Le Baromètre de Martin-Martin/6

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Le Baromètre de Martin-Martin
La Revue blancheTome XXI (p. 16-21).
LE BAROMÈTRE DE MARTIN-MARTIN


Premier Janvier


M. Bedu-Martin, à La Marche.


Mon cher grand-papa.

C’est la première fois, depuis sa naissance, que votre petite-fille Vovonne n’est pas auprès de vous, le jour de l’An, pour vous embrasser bien fort et vous souhaiter la bonne année ! Savez-vous que j’en ai un gros chagrin, malgré ma joie d’être à Paris ; ah ! grand-papa, pourquoi n’être pas ici avec vos enfants qui seraient si heureux tous de vous avoir ! Mère ne cesse de me le répéter chaque jour : — Si bon papa était ici, Vovonne, nous serions vraiment trop contents !… — Et elle a bien raison, je trouve, moi : car, allez, cher grand-père, à présent que je connais bien Paris, je vous en ferais voir de belles choses, et faire de longues promenades, nous en ferions chaque après-midi, tous les deux, et ce que nous serions contents, allez, je vous le garantis, vous ne penseriez plus à vos méchantes douleurs rhumatismales. Enfin, cher bon papa, si vous nous aviez accompagné à Paris, comme on vous en avait tant prié, en ! bien, au lieu de vous écrire comme je fais, je serais venue moi-même demain matin dans votre chambre, vous crier comme toujours : — Bonne et heureuse année, cher grand-père ! — J’ai aussi le cœur gros en songeant que ce n’est qu’au printemps que je vous embrasserai, les occupations de père ne nous permettront pas de nous éloigner de Paris avant mai, et vous-même je vois bien que vous ne viendrez pas cet hiver, alors… — Mais, ne nous attristons pas, n’est-ce pas cher bon-papa !

Savez-vous que je deviens tout à fait parisienne, et mère aussi ; nous sortons beaucoup, beaucoup, allons quelquefois au théâtre, et fort souvent en visite ; j’ai été vendeuse à une grande vente de charité, j’aidais ces dames Tirebois qui avaient un buffet ; nous avons eu un monde énorme ; beaucoup de jeunes gens : ils aiment beaucoup les gâteaux, je vous assure, bon-papa ! À lui seul, le cousin de Germaine Tirebois a avalé pour quinze francs de beurres-mokas, j’en avais mal au cœur pour lui ! Je me suis, naturellement, énormément amusée, Germaine est si gaie, si boute-en-train, et sa mère réellement très aimable. Ce sont là de très bonnes amies que nous avons, et nous nous voyons fréquemment. Mère a pris un jour de réception ; nous commençons à avoir pas mal de relations, et comme nous rendons beaucoup de visites, les mercredis de maman sont très courus. J’ai des amies très gentilles ici, mais je n’ai de réelle affection que pour Germaine. C’est elle d’abord que je connais le plus, et depuis très longtemps, et ensuite nous avons deux natures qui sympathisent parfaitement. Son père et sa mère sont aussi, il faut l’avouer, des gens réellement aimables, et fort liés avec mes parents, de cette façon l’amitié que j’ai pour Germaine ne fera qu’aller en augmentant. Elle ne vous a vu qu’une fois à La Marche, il y a quatre ans, pour la fête du Quinze Août, vous rappelez-vous, cher bon-papa ? eh ! bien, elle a gardé un très bon souvenir de vous, et elle se souvient parfaitement que vous lui avez offert une belle fleur de votre petit jardin…

Cher bon-papa, je ne veux pas vous ennuyer plus longtemps de mon bavardage, et je me sauve bien vite. Encore une fois, bonne et heureuse année, et de bons et affectueux baisers de votre petite-fille bien aimante.

Yvonne Martin-Martin.

Maman me charge de vous dire qu’elle vous écrira demain, mais qu’elle fait partir pour vous une petite caisse de fruits confits.


Mademoiselle Yvonne Martin-Martin,
chez Monsieur Martin-Martin, député, Paris.
Chère Yvonne.

Vous avez peut-être su par Monsieur Bedu-Martin, votre grand-père, que nous nous étions absentés de La Marche pendant quinze jours, et, de là, chère amie, le retard de ma lettre ; excusez-moi, je vous en prie ; je serais tout à fait ennuyée que vous ayez pu penser un moment que je vous oubliais ! Pourtant votre longue missive, si détaillée, si intéressante, demandait une réponse immédiate : mais, vous savez ce que c’est, chère amie, et c’est pourquoi je compte beaucoup sur votre indulgence à mon égard : quand on voyage on ne s’appartient plus !

Ma mère et moi avons été chez une vieille amie qui a une magnifique propriété à cinq heures de La Marche. Nous n’avons pas eu lieu du reste de le regretter, car ces quinze jours ont passé trop rapides à mon avis, je me suis tellement amusée, chère Yvonne !

Nous étions très nombreux, beaucoup de jeunes filles, par conséquent beaucoup de gaîté ! J’ai eu le plaisir de faire là la connaissance de votre charmante cousine, mademoiselle Jane Roche, nous avons beaucoup causé de vous, elle m’a dit avoir reçu un long journal de votre vie parisienne, et elle a même eu la gentillesse de m’énumérer tous les plaisirs que vous avez eus ces dernières semaines. Je vois avec bonheur que, quoique vous amusant bien, vous ne nous négligez pas, nous autres petites provinciales…

Nous avons passé chez la vieille amie de ma mère juste quinze jours, et si papa ne nous avait pas écrit lettre sur lettre qu’il voulait absolument que nous rentrions à La Marche, je crois bien que nous serions encore dans cet agréable séjour…… Croiriez-vous, chère Yvonne, que nous avons même joué la comédie ! La vieille amie de ma mère a un cousin, substitut à Saint-Geniès, et fort original : il fait des comédies de salon ; c’est sous sa direction que nous avons joué une petite pièce de lui tout à fait charmante, intitulée : Qui s’y frotte s’y pique ! Nous avons eu un grand succès, je vous assure, chère amie, il y avait même quelques couplets que j’ai chantés, et qui ont eu les honneurs du bis ! Nous avions eu de nombreuses répétitions qui avaient été autant de parties de plaisir ; les parents n’étaient pas autorisés à y assister, de cette façon vous comprenez quelle franche gaîté a présidé à ces répétitions ! Il y avait surtout le frère d’une jeune fille, qui ne savait jamais son rôle, il avait des mines impayables, et, rien qu’à le voir, nous riions sans nous arrêter… Les costumes aussi avaient été très réussis. Le mien était en drap rouge, bordé de velours noir ; j’avais un petit bonnet de dentelles, et un petit tablier rose avec des poches ; je tenais une corbeille toute garnie de rubans roses et bleus, dans laquelle se trouvaient des fleurs artificielles que je devais jeter devant le premier rôle qui était une marquise. Après la comédie, on a dansé jusqu’à une heure du matin, et on a soupé très gaîment. Quel malheur que vous n’ayez pas été avec nous, chère Yvonne, car alors la fête aurait été complète ! Mais, j’y pense, peut-être que ces plaisirs de campagne vous touchent peu, chère amie, habituée que vous êtes depuis trois mois (déjà !) à ceux de Paris, si dissemblables, je crois, des nôtres… C’est égal, il me semble que, même devenue parisienne, je n’aurais garde d’oublier ce qui autrefois me réjouissait tant : n’ai-je pas un peu raison, chère amie ?…

Depuis ma dernière lettre, rien de bien extraordinaire ne s’est passé à La Marche ; il y a eu deux bals à la préfecture ; on a beaucoup jasé sur la toilette de la préfète ; nous avions une invitation, et j’aurais assez aimé à assister à un de ces bals, mais justement mon père se trouvait un peu grippé, et puis je crois qu’il n’était pas fâché d’avoir un prétexte pour refuser au préfet, je ne sais pourquoi, bref nous ne pouvions songer à aller seules, ma mère et moi…

Je passe fréquemment, en me rendant à mon cours de solfège, devant votre ancienne habitation qui n’est pas encore louée. J’aperçois, à travers la grille du jardin, le buisson de houx tout rempli de belles petites boules, et çà me donne envie, chaque fois, d’entrer et de les cueillir. Vous rappelez-vous, chère Yvonne, il n’y a pas plus de quatre ou cinq ans, les jolis colliers que nous faisions à nos poupées avec ces petits fruits rouges ? Que tout cela est loin, mon Dieu ! Nous voici de grandes et sérieuses personnes, à présent, — bonnes à marier, comme dit monsieur le vicaire !… Allons, ma chère Yvonne, que je vous souhaite, en terminant cette longue lettre, une bonne et heureuse année ! Faites bien nos meilleures amitiés à madame Martin-Martin, sans oublier M. Martin-Martin à qui mon père doit, je crois, écrire prochainement. Mille affectueux baisers de votre amie,

Marthe Benoît

Du « Petit Tambour » :

Une lettre de M. Martin-Martin

Nous sommes heureux de reproduire dans nos colonnes la lettre suivante, que notre rédacteur en chef, Antonin Canelle, a reçue de notre distingué député, M. Martin-Martin :

Mon cher Canelle,

J’ouvre le Petit Tambour, et j’y lis le leader-article que vous consacrez à l’étude des douzièmes provisoires. Je n’ai pas besoin de vous dire que je m’associe entièrement aux critiques si pleines de sens que vous faites de ce que vous avez spirituellement dénommé : l’anse du panier gouvernemental, le sou du franc ministériel ! — comme vous, je suis l’ennemi déclaré du système des cotes mal taillées et des demi-mesures, et j’estime qu’un gouvernement qui gouverne devrait être suffisamment fort, suffisamment prévoyant et armé, pour ne point se laisser acculer à des expédients qui ne tranchent rien, à des compromis où il ne saurait y avoir que des dupes… C’est précisément parce que mes convictions sont telles, et pour qu’il n’y ait pas de malentendu, même apparent, entre nous au sujet de cette apparente divergence, que je tiens à vous expliquer en deux mots et vous faire toucher du doigt, dans quel esprit je viens de voter les deux douzièmes provisoires demandés par le Gouvernement, et, je m’empresse d’ajouter, appuyés par la Commission du budget.

Seules les situations exceptionnelles, et vous allez être de mon avis, expliquent et excusent les mesures exceptionnelles ; or, ce qui me parait exceptionnel au premier chef, c’est l’imminente Exposition. Au moment où Paris se couvre de palais, au moment où la France s’apprête pour des hospitalités augustes, j’estime que des soucis budgétaires ne doivent pas apparaître dans nos discussions, et altérer, ne fût-ce qu’un moment, la sérénité qui convient à des hôtes ; je reprends votre image de tout à l’heure, mon cher ami : quand on attend du monde à dîner, il ne faut pas que les invités puissent vous entendre vous plaindre d’être volé par la cuisinière ! Dieu merci, la France est encore assez riche pour demeurer, lorsqu’il s’agit de sa dignité, de son prestige jamais terni auprès des autres nations, pour demeurer, dis-je, au-dessus d’un sacrifice financier, qui, dans l’espèce, ne saurait être d’ailleurs qu’un sacrifice momentané. Il a toujours été de notre crânerie, de notre gloire, à nous autres Français, de nous montrer beaux joueurs, qu’il s’agît d’argent, — ou de sang ! Lorsque le renom chevaleresque du pays est en jeu, sans compter nous dépensons l’un, comme nous avons su verser l’autre Que certains nous traitent de jobards : cette jobarderie-là, c’est l’honneur, c’est le patrimoine glorieux de la France : et il nous reste quand même assez d’or encore pour que nous n’ayons pas besoin d’aller voler celui du Transvaal !

Mes sentiments les plus cordialement dévoués, mon cher Canelle, et, puisque nous sommes à la veille du 1er janvier, mes meilleurs vœux pour vous, pour le Plateau-Central, et pour la France !

Martin-Martin, député.


Du Journal de Mademoiselle Martin-Martin.

……Je me suis levée d’assez bonne heure, j’ai tant à faire aujourd’hui ! J’ai vivement déjeuné, je me suis habillée, coiffée (ce qui est le plus long), et j’ai été embrasser papa qui lisait la Localité dans son lit. J’aurais aussi bien fait de me tenir tranquille, car il n’était pas de très bonne humeur ; il m’a fait l’observation que mes cheveux étaient trop lâches, et que j’avais de la poudre de riz sur le nez : pour essayer de le dérider, je me suis frottée contre sa barbe, en l’appelant mon oiseau bleu, mais rien n’a fait, il était réellement de méchante humeur… Je ne sais trop pourquoi, par exemple !

J’ai été alors demander à maman, qui causait à Olympe dans l’antichambre, si on sortait ce matin ; elle m’a répondu que son intention était d’aller seule faire quelques courses pressées. Je n’ai eu garde d’insister, sachant fort bien de quoi il s’agissait ; aux alentours de Noël, mère sort toujours seule un matin, je sais ce que ça veut dire…

Je ne sais trop, par exemple, ce que ma petite maman pourra bien me donner cette fois-ci : d’ordinaire elle tâtait le terrain quelques jours à l’avance, mais cette année, rien du tout, pas d’allusions, pas de sous-entendus. Je voudrais bien pourtant qu’elle eût deviné qu’un peigne en écaille blonde me comblerait de joie, je meurs d’envie d’en avoir un depuis que j’en ai vu porter à Germaine : c’est délicieux avec des cheveux châtain-clair comme sont les miens ; peut-être aura-t-elle vu mon désir, j’ai si souvent complimenté Germaine à ce propos devant mère… et un peu à dessein, même ; aussi ai-je de l’espoir ! Si par hasard c’était autre chose, en bien ! avec l’argent que grand-père va m’envoyer, je m’en offrirai un magnifique, voilà !

De dix heures à onze heures, j’ai été au salon étudier mon chant, consciencieusement même ! Ma voix prend beaucoup de force dans le médium, je trouve ; c’est le médium qui me faisait le plus défaut, au dire de mesdemoiselles Turquet ; eh bien ! si elles m’entendaient à présent, je crois qu’elles seraient satisfaites… Oh ! j’étonnerai mon monde à La Marche, cet été !…

De onze heures à midi, j’ai travaillé à mon napperon russe, dont Germaine m’a demandé le modèle ; j’ai fait tout autour des effiloches de soie lavande et turquoise, ce qui est d’un effet idéal !

Maman n’est rentrée qu’à midi et demi, elle n’a sonné qu’un coup, et Olympe s’est précipitée pour lui ouvrir : je suis restée discrètement dans ma chambre…

Tout de suite après le déjeuner, j’ai été mettre mon chapeau et mon manteau ; puis nous sommes sorties, nous avons pris une voiture à cause du dégel, et nous nous sommes fait conduire au Louvre. Il y avait un monde fou, partout, mais principalement aux jouets exposés dans le grand hall du bas ; c’était un brouhaha fantastique, et une telle cohue que j’ai perdu maman deux fois dans la foule. Nous avons acheté, pour les enfants de M. Gildard, des jouets très jolis, un cinématographe qui marche merveilleusement, et un bébé incassable brun, aux yeux bleus, avec un costume de matelot, tout à fait idéal. Ça m’amuserait encore de jouer avec une poupée, et de la coiffer, et de l’habiller ; il y a des fois où je me sens encore tout à fait fillette !

Nous avons regardé différents objets pour offrir à Germaine, et notre choix s’est fixé sur une petite crédence japonaise, réellement idéale, tout incrustée d’ivoire imitant des chimères et des fleurs de lotus : je pense qu’elle sera tout à fait contente, cette chère Germaine ! Pour Marthe Benoît, j’ai pris un buvard en étoffe ancienne et peluche grenat, avec petit encrier en métal anglais, d’un goût charmant. Pour les demoiselles Turquet, mère était d’avis qu’on leur envoyât une boite de chocolats, mais j’ai pensé qu’un service à thé leur ferait un grand plaisir. Nous avons donc été à la Porcelaine, et nous avons trouvé un tel assortiment de ces services, que nous avons longtemps hésité entre un chinois, et un en porcelaine anglaise, d’une finesse extraordinaire : décidément, nous avons pris le chinois. Maman a regardé une robe pour Olympe : mais elle préfère la consulter d’abord sur la couleur. À cinq heures seulement, nous avions fini nos emplettes. Nous avons été goûter chez notre pâtissier habituel de l’avenue de l’Opéra, et j’ai décidé maman à faire quelques pas dans Paris, si agréable à cette heure-là. Les petites boutiques s’installent déjà et on n’avance que lentement sur les boulevards ; c’est égal, c’est joliment amusant tous ces gens affairés, avec des paquets dans les bras ; on sent bien qu’une grande fête approche, et que tout le monde en est très content. Moi, rien que de les voir, je riais toute seule : j’aurais bien désiré traverser aussi un de ces grands passages qui donnent sur les boulevards, mais maman n’a jamais voulu…


Du « Petit Tambour » :

à la préfecture

Les réceptions du Premier Janvier ont eu lieu hier matin à la Préfecture avec le cérémonial accoutumé.

M. le Préfet a reçu les autorités civiles à 9 heures, et, à 10 heures et demi, les autorités militaires.

Répondant au général Pommier, qui lui présentait les officiers de la garnison, M. le Préfet s’est exprimé en ces termes :

« Je vous remercie, mon Général, des sentiments que vous voulez bien exprimer au représentant du gouvernement de la République. C’est l’honneur de la République de pouvoir mettre sa confiance dans une armée vaillante et dévouée, comme c’est l’honneur de l’armée de savoir qu’elle peut compter sur la République respectée et forte ! Merci encore, mon cher Général, et merci. Messieurs ! »

Toute l’après-midi a été, comme d’habitude, consacrée aux visites de corps, et les habits noirs et les uniformes donnaient aux rues de La Marche une animation extraordinaire, malgré la pluie torrentielle qui n’a pas discontinué de tomber.

P. c. c.
Franc-Nohain