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La vierge d’ivoire/12

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 36-38).

XII

LE COUP DE MASSUE


À huit heures de là, Fernand Drolet se présentait à la pension d’Hortense. Il n’avait pas revu sa fiancée depuis le retour à Montréal.

Il la trouva très heureuse.

— Fernand, dit-elle de suite avec une petite pointe de taquinerie, tu m’as caché quelque chose de ta vie passée !

Le jeune homme regarda la jeune fille avec une surprise inquiète.

— Moi, dit-il en pâlissant un peu. Mais qu’ai-je donc pu te cacher de si grave, ma jolie ?

Il essaya de rire.

— Oh ! ne ris pas surtout ! gronda légèrement Hortense. C’est peut-être plus grave que tu ne penses.

— Eh bien, voyons !

— Écoute. Tu ne m’as pas dit que tu avais été en amours avant de me connaître et de me fiancer ?

— Ah ! bon se mit à rire Fernand. Je suis donc un criminel à vos beaux yeux. Mais vous, enfant trop peu coquette, vous allez me dire et me jurer que vous n’avez jamais été amoureuse d’un autre que moi ?

— Non… je ne jurerai pas…

— Ah ! Ah ! riait toujours Fernand, c’est là que je vous y prends !

— Ah ! là, à la fin, avec tous tes vous tu m’agaces.

— N’importe ! je t’y prends bien !

— Moi… ce n’était pas grave !

— Non ? Et moi donc ?

— Toi, Fernand, tu as aimé jusqu’à la folie… du moins on me l’a affirmé. Et quand un jour, on a dit que celle que tu aimais allait mourir peut-être, tu t’es enfui ! Est-ce la vérité ?

Fernand Drolet devint livide et regarda avec des yeux égarés Hortense.

— Tu ne dis rien ? demanda celle-ci.

Fernand baissa la tête, rougit et balbutia :

— C’est la vérité Hortense. Mais je ne t’ai pas dit que mon père m’avait écrit à Burlington que je ne devais plus espérer, que cette jeune fille allait mourir, à moins qu’elle ne fut morte déjà à l’heure où il m’écrivait, et qu’il importait que je cherchasse ailleurs une autre compagne. Sur ces entrefaites, Hortense, je t’ai rencontrée

— Tu ne sais donc pas que celle que tu pensais perdue, est maintenant sauvée ?

— Sauvée ! Fernand chancela.

— Oui, guérie… par miracle !

— Lysiane, guérie !

— Vivante comme nous deux Fernand !

— Mais… tu la connais donc ?

— C’est moi qui l’ai sauvée !

— Toi !

Fernand cette fois regarda Hortense comme l’on peut regarder une personne que l’on croit détraquée.

— Cela t’étonne hein ? Pourtant c’est simple, puisque je sais toute ton histoire avec cette Lysiane.

Puis Hortense, qui paraissait fort s’amuser des émotions diverses par lesquelles elle voyait passer son fiancé se mit à lui faire le récit de la Vierge d’Ivoire.

— Et tu es sûre, Hortense, que Lysiane est tout à fait guérie ?

— Je te dis que je l’ai sauvée !

— Ho !…

En même temps que cette exclamation Fernand prit sa tête à deux mains, la serrant avec force comme si elle eût fait très mal et demeura ainsi, silencieux et sombre. Et, tout à coup, il saisit son chapeau et sortit précipitamment.

— Fernand ! Fernand ! cria Hortense saisie par un émoi indicible.

Fernand dégringolait l’escalier comme un fou.

— Fernand ! Fernand ! clama Hortense avec un sanglot dans la voix.

Elle s’élança sur les pas du jeune homme. Dehors, sur la place Jacques-Cartier, elle le vit sauter dans un fiacre qu’elle vit ensuite filer à toute allure.

Tant qu’elle put apercevoir le fiacre, la jeune fille demeura là, immobile, le sein palpitant, les yeux désorbités, indifférente aux passants qui la regardaient avec curiosité.

Tout à coup une voix de femme prononça tout près d’elle :

— Mamzelle Hortense, il est parti donc ?

Hortense frémit, pirouetta et se trouva face à face avec sa maîtresse de pension.

— Oui, madame Larose, il est parti ! Oh ! ce que je vais être malheureuse

Elle se mit à pleurer doucement et, soutenue de la brave femme, elle regagna, sa chambre.

En montant dans le fiacre Fernand Drolet avait crié au cocher :

Rue Sainte-Famille… et vite !

Le cocher ne se fit pas répéter cet ordre. Il fouetta vigoureusement son cheval et le lança au grand trot.

C’était le samedi, dans l’après-diner.

La camériste de Mme Roussel vint ouvrir la porte à Fernand et l’introduisit dans le salon.

Sur le seuil de la porte le jeune homme s’arrêta brusquement. Un moment il parut tituber et ses mains cherchèrent un appui. Mais il se raidit aussitôt et ses regards, comme remplis de folie, passaient en revue les personnages qui se trouvaient réunis dans cette pièce.

Il aperçut d’abord M. Roussel et Philippe Danjou. Les deux hommes, un peu à l’écart, demeuraient debout et paraissaient causer avec animation. Naturellement à l’apparition de Fernand, tous deux demeurèrent muets de surprise.

Puis le regard de Fernand se posa sur une silhouette pâle, délicate et souriante, à demi étendue sur une chaise-longue : c’était Lysiane. Près de la jeune fille, Mme Roussel demeurait assise.

Devant ces quatre personnages muets et qui le regardaient comme avec stupeur, Fernand demeurait bouche béante, chancelant, excessivement pâle, n’osant ni avancer ni reculer.

— Approchez donc ! commanda tout à coup une voix douce bien connue.

Oui… il reconnaissait cette voix qui lui avait été si chère un jour… la voix de Lysiane ! Mais n’était-ce pas une voix d’outre-tombe plutôt ? Ou bien n’était-il pas la proie de quelque terrible cauchemar ?

Il bégaya ces paroles :

— Ah ! vous n’êtes pas morte !

— Non, comme vous voyez. Mais je suis encore un peu faible ; cependant je pense que dans huit jours je serai tout à fait sur pied.

Fernand la regarda encore !

Non… jamais il ne l’avait vu aussi jolie, aussi mignonne, aussi séduisante ! Il sentit quelque chose dans le fond de son cœur qui lui fit horriblement mal. Des pleurs irrésistibles affluèrent à ses yeux, mais il réussit à les refouler.

Puis instinctivement il essaya quelques pas en avant. Mais alors il se trouva devant Philippe qu’il se prit à considérer curieusement.

Lysiane sourit doucement et prononça :

— Fernand, vous ne connaissez peut-être pas monsieur Philippe Danjou… mon fiancé ?

Son fiancé !…

Fernand tour à tour considéra Lysiane puis Philippe.

Celui-ci était pâle.

— Monsieur Drolet, articula gravement Lysiane, donnez lui votre main, puisque c’est un ami !

Philippe tendit sa main au jeune homme.

Mais celui-ci fit un bond en arrière, comme s’il eût été saisi par une épouvante quelconque, murmura quelque chose d’incompréhensible, jeta un regard fou à Lysiane et comme un homme très ivre il s’en alla.

Avant qu’on eût songé à le retenir, il était dehors et remontait dans son fiacre.

— Pauvre garçon ! murmura Mme Roussel, qui, comme son mari, avait assisté à cette scène le cœur débordant d’émotion.

Lysiane sourit à Philippe, lui tendit sa main que le jeune homme s’empressa de prendre et dit :

— Ainsi donc, mon père, vous ma mère, vous, Philippe, c’est pour Pâques ?

— Oui, ma chère Lysiane, répondit Philippe étouffant d’une joie inouïe ; à Pâques nous serons l’un à l’autre, puisque monsieur Roussel et votre mère y consentent !

— Ah ! Philippe ! s’écria Lysiane avec ravissement, c’est ma Vierge d’Ivoire qui a fait tout cela !…

— Je vous crois Lysiane !

Et de ces quatre cœurs pétris de la même foi grandiose jaillit une suprême louange à la Vierge de là-haut.