. Oui, est-ce que vraiment l’autre aussi l’aimait ! Oui, en y songeant un peu, il se rappela des incidents dans ses tête-à-tête avec Eugénie Beaudoin, dans ses promenades avec elle, oui, des incidents qui pour lui à cette heure signifiaient de l’amour !

Philippe Danjou trembla : sans le savoir il était pris entre deux amours !

Tout à coup il se voyait aimé… aimé jusqu’à l’adoration peut-être !

Cette pensée ou cette découverte ne le choqua pas, oh ! non ; mais il eut de la peine, un gros chagrin, en ne trouvant pas dans son cœur un sentiment qui pût correspondre à ceux d’Hortense et d’Eugénie. Mais être aimé de deux à la fois, c’était trop aussi ! Qu’allait-il faire ? Il ne le savait pas, mais il allait réfléchir et il tenterait de trouver une sortie qui ne causât aucun mal à Hortense et à Eugénie.

Seulement il ne put s’empêcher de sourire avec une grande amertume, et il dit à Hortense avec un accent de gravité qui frappa la jeune fille :

— Mademoiselle Hortense, je vous assure que je vous estime bien et que j’ai bien du chagrin de partir. Oui, quand je songe que je ne vous verrai plus chaque jour, que je ne me griserai plus de votre sourire, que je ne n’entendrai plus vos gazouillis ! Mais, voyez-vous, je ne suis qu’un pauvre petit salarié, et il m’est défendu de penser à des choses sérieuses pour le moment.

— Il n’est pas besoin d’être riche, murmura Hortense, pour…

Elle n’osa pas achever sa pensée.

— Pour se marier, voulez-vous dire ?

— Non, non, vous allez trop vite, se mit à rire Hortense. Je dis… pour s’aimer seulement !

— Oui, mais s’aimer est dangereux !

— Dangereux !

Elle regarda Philippe en rougissant.

— Dangereux de cette façon, expliqua Philippe : on peut devenir impuissants à s’écarter l’un de l’autre ; alors l’unique remède honnête est le mariage !

— Eh bien !…

— Hortense, j’ai peur du mariage quand je pense que l’avenir n’est pas assuré !

— Mais l’avenir, on l’assure par le travail !

— Si le travail manque ?

— Quand on est vaillant, il ne manque jamais !

Philippe se contenta de sourire. Il ne dit rien de ses années de misères, lorsqu’à tout bout de champ le travail manquait pour une cause ou pour une autre. Aujourd’hui il avait une place et du travail, mais rien ne lui assurait encore le pain du lendemain dans l’avenir.

Se connaissant et sachant qu’il pourrait aimer à son tour, Philippe Danjou comprit qu’il était grand temps de s’arracher de ce milieu.

Il partit donc pour le Carré Viger, avec chagrin. Et pour ne pas désespérer Hortense, il dit en partant :

— Hortense, je viendrai vous voir de temps en temps, je ne vais pas loin. Qui sait ? si plus tard l’avenir regarde plus sûr, eh bien ! sans rien promettre… Vous me comprenez ?

— Philippe ! Philippe ! ne me faites pas entrevoir des horizons faux ! Allez, mon ami ! Oui, revenez me voir ! Vous emporterez avec vous ma pensée entière ! Plus tard…

Un sanglot trancha sa voix. Pour ne pas laisser voir des larmes qui affluaient en torrent à ses yeux, la jeune fille courut s’enfermer dans sa chambre.

Philippe partit le cœur navré.

L’amour… il n’avait jamais pensé à cela sérieusement. Jamais dans son cœur une fibre n’avait tressailli devant une vision de jeune fille. Mais voilà que tout à coup quelque chose de doux et de tendre résonnait au fond de son âme ! Une image de jeune fille… une image céleste peut-être se dessina sous ses yeux, une image inconnue ! Il regarda l’image avec attention, il contempla la jeune fille avec ravissement : c’était une blonde dont la tête était couronnée de beaux cheveux blonds, avec des yeux doux et tristes, des joues blêmes, une bouche souriante mais légèrement crispée par une souffrance quelconque ! Cette jeune fille… où donc l’avait-il vue déjà ?

Mais c’était uniquement une vision de l’imagination ! Jamais il n’avait vu cette physionomie mélancolique, ces yeux tristes qui le regardaient avec persistance ! Il était en train de faire un rêve inouï ! Cette image qu’il voyait, ce n’était pas celle d’Hortense ni celle d’Eugénie ! Il regarda encore, il pénétra plus avant, pour ainsi dire, dans la vision. Allons, bon ! voilà que son imagination lui représentait… mais quoi donc ?… Mais oui, assurément, ce n’était pas autre chose : il voyait l’image de cette pauvrette des Deux Orphelines : Louise !

Il s’en alla ému… incapable de chasser de son esprit l’image de cette jeune fille blonde et pâle qui ne cessait de lui sourire.

Il s’en alla, laissant derrière lui une autre jeune fille qui, renversée sur le travers de son lit blanc, pleurait d’abondantes larmes.

Pauvre Hortense ! c’était son premier amour ! Après les joies enivrantes de l’espoir et de l’amour, la déception torturait son cœur, elle le tuait, presque !