Leçons sur les hypothèses cosmogoniques (Poincaré, 1911)/Chapitre 01

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Libraire scientifique A. Hermann et fils (p. 1-6).


CHAPITRE i.

HYPOTHÈSE DE KANT.


1.Emmanuel Kant a exposé ses idées sur la constitution et l’origine de l’Univers dans un Ouvrage publié en 1755 sous le titre Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels[1], et il les a reproduites en 1763 dans un autre écrit : Der einzig mögliche Beweisgrund zu einer Demonstration des Daseins Gottes. Nous empruntons au Livre de H. Faye : Sur l’Origine du Monde (Paris, Gauthier-Villars, 4e édit., 1907, p. 131 et suiv.) la traduction de quelques passages du grand philosophe allemand.

« Les conditions mécaniques du système planétaire dont toutes les parties tournent dans le même sens autour du Soleil, dans des cercles couchés à peu près sur le même plan de son équateur, ont frappé tous les chercheurs. Tous se sont accordés à y voir l’effet d’un mouvement d’ensemble déterminé par quelque cause naturelle. De là, les tourbillons de Descartes qui ont conservé des adhérents longtemps après que Newton eut prouvé qu’il n’y avait au ciel rien de semblable, et que les queues des comètes traversaient ces prétendus tourbillons sans s’y laisser dévier. » (p. 132.)

Ainsi, Descartes avait rempli l’espace de ses tourbillons, tandis que Newton avait montré qu’il est vide de toute matière pondérable. Kant cherchera alors à expliquer les particularités du système planétaire, en supposant que l’espace, actuellement vide, ne l’a pas toujours été. Il admet qu’à l’origine la matière qui compose les astres était répandue dans tout l’espace, où elle formait une sorte de chaos nébulaire uniforme dont les particules s’attiraient mutuellement suivant la loi de Newton. Cet état d’uniformité serait instable, tout centre de condensation, si petit qu’il soit, devenant immédiatement centre d’attraction.

Donc, d’après Kant, l’uniformité doit engendrer la diversité, l’homogène doit produire l’hétérogène ; — c’est là un point que nous étudierons et discuterons plus loin en détail[2] — disons seulement dès maintenant qu’Emmanuel Kant n’est pas en contradiction, malgré les apparences, avec le second principe de la Thermodynamique, qu’on énonce parfois de cette façon un peu vague : l’état final des systèmes est l’homogénéité.

C’est un peu plus loin que Kant se met en opposition absolue avec les principes de la Mécanique :

« Admettons donc, dit-il, qu’à l’origine la matière du Soleil et des planètes ait été répandue dans tout cet espace, et qu’il se soit trouvé quelque part, là où le Soleil s’est effectivement formé, une légère prépondérance de densité et par suite d’attraction. Aussitôt une tendance générale s’est prononcée vers ce point, les matériaux y ont afflué et, peu à peu, cette masse première a grandi. Bien que des matériaux de densités différentes se trouvassent partout, cependant les plus lourds ont dû particulièrement se presser dans cette région centrale ; car, seuls, ils ont réussi à pénétrer à travers ce chaos de matériaux plus légers, et à s’approcher du centre de la gravitation générale. Or, dans les mouvements qui devaient résulter de la chute inégale de ces corps, les résistances produites entre les particules se gênant les unes les autres n’ont pu être si parfaitement les mêmes en tout sens, qu’il n’en soit résulté, çà et là, des déviations latérales. En pareil cas s’applique une loi générale des réactions mutuelles des corps, à savoir que ces corps se détournent et tâtonnent, pour ainsi dire, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé le chemin de la moindre résistance. Ces déviations latérales aboutissent donc forcément à une circulation commune, dans le même sens et dans la même région. Et même les particules dont le Soleil a été formé lui sont parvenues affectées déjà par ce genre de déviation, en sorte que le corps résultant, le Soleil, s’est trouvé animé d’une rotation dans le même sens. » (p. 132-133)

La pensée de Kant, à laquelle aucun mathématicien ne saurait se rallier, se comprend sans difficulté et il est aisé de voir quelle a été l’origine de l’erreur ; dans une foule la police impose parfois un sens déterminé de circulation afin d’éviter les heurts et les encombrements. Kant imagine qu’il s’établit entre les particules en mouvement une sorte de police spontanée et automatique, par l’effet des chocs eux-mêmes. Inutile d’ajouter que les affirmations de Kant sont en contradiction formelle avec le principe des aires, d’après lequel le moment de rotation d’un système soustrait à toute action extérieure est constant : ce moment de rotation doit rester toujours nul s’il l’est initialement. Il est donc impossible qu’un système partant du repos ait engendré le système solaire, pour lequel le moment de rotation n’est pas nul : or, Kant suppose explicitement que la matière primitive du Soleil part du repos. Pourquoi Kant n’a-t-il pas supposé, comme le fit plus tard Laplace, une rotation initiale ? C’est que Laplace se bornera à considérer la nébuleuse d’où est sorti le système solaire, tandis que Kant a voulu essayer d’expliquer la formation de la Voie Lactée tout entière. Peut-être aussi Kant a-t-il trouvé plus philosophique de ne pas supposer un mouvement initial.

2.Quoi qu’il en soit, Kant pense que, vers le centre de sa nébuleuse, va se former une condensation prépondérante (Soleil), autour de laquelle les particules vont circuler, à peu près dans un même plan, suivant les lois de Képler ; ces particules donneront par la suite des condensations secondaires (planètes) :

« Ainsi l’équateur solaire n’est autre chose que le plan de cette circulation générale. Or, les particules qui se trouvaient hors de ce plan ont dû, en vertu des lois de la gravitation, aller le rencontrer quelque part dans leur mouvement de circulation et s’y accumuler, surtout vers la région centrale. D’ailleurs, au milieu de ces particules se poussant, se résistant l’une à l’autre, celles-là seules ont dû continuer à se mouvoir librement en cercles concentriques qui étaient arrivées à ces cercles juste avec la vitesse linéaire exigée par les lois des forces centrales. Cette vitesse résulte de la hauteur de chute ; la déviation latérale résulte de ces conflits incessants dont le résultat final est d’arriver à la direction de moindre résistance. Quant aux particules, en bien plus grand nombre, pour qui la vitesse n’était pas dans la proportion voulue, elles ont continué leur chemin en s’approchant de plus en plus du Soleil et ont contribué à le former.

« Ainsi le système premier se trouve transformé, par les lois combinées de l’attraction et de la résistance, en un autre système dans lequel tout l’espace compris entre deux plans parallèles, assez rapprochés de part et d’autre du centre du Soleil, est parcouru librement par des particules se mouvant dans des cercles, chacune avec la vitesse qui répond à sa distance au centre. Comme leurs résistances mutuelles sont, là, aussi faibles que possible, cet état de choses durerait indéfiniment si leur attraction n’intervenait pour le modifier et y faire naître les germes de formations nouvelles, les planètes. En effet les particules voisines décrivant des cercles presque égaux et parallèles, elles se trouvent comme en repos les unes par rapport aux autres : alors, s’il se trouve quelque centre d’attraction prépondérante, les particules voisines tendront vers ce point et y formeront une masse dont l’attraction toujours croissante finira par s’étendre et ramasser au loin de nouveaux matériaux. Évidemment les corps ainsi formés seront animés, autour du Soleil, des mêmes mouvements circulaires que leurs éléments primitifs. » (p. 134-135.)

3.Kant essaie ensuite d’expliquer la rotation directe des planètes et la formation de leurs satellites :

« Tout ce qui s’est passé en grand autour du Soleil, se répétera en petit autour de toute planète, pourvu que sa sphère d’attraction ait acquis une extension suffisante » (p. 135.)

Pour expliquer ce sens direct de rotation des planètes et de révolution des satellites, Kant donne, il faut l’avouer, des raisons fort insuffisantes. Il semblerait même que les particules, se mouvant autour du Soleil selon la troisième loi de Képler, auraient tendance à engendrer des planètes à rotation rétrograde, puisque les particules ont une vitesse linéaire d’autant plus grande qu’elles sont plus proches du Soleil. — Nous discuterons plus loin les raisons que l’on peut invoquer pour expliquer les rotations directes.

4.Kant s’occupe aussi de la formation de l’anneau de Saturne :

« Pour montrer, par un autre exemple, que la simple action de la gravitation, en réunissant des éléments dispersés, produit nécessairement des effets d’une telle régularité, je vais dire comment l’anneau de Saturne a pu et dû se former par une voie entièrement mécanique. Que l’on veuille bien m’accorder seulement ceci : à l’origine, sous l’influence de la chaleur, l’atmosphère de Saturne s’est développée bien au delà de ses limites actuelles ; plus tard, elle s’est refroidie, et les particules atmosphériques qui s’étaient élevées ont commencé à retomber sur la planète. Cela posé, le reste suit avec une rigueur toute mécanique. Les particules de cette atmosphère, en s’élevant, ont emporté avec elles la vitesse de rotation qu’elles possédaient primitivement, selon la place qu’elles occupaient sur la planète. Elles ont donc dû, d’après les règles des forces centrales, décrire librement des cercles autour du centre. Mais il s’en est trouvé dont la vitesse était insuffisante pour que la force centrifuge fît exactement équilibre à leur pesanteur ; celles-là ont du s’entre-choquer, se ralentir et finalement retomber sur la planète, tandis que les autres, à vitesses plus grandes, continuaient à se mouvoir librement sur leurs orbites circulaires. Celles-ci devaient nécessairement traverser à chaque révolution le plan de l’équateur de la planète, et s’y ramasser de manière à former une sorte de limbe dans le prolongement de ce plan. Ce limbe, formé ainsi de particules se mouvant librement autour de la planète, ne pouvait être qu’un anneau constitué principalement par les molécules équatoriales, puisque celles-ci possédaient, en s’élevant, la plus grande vitesse.

« Et comme il n’y a, entre toutes les distances au centre, qu’une seule distance pour laquelle cette vitesse équatoriale soit compatible avec le mouvement libre dans un cercle, ou pourra décrire dans le plan de ce limbe une circonférence concentrique à Saturne, au dedans de laquelle toutes les particules devront retomber sur la planète. Les autres particules comprises entre cette circonférence et le bord extérieur du limbe, sous forme d’anneau, continueront à circuler autour de la planète sans jamais retomber sur elle.

« Cette solution nous fournit immédiatement le moyen de déterminer la durée inconnue de la rotation de Saturne. En effet, la vitesse de circulation des particules situées au bord interne de l’anneau étant égale à celle que possède un point de l’équateur de Saturne en vertu de sa rotation, il suffira de calculer la durée de sa révolution au moyen de celle d’un des satellites, pour avoir la durée de la rotation de la planète. On trouve ainsi 6h25m52s. » (p. 143-144)

Sans nous arrêter à ce chiffre beaucoup trop faible, disons que Kant fait ensuite quelques réflexions intéressantes sur la stabilité de anneau de Saturne. Il le considère comme formé de particules tournant indépendamment les unes des autres autour de la planète, selon la troisième loi de Képler ; et il pense que, dans l’anneau se produisent « des lignes de rupture qui le divisent en anneaux concentriques isolés l’un de l’autre. » (p. 154.) Cette idée est d’autant plus remarquable que Kant ne connaissait pas la grande division de Cassini.

Enfin, si, parmi les planètes, Saturne est la seule qui possède un anneau, c’est, d’après Kant, parce que sa densité est faible et sa rotation très rapide. Il s’ensuit que le rapport de la force centrifuge à la gravité est plus grand pour Saturne que pour les autres planètes.

5.Les comètes, selon Kant, ont une origine analogue à celle des planètes. Dans un chapitre assez confus, il s’efforce de montrer qu’elles ont dû se former à de grandes distances du Soleil, et, d’après ses idées, l’orbite d’un astre doit s’éloigner doutant plus de la forme circulaire que l’astre s’est formé plus loin du Soleil. Le sens du mouvement des comètes devrait être, en général, le même que celui des planètes, c’est-à-dire direct ; et si, de son temps, on connaissait dix-neuf comètes rétrogrades, Kant fut porté à en attribuer au moins quelques-unes à une illusion d’optique.

6.Tels sont les traits principaux de la Cosmogonie de Kant. On voit qu’il eut l’idée d’attribuer une commune origine au Soleil et à toutes les planètes. Il fit même, à ce sujet, une curieuse remarque : si le Soleil et les planètes sont formés des mêmes éléments, la densité moyenne de celles-ci doit être égale à celle du Soleil ; or, adoptant les nombres de Buffon, Kant trouve que le rapport de ces densités est celui de 64 à 65, coïncidence assez curieuse. Malheureusement, ses affirmations sont trop souvent en contradiction avec les principes de la Mécanique.


  1. On trouvera la traduction complète de cet Ouvrage à la fin du Livre de C. Wolf : Les Hypothèses cosmogoniques (Paris, Gauthier-Villars, 1886).
  2. Au Chapitre V, à l’occasion de l’hypothèse de M. du Ligondès.