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La vierge d’ivoire/13

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 38-40).

XIII

LE DÉSESPOIR DE FERNAND


Fernand Drolet était retourné chez lui pour toujours désespéré.

Ses parents essayèrent tout pour le consoler.

— Tu l’aimes donc encore, cette pauvre Lysiane ? interrogea Mme Drolet.

— Si je l’aime… je l’ai toujours aimée, vous le savez bien ! Maintenant elle est perdue pour moi à jamais, et cela à cause de ma lâcheté !

— Mais, mon pauvre enfant, est-ce qu’on pouvait s’attendre à ce miracle… ou mieux à cette guérison miraculeuse ?

— N’importe ! j’ai été lâche, lâche… Oh ! je mérite bien ce qui m’arrive !

— Mais l’autre, Hortense…

— Hortense ! Fernand éclata d’un rire d’amère ironie.

— Quoi ! tu ne l’aimes pas ? demanda M. Drolet.

— Je ne sais pas !

— Tu ne sais pas ?

— Non… Je l’estime… je ne la hais pas. Mais l’aimer comme j’aime l’autre encore ? non, cela ne se peut pas… cela ne se pourra jamais !

— Mais alors que vas-tu faire ? interrogea Mme Drolet avec anxiété.

— Rien. Je vais rester garçon. Je ne me marierai pas. En marier une autre que Lysiane, je serais malheureux… plus malheureux encore !

— Tes promesses à Hortense ! Tes engagements ?

— Je briserai tout cela ! s’écria avec une sorte de rage Fernand. D’ailleurs je vais partir… je ne veux plus vivre à Montréal.

— Prends garde de devenir fou, mon garçon ! dit gravement le père.

— Fou ? devenir fou ? mais ne voyez-vous pas que je le suis déjà ? Oui, je suis fou ! Oh ! quand j’y pense, ce que j’ai été lâche !

Après avoir prononcé ces derniers mots il s’enfuit à sa chambre.

Pendant dix jours Fernand refusa de sortir de la maison. Il passait ses journées à marcher fiévreusement dans l’étude de son père, quand celui-ci était à sa besogne quotidienne sur la rue Saint-Jacques. Et le pauvre garçon maigrissait à vue d’œil, il pâlissait affreusement, il paraissait en faire une maladie mortelle.

Très souvent Mme Drolet l’entendait appeler à toute voix :

— Lysiane ! Lysiane !

Et ce foyer, qui jusque-là n’avait connu que la joie, s’abimait dans la douleur et la souffrance.

Le père et la mère de Fernand se désespéraient tout autant que leur fils. Que faire ?

M. Drolet eut un jour une idée ; s’il était possible de faire revivre l’amour de Fernand pour Hortense. Car il croyait sincèrement que son fils avait aimé l’ouvrière, qu’il l’aimait encore, mais que cet amour s’était temporairement effacé devant les remords qui assaillaient l’esprit du jeune homme. Quoi ! il pourrait suffire de la vue d’Hortense pour que Fernand vit se dissiper le voile sombre qui lui dérobait l’image de l’ouvrière. Dans les cas graves et désespérés on tente tous les remèdes. M. Drolet résolut d’essayer celui-là.

Il se rendit à la pension de la jeune fille qu’il trouva tout aussi malheureuse que son fils.

Elle, en voyant le père de Fernand, ébaucha un sourire pâle et dit :

— Monsieur, soyez le bienvenu dans ma pauvre chambre.

Et sans plus elle ajouta :

— Vous venez me demander, de la part de votre fils de renoncer au bonheur qu’il m’a promis, n’est-ce pas ?

— Non, mademoiselle, vous interprétez mal ma visite. Je suis venu vous demander de sauver mon fils du désespoir.

— N’a-t-il pas retrouvé sa Lysiane ?

— Elle n’est plus pour lui !

— Que dites-vous ? s’écria Hortense en bondissant. Lysiane serait-elle morte ?

— Non, rassurez-vous. Néanmoins, pour mon fils, c’est tout comme : Lysiane a donné sa main à un autre !

Hortense se mit à rire avec sarcasme :

— Bon ! je parie que l’autre c’est Philippe Danjou ?

— C’est vrai !

— Ainsi, je peux comprendre que votre Fernand est très malheureux à cause de ce mariage ?

— Très malheureux… c’est vous qui le dites.

— Et vous pensez que je pourrais peut-être le ramener à l’espoir de la vie, à la joie ?

— Je le pense, mademoiselle. C’est pourquoi vous me voyez accourir près de vous.

— Comme ça, ça vous ferait plaisir que je sois la femme de votre Fernand ?

Puisque vous ramènerez la joie et le bonheur chez nous !

— Mais il aime l’autre encore ?

— Hélas ! fit seulement M. Drolet en baissant la tête.

— Et moi… il ne m’aime pas… il ne m’aime plus !

— Il vous estime certainement… vous aime peut-être encore ! Mais en ce moment, il est comme fou. Si on lui parle de vous, il ne sait pas au juste.

— Ah ! monsieur Drolet, soupira Hortense, je sais bien que s’il m’aime encore, cela ne peut être autant que l’autre ; je l’ai bien compris quand j’ai vu Fernand la dernière fois. Oh ! vous savez, je ne l’en blâme pas ! Pauvre garçon ! je sais bien moi aussi qu’on ne peut pas se défendre des sentiments qui envahissent notre âme. Vous voyez, moi, je suis comme lui : je voudrais chasser de mon cœur et de mon esprit ce que je ressens pour lui, mais…

— Vraiment, vous l’aimez ?

— Vraiment ! Moi ! Mais regardez donc dans mes yeux, vous y verrez jusqu’au tréfonds de mon âme : ce n’est pas un secret ! Alors comprenez-vous que je l’aime ? Eh bien ! je l’aime assez que, si cela m’était possible, je lui donnerais sa Lysiane… je la lui donnerais, vrai comme vous êtes là !

— Vous feriez cela ?

— Si vous l’exigez, je vais le faire !

— Il est trop tard, vous ne pourriez pas, et je ne le voudrais pas ! répliqua M. Drolet en secouant la tête.

— Ô mon Dieu ! dit Hortense avec un soupir atroce, ce que nous sommes misérables, des fois, dans ce monde !

La jeune fille laissa tomber sa belle tête sur l’épaule de M. Drolet et pleura.

Très ému, le père de Fernand posa ses lèvres sur le front de la jeune fille et murmura dans une prière :

— Hortense, venez voir Fernand !

La jeune fille leva sa tête regarda M. Drolet dans les yeux un moment, et, sans mot dire, elle arrangea sa coiffure, ajusta un chapeau sur sa tête et soupira faiblement ce mot :

— Allons !

Ils trouvèrent Fernand assis au pupitre de son père et écrivant une longue lettre. Il paraissait très calme.

À la vue d’Hortense, il se leva vivement, courut à elle et l’embrassa tendrement avec ces paroles :

— Vous arrivez bien, ma chère amie, je vous écrivais mes adieux.

L’accent du jeune homme était plutôt badin, et ses lèvres souriaient pleinement. Hortense pensa que, en effet, le jeune homme n’était pas tout à lui, comme on dit.

Elle tressaillit d’une vive émotion

Un moment elle considéra le jeune homme qui, muet, ne cessait de lui sourire. Puis, elle s’écarta, s’approcha de M. Drolet et lui souffla à l’oreille :

— Laissez-moi seule avec lui !

M. Drolet se retira.

Alors Hortense, à l’extrême stupéfaction de Fernand, enleva son chapeau qu’elle laissa tomber par terre, jeta sa mante sur un meuble, se jeta au cou du jeune homme et, avec une vigueur prodigieuse, elle l’entraina vers un sofa, le fit asseoir de force et tout en le tenant pressé fortement sur elle, elle dit d’une voix frémissante :

— Tue-moi plutôt, Fernand, que de me dire adieu !

Elle se mit à pleurer sur l’épaule du jeune homme interdit.

Troublé, frissonnant, Fernand releva la tête d’Hortense, baisa ses lèvres humides de ses pleurs et demanda la voix tremblante :

— Tu ne sais donc pas que j’aime l’autre ?

— Je ne sais rien et ne veux rien savoir. Moi, je t’aime, et cela me suffit !

— Tu seras malheureuse avec moi !

— Moins que de vivre loin de toi !

— Entre nous deux il y aura toujours l’image et le souvenir de l’autre !

— Pas toujours, Fernand. Car, vois-tu, je me ferai si belle — car je sais me faire belle quand je veux — oui, je me ferai si attrayante, si bonne, que l’image de l’autre s’effacera !

— Pourtant, Hortense, tu es belle déjà !

— Oh ! ne raille pas, hein ! Je sais que je ne suis pas belle en ce moment !

— Je te dis que je te trouve belle moi, très belle !

— Tu es sérieux ?

— Regarde-moi !

Oui, chose extraordinaire, Fernand semblait redevenu lui-même ; il souriait doucement, heureusement… puis à pleines lèvres il embrassait les lèvres qui ne se refusaient pas aux siennes.

— Alors, tu me regretteras, si tu me dis adieu ! balbutia Hortense tout enivrée.

— Je ne veux pas te dire adieu !

— Non ? Vrai ?… Embrasse-moi encore, Fernand, parce que je ne te croirai pas !

— Crois, mon amour… tu vois bien que je t’aime !

— C’est vrai que tu m’aimes, puisque tu me l’as déjà dit !

— Je t’aime par-dessus tout au monde !

Cette fois Hortense regarda le jeune homme très longuement. Quoi ! est-ce elle maintenant qui devenait folle ? Ou bien, ce Fernand, avec son sourire mystérieux, était-il en train de lui jouer un acte de comédie ?

Elle se sentit fortement pressée dans les bras du jeune homme, elle ferma les yeux, et ses oreilles saisirent ces paroles :

— Je t’aime mieux que mon père, mieux que ma mère ! Hortense, m’entends-tu ?

Les lèvres de la jeune fille avec un sourire de joie sublime murmuraient :

— Oh ! Vierge d’Ivoire… merci !

Fernand, qui n’avait pas compris, continuait de presser la jeune fille contre lui, il la dévorait de ses lèvres.

— Hortense, c’est pour Pâques, n’est-ce pas ?

— Oui, Fernand… murmurèrent les lèvres de la jeune fille.