Lacenaire/38

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Jules Laisné (p. 256-263).


CHAPITRE XXXVIII.

Tentative de crime et séance de lecture. ― Soumagnac. ― Les commères de la rue Montorgueil.


La liste des témoins de l’affaire Chardon étant épuisée, on arrive à la série des faits concernant la tentative d’assassinat de la rue Montorgueil.

M. Mallet, banquier. — Le 29 décembre, quelqu’un s’est présenté chez moi pour demander mon prédécesseur. Il me demanda de me charger du recouvrement d’un effet sur Lyon ; il me demanda aussi d’encaisser un effet sur Paris, ce que son départ ne lui permettait pas de faire. Il était tiré sur Mahossier, demeurant rue Montorgueil, 66, payable le 31 décembre.

D. Que s’est-il passé ce jour-là ?

R. J’ai appris le soir de ce jour-là qu’il y avait eu une tentative sur notre garçon de caisse.

M. Mallet reconnaît Lacenaire.

Louis-Étienne Genevay, 19 ans, garçon de caisse chez M. Mallet. Ce témoin est introduit au milieu d’un mouvement général d’intérêt.

Me Laput. — Avant l’audition de ce témoin, je désire que Lacenaire donne le signalement de François, qu’il prétend faire passer pour son complice. Genevay se retire.

Lacenaire. — Parfaitement, monsieur, et à cet égard les témoins se sont trompés, comme ils se sont trompés lorsqu’ils ont dit : « Nous avons vu descendre trois individus. » François n’avait pas une redingote, comme on l’a dit, mais bien une veste de chasse, couleur bronze, une casquette, une cravate rouge, des souliers et des bas noirs. Voilà quel était son signalement exact.

Genevay rentre et fait sa déposition. Il s’exprime avec difficulté. — J’ai frappé à la porte, dit-il en somme : un individu m’a fait entrer dans une pièce. Cet individu reste derrière moi ; à droite, je vois un gros homme et je demande à qui je dois m’adresser ; on me montre le fond en me faisant voir un sac d’argent. Au même moment, je reçois sur l’épaule comme un violent coup de poing et je crie : Au voleur ! Il veut me faire taire, et je crie plus fort encore : Au voleur ! C’est alors que les individus crient eux-mêmes et que nous descendons tous les trois l’escalier.

D. Pourriez-vous reconnaître celui qui était à votre droite ?

R. Je l’ai regardé à peine ; c’était un homme de bonne taille, un peu plus grand que l’autre ; il avait des favoris dont je ne puis indiquer la couleur.

D. Quel était l’habillement de l’homme à droite ?

R. Il avait une redingote.

D. En êtes-vous bien sûr ?

R. Je crois l’avoir vu. Il avait un chapeau rond ordinaire.

D. Cet homme (en montrant François) pourrait-il vous rappeler l’assassin ?

R. Je ne pourrais pas le reconnaître. L’homme avait des favoris et monsieur n’en a pas.

Mme Robinet, blanchisseuse. — J’ai vu fuir trois hommes qui criaient : Au voleur ! J’en ai saisi un par sa redingote. Cet individu m’a entraînée au fond du corridor ; là, il m’a toisée en se retournant, et lorsqu’il a vu que c’était une femme âgée qui le retenait, il m’a fait pirouetter jusqu’à l’autre bout du carré et m’a fait faire volte-face.

Lacenaire écoute en riant cette déposition.

D. Reconnaissez-vous celui qui vous aurait ainsi maltraitée ?

R. C’est quelqu’un qui baissait la tête.

D. Était-ce vous, Lacenaire ?

Lacenaire, riant plus fort. — Probablement…

L’hilarité de l’accusé se communique à l’auditoire.

La femme Robinet répète que les hommes qui fuyaient étaient au nombre de trois.

Genevay, rappelé, déclare que les assassins n’étaient que deux, et qu’il a couru après eux sur l’escalier.

Lacenaire, après cette déposition, reprend son attitude d’écrivain, et fait quelques corrections au crayon en marge de ses feuillets.

On entend une femme qui prétend, elle, avoir vu quatre individus dans l’escalier, trois assassins et le garçon de caisse.

Lacenaire. — C’est faux ! nous n’étions que deux ! il y avait beaucoup de personnes attroupées devant la porte : comment, dans cette foule, distinguer trois individus qui fuyaient ? Je déclare que j’ai fermé la porte le second et qu’il n’y avait personne derrière moi.

M. le Président, au témoin. — Quel est celui qui serait tombé sur l’escalier ?

François, à voix basse et s’adressant à Lacenaire d’un ton menaçant : — Dites que c’est moi ! dites que c’est moi !

Lacenaire sourit et jette sur son co-accusé un regard étrange.

La dame Darbois a vu passer Genevay porteur de sa sacoche. Elle a entendu crier, et est sortie aussitôt pour faire chorus, sans savoir pour qui, ni pour qu’est-ce.

Vive et bruyante hilarité. — Lacenaire s’en fait expliquer la cause par un des gendarmes, et prend part aux rires qui retentissent dans la salle.

M. le Président. — Ces rires sont indécents, en vérité ! La scène qui nous occupe est trop triste, trop grave pour exciter la gaîté.

Le silence se rétablit, Lacenaire se remet à écrire sur son genou.

On entend encore quelques femmes qui viennent déposer sur les faits de la rue Montorgueil. Elles pensent qu’il y avait trois malfaiteurs.

Lacenaire persiste à déclarer qu’il n’y en avait que deux, et soutient toute la discussion à ce sujet avec un sang-froid et une présence d’esprit qui ne se sont pas troublés un instant durant tout le cours de cette longue audience.

Henri Soumagnac, dit Magny, marbrier. — Je connais Hippolyte (c’est François) ; je l’ai rencontré à la porte Saint-Denis, et il est venu coucher une douzaine de fois chez moi, rue de l’Égout ; il y venait même en mon absence, et la portière avait l’ordre de lui donner ma clef. Il est venu coucher le 31 décembre. Je l’ai vu le lendemain matin de très bonne heure, au moment où je m’en allais. Il était seul et, la veille, il avait ribotté.

Lacenaire. — Je vais rappeler au témoin une circonstance qui pourra l’aider à fixer ses souvenirs. M. Magny rentrait à deux heures du matin, le 31 décembre ; il était accompagné d’une fille. Il se dirigea vers le lit où j’étais avec François. « Ah ! dit-il, après avoir tâté, il y a deux têtes ! » Il alla dans une autre chambre avec sa maîtresse. Comme Magny était un peu en ribotte, il pourrait avoir oublier ça ; mais voici une circonstance qu’il se rappellera : il avait oublié son port d’armes dans le lit, et vint le lendemain matin le réclamer à François.

Soumagnac. — Il est vrai que j’ai un port d’armes, mais je ne sais pas comment monsieur peut le savoir… Je ne connais pas monsieur… D’ailleurs, parce que j’ai un port d’armes, ce n’est pas une raison pour le laisser traîner partout.

Lacenaire. — Je vais vous dire comment je sais.

François, à Lacenaire. — Menteur ! menteur !

Lacenaire, sans regarder François. — François a trouvé ce papier ; il a dit : « Bon ! c’est un port d’armes. cela peut servir si l’on était arrêté sans papiers. » En sortant le matin, M. Magny, qui, sans doute, avait fouillé dans sa poche, ne trouvant pas son permis de chasse, revint cinq minutes après le chercher. François le laissa fureter pendant longtemps dans la chambre mais, voyant enfin l’inquiétude de Soumagnac et l’impossibilité de garder ce papier, il fit semblant de chercher à son tour et le lui rendit. Aussitôt après la sortie de Magny, nous avions relevé le matelas sur lequel nous nous étions couchés par terre, et le port d’armes, étant avant cette opération sur le lit, se trouvait après sous le matelas.

Soumagnac. — Ce sont des mensonges auxquels je ne comprends rien.

M. le Président insiste et reproche au témoin son manque de bonne foi. Il lui rappelle une condamnation à un an de prison qu’il a déjà encourue, et en tire cette conséquence que l’on ne peut ajouter créance entière à sa déclaration.

François. — Monsieur le Président, je vais vous expliquer comment Lacenaire a pu savoir que Magny était possesseur d’un port d’armes : c’est parce qu’à une autre date, du 3 au 4 janvier, je l’ai mené coucher chez Magny en l’absence de Magny, et c’est alors qu’il a vu le port d’armes. Je ne crains rien, messieurs, je ne demande ici que la justice !…

Lacenaire. — Mais soyez donc tranquille!… soyez donc tranquille !… vous l’obtiendrez, et complète encore !

François. — Je ne te parle pas, misérable…

Lacenaire hausse les épaules et se penche vers son avocat qui lui parle.

M. le Président. — François, je vous rappelle au respect que vous devez à la justice ! Soyez désormais plus calme, je vous le dis dans votre propre intérêt.

M. le Président, à François. — Vous aviez toujours dit que vous aviez couché le 31 décembre chez Soumagnac ; ce n’est qu’aujourd’hui que vous avez parlé du 3 ou 4 janvier.

François. — C’était de ma part une erreur manifeste, puisque, même à cette époque, j’ai dit que j’avais vu Lacenaire le 1er janvier pour la première fois.

M. le Conseiller Aylies à Soumagnac. — Témoin, n’êtes-vous pas cependant entré chez vous le 31 décembre avec une concubine ?

Soumagnac. — Je n’ai pas de concubine.

La veuve Collard, portière, déclare qu’elle ne peut savoir si Magny est entré le 31 décembre seul ou avec une femme ; elle était couchée et Magny n’avait pas de lumière. Vous comprenez bien, ajoute le témoin avec une extrême volubilité, que je n’allais pas me mêler de ça. Mon état est de tout voir sans rien dire… (On rit.) Certainement qu’il amenait quelquefois des femmes, mais cela ne me regardait pas… D’ailleurs il n’avait pas une femme d’habitude… il en changeait… c’était tantôt l’une, tantôt l’autre. Je ne sais pas si, le 31 décembre, deux personnes ont couché dans le lit, je ne le faisais pas tous les jours.

Lacenaire. — Nous sommes sortis de chez Soumagnac à 10 ou 11 heures. Cette femme faisait son lit.

La portière. — Ah ! le faux témoin !… (On rit.) Tiens ! que j’aurais été faire un lit le jour de l’an ! j’avais bien autre chose à faire ce jour-là. (On rit encore.) D’ailleurs, est-ce que je connais c’m’sieu-là, moi ; dit-elle en désignant Lacenaire. (Hilarité. Lacenaire rit aussi).

M. le Président, à la portière. — Avez-vous vu Lacenaire chez Soumagnac dans la nuit du 3 au 4 janvier ?

La portière. — Non.

Lacenaire sourit et suit des yeux la portière jusqu’à ce qu’elle soit assise au banc des témoins.

François. — J’affirme que Lacenaire n’est venu chez Soumagnac que dans la nuit du 3 au 4 janvier, et si la portière ne l’a pas vu, c’est que je le cachais.

Lacenaire. — Tout cela est faux ! je ne suis point retourné chez Soumagnac, je n’ai point quitté, depuis cette époque, le garni de Pageot, comme cela sera prouvé par ses livres.