Aller au contenu

La vierge d’ivoire/14

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 40-42).

XIV

COMMENT FINIT CETTE HISTOIRE VRAIE


Philippe Danjou était devenu le mari choyé de Lysiane, tout comme Hortense était devenue l’heureuse épouse de Fernand Drolet. Et sur le seuil de la vie nouvelle pour eux, les quatre amants ne découvraient que des horizons de parfait bonheur.

Et ce capricieux bonheur était revenu chez M. Roussel. Seulement, après tant de longues veilles qu’il avait passées auprès de la couche de sa fille, après les milles inquiétudes, les sombres angoisses, les désespoirs, le négociant s’était casé. Il avait en quelques mois excessivement vieilli, et depuis la fin d’avril il avait cessé de se rendre à son établissement de la rue Saint-Paul.

Alors s’était réalisée la prédiction d’Amable Beaudoin : un matin, Philippe Danjou était entré dans la maison de commerce de la rue Saint-Paul comme le maître. En effet, le négociant avait cédé sa maison de commerce à sa fille qui en devenait propriétaire, avec Philippe, son mari, comme directeur. Naturellement M. Roussel s’était réservé le droit de diriger Philippe dans les passes difficiles ; car il faut bien admettre que le jeune homme était loin d’avoir l’expérience nécessaire pour diriger de lui-même une maison d’affaires aussi importante. Il est vrai de dire qu’il avait à son service des employés d’expérience dont les avis pourraient lui être utiles. Et puis, Philippe était intelligent et très actif, et l’on pouvait compter que tout irait bien.

Faut-il ajouter qu’il possédait une femme incomparable qui, pour lui, allait être un guide et un égide puissants !

Aux premiers jours de juin, un peu après le départ de M. et Mme Roussel qui étaient allés passer la saison d’été sur une plage du Saint-Laurent, au Bic, je pense, Philippe, un matin, vit entrer dans son bureau de la rue Saint-Paul Adolphe Beaudoin. L’apparition du fils d’Amable fit surgir dans l’esprit très occupé de Philippe tout un passé qu’il avait presque oublié.

Il reçut le jeune homme avec la meilleure affabilité.

— Mon cher Adolphe, ce que tu as changé : te voilà un homme fort ! Mais dis-moi de suite comment va ton père, et madame Beaudoin, Eugénie, Clarisse…

— Monsieur Philippe, merci pour eux. Tous sont bien, sauf Eugénie.

— Hein ! Eugénie, est-elle donc malade ?

— Bien malade, monsieur Philippe.

— Mais depuis quand ?

— Depuis le lundi de Pâques.

— Ah ! De quoi souffre-t-elle ?

— Sa maladie ressemble beaucoup à celle qui m’a tenu sept années cloué sur un grabat.

— Ah ! ce que je suis peiné. Pauvre Eugénie ! Que disent les médecins ?

— Rien. Ils ne savent pas. Ils disent à peu près ce qu’ils ont dit à mon sujet. Mais je ne suis pas venu uniquement pour vous informer de cette mauvaise nouvelle.

— Non ? Que puis-je faire pour toi ?

— Ce n’est pas pour moi non plus que je suis venu, c’est pour ma sœur.

— Pour Eugénie ? demanda Philippe avec surprise.

— Oui… elle veut vous voir.

— Elle veut me voir ! Mais certainement, ajouta le jeune homme avec une grande émotion, j’irai la voir, Adolphe. J’irai ce soir en sortant de mon bureau.

— Elle désire vous voir de suite, monsieur Philippe.

— De suite ? Eh bien, soit.

Philippe se leva avec agitation, prit son chapeau et ajouta :

— Viens Adolphe ! Allons !

— Un moment, monsieur Philippe, mais Eugénie désire voir également votre femme.

— Hein ! ma femme aussi ?

— Et elle demande que madame Danjou apporte avec elle sa Vierge d’Ivoire.

Philippe pâlit légèrement. Il eut cette pensée :

— Est-ce qu’on allait demander à Lysiane de donner sa statuette… son talisman ? Mais il sourit de suite en songeant qu’Hortense, pour s’en être séparée, n’en avait pas été moins heureuse.

Il répondit à Adolphe :

— C’est bien, Adolphe, va dire à Eugénie que je cours chercher ma femme et que dans une heure au plus nous serons là.

— Avec la Vierge d’Ivoire, n’est-ce pas ?

— Oui, oui.

Adolphe partit tout joyeux.

Philippe commanda de suite une voiture et se fit conduire vivement chez lui, rue Sainte-Famille.

Quand il eut mis sa femme au courant de la demande étrange que lui avait fait adresser Eugénie, Lysiane dit avec pitié :

— Pauvre fille ! Oui, allons vite la voir, Philippe ! Tiens, vois-tu, j’ai là ma Vierge d’Ivoire.

Elle désignait une petite bourse de maroquin placée dans le fond de sa sacoche.

Tous deux montèrent dans la voiture qui avait amené Philippe, et une demi-heure après ils entraient au restaurant de la rue Notre-Dame.

Le bossu s’élança à leur rencontre.

— Ah ! monsieur Philippe… une éternité ! Il secouait vigoureusement la main du jeune homme. Et apercevant Lysiane souriante un peu à l’arrière, il ajouta : Pardon, madame, si je traite ainsi votre mari, mais…

Lysiane l’interrompit avec ces paroles :

— Monsieur Beaudoin, je sais toute l’histoire de Philippe et je connais les bontés que vous avez prodiguées à son égard. Mais vite, conduisez-nous auprès de votre fille malade !

— Oui, c’est vrai, madame… Ah ! pauvre Eugénie ! elle est bien mal, vous allez voir ! Vous avez votre Vierge d’Ivoire, madame ?

— Oui, je l’ai, là.

— Oh ! merci, venez !

Amable précéda ses visiteurs dans la cuisine, puis vers l’escalier qui conduisait au logement de la famille Beaudoin.

L’instant d’après Philippe et Lysiane étaient introduits dans la chambre d’Eugénie où se trouvaient déjà réunis la femme du restaurateur et ses enfants.

Philippe eut de la peine à reconnaître Eugénie : elle était si pâle, si amaigrie, si défaite !

Elle sourit en voyant Philippe et elle regarda attentivement Lysiane qu’elle vit rayonnante de santé et de beauté. Ses yeux se fermèrent brusquement et tous les traits de son visage parurent se crisper sous la torture d’une souffrance atroce. Mais cela ne dura pas. Eugénie releva ses paupières sur Philippe auquel elle sourit encore longuement.

— Comment allez-vous, Eugénie ? demanda le jeune homme. Ah ! comme j’ai eu du chagrin quand Adolphe est venu m’apprendre votre maladie !

La malade demanda :

— Et vous, Philippe, vous êtes heureux ?

Philippe se contenta de sourire, puis il dit :

— Eugénie, vous ne connaissez pas ma femme ?

— Non… mais je la vois si belle et si bonne que je suis bien contente pour vous !

— Oui, elle est bonne, Eugénie… bonne comme vous !

La malade sourit encore, et regardant Lysiane, elle demanda :

— Madame, voulez-vous me laisser embrasser votre Vierge d’Ivoire ?

— Certainement, Eugénie, je l’ai apportée. Je ne veux pas seulement que vous l’embrassiez, mais je veux que vous la gardiez, je vous la donne en priant que vous guérissiez.

— Madame, je veux seulement l’embrasser, et je serai guérie. Car j’ai fait un vœu…

— Oui ?

— J’ai promis de me faire religieuse, si je reviens à la santé.

— Vous avez promis ?

— J’ai juré, madame. Donnez-moi la Vierge d’Ivoire !

Lysiane lui tendit la statuette.

Longuement Eugénie la considéra sous les regards émus et attentifs de tous les personnages de cette scène qui n’osaient ni parler, ni remuer par crainte de troubler les pensées de la malade.

Après un moment, Eugénie porta la statuette à ses lèvres, et la rendant à Lysiane, dit :

— Gardez-la, madame, je suis mieux. Merci ! Je prierai pour vous, madame, pour vous aussi, Philipe, et toujours vous serez heureux !

Elle s’endormit… comme Adolphe s’était endormi, comme Lysiane s’était endormie également après qu’Hortense lui eût remis la statuette.

Alors Philippe dit à l’oreille d’Amable :

— Monsieur Beaudoin, c’est encore un miracle de la Vierge d’Ivoire… votre fille est sauvée !

— Dieu vous entende ! monsieur Philippe.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Revenue à la santé Eugénie Beaudoin avait tenu son serment : elle était entrée chez les Sœurs Grises pour vouer le reste de son existence aux œuvres de charité.

C’est à peu près à cette époque que les miracles accomplis par la Vierge d’Ivoire commencèrent à se répandre dans le pays. Beaucoup de malades, qui désespéraient de recouvrer la santé, disaient dans un accent de foi sublime :

— Ô Vierge d’Ivoire, venez à mon secours !

Chaque fois, la grande Vierge là-haut entendait ces voix et chaque fois elle exauçait les prières.


FIN