Lacenaire/42

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Jules Laisné (p. 322-325).


CHAPITRE XLII.

Opinions philosophiques et religieuses de Lacenaire. ― Le moulage de sa figure.


En vain ceux qui voyaient Lacenaire lui faisaient-ils sentir de quelle importance devaient être pour lui les derniers instants de sa vie, il demeurait sourd aux plus sages exhortations. Voici les réflexions que lui inspirèrent les adjurations d’un célèbre abbé envoyé dans sa prison, et le récit des sensations qu’il éprouva pendant que M. Dumoustier opérait le moulage en plâtre de son visage. Ces passages sont textuellement tirés de ses Mémoires :

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« Par exemple, il faut en convenir, cette question religieuse qui semble préoccuper tant de monde, à la manière dont on s’obstine à me la présenter, n’excite réellement aucun retour sur moi-même : avec elle je reste Lacenaire tout entier. Ainsi, ils m’ont envoyé un abbé C*** à réputation : j’y mettais de la bonne volonté, je me sentais disposé à m’assouplir, point ! Voilà un abbé qui me parle de Massillon, de Bossuet, et qui veut qu’au point où j’en suis, je fasse de ce qu’il appelle mon salut, une question de doctrine ! Catholique ou damné ? Je m’abstiens de choisir.

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« Ils peuvent se vanter d’avoir, hier soir, et deux heures durant, placé cruellement ma tête sous le boisseau.

« Un phrénologiste, M. Dumoustier, m’a été amené, et m’a modelé : ma figure serait devenue pourpre, s’il m’eût fallu avouer tout haut les sensations chaudes, tièdes et froides, qui me couraient le long de la colonne vertébrale, pendant la préparation de l’épreuve du moulage. Mais, comme je sais garder la consigne que je me suis donnée, rien n’a paru.

« Les réels apprêts pour l’échafaud, jusqu’à me raser les cheveux ! le froid du rasoir sur la nuque, m’a fait courir un million de fourmis aux pattes froides sur la chair. Avec un peu plus d’humanité, ce médecin me tirait de peine et abrégeait la besogne des autres ! Il est vrai que le plâtre ne m’aurait plus représenté que mort, et qu’il faut au moins, pour la curiosité de la science, deux copies, une avant, l’autre après.

« Ensuite, j’ai dû, couché sur mon lit, renverser ma tête dans un demi-cercle en cuivre qui m’a pris au cou, comme la lucarne de la guillotine. J’ai compris tout cela.

« Est venu le plâtre : petit à petit ma face s’est trouvée couverte ; pour conserver ma respiration, deux petits tubes.

« Alors je me suis arrangé dans une autre hallucination : ma respiration était évidemment fort gênée ; avec un coup de collier, bien déterminé de ma volonté, je pouvais m’intercepter l’air, m’étouffer… ils m’auraient cru patient et docile ; j’eusse été mort ! sans autre avis ; à peine une convulsion dans les jambes qu’ils auraient prise pour une impatience nerveuse. Mort ! en ami de la science, et de la main d’un savant ! de préférence à celle du bourreau !… j’y gagnais. Mon exécution devenait originale… on en eût parlé.

« La tentation d’éteindre moi-même le flambeau m’est venue. J’ai, l’espace de cinq minutes, retenu mon haleine ; j’en serais venu à bout !… mais l’imagination, cette folle de la maison, m’a brusquement chassé de cette riante perspective. J’ai vu Avril ouvrant bien grands ses yeux de chat, puis entrant dans une rouge colère, parce que monsieur Lacenaire le laissait partir tout seul, et ne mêlait pas son sang au sien sur le trimar… Je me serais encore bien arrangé de la fureur et de la stupéfaction d’Avril, elles m’auraient même amusé un instant ; mais ce bon M***, à qui je dois des soins si complaisants et qui avait facilité ma mort !… il restait aux prises avec la justice ; il perdait sa place, et il a de la famille ! Et encore ce pauvre médecin, harcelé par l’inquisition judiciaire, accusé presque d’assassinat avec préméditation, tout au moins accusé d’ignorance, de maladresse… c’était une réputation perdue !

« Tout cela m’a désenchanté : je me suis décide à vivre.

« M. Dumoustier a tiré le fil, a fait la section du plâtre, a dépecé les contours ; puis il m’a découvert la face et a enlevé la contre-épreuve de moi-même, avec précaution, en deux quartiers ; le bourreau n’en feru qu’un morceau.

« Le bon docteur était transporté d’aise ! l’operation avait réussi ; il m’a serré les mains : qu’aurait-il fait s’il se fût douté de l’obligation qu’il m’avait !

« J’ai pris le plâtre, j’allais le briser ; le médecin est venu à moi et m’a dit en me frappant sur l’épaule :

— « Bon M. Lacenaire ! comme il y a mis de la patience !

« J’ai épargné ma perfide ressemblance, pour ne pas détromper ce médecin. »