Le Baromètre de Martin-Martin/7

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Le Baromètre de Martin-Martin
La Revue blancheTome XXI (p. 140-143).
LE BAROMÈTRE DE MARTIN-MARTIN

La Croix d’honneur

PRÉFECTURE DU PLATEAU-CENTRAL
cabinet du préfet
Le Préfet du Plateau-Central à Monsieur le Ministre de l’Intérieur.

Sous ce pli, j’ai l’honneur de vous adresser, conformément à vos instructions, mes propositions concernant la promotion du 1er janvier dans l’ordre de la Légion d’honneur. J’ai réduit à quatre, selon les termes de votre circulaire de décembre, le nombre des candidats proposés : ce sont MM. Bedu-Martin, Collombier, Lajambe, et Jolivet. Chacun de ces candidats me paraît, à des titres divers, digne de la haute distinction que j’ai l’honneur de solliciter pour eux ; mais je crois devoir présenter en première ligne M. Bedu-Martin, doyen des maires de mon département, que son grand âge et les services rendus depuis près de cinquante ans à la cause démocratique me semblent désigner plus qu’aucun autre aux faveurs gouvernementales ; j’ajouterai que M. Bedu-Martin est le beau-père de M. Martin-Martin, député, et que sa décoration ne pourrait que produire l’impression la plus favorable auprès des électeurs de M. Martin-Martin.


1° Notice concernant M. Bedu-Martin

M. Bedu-Martin a déjà l’ait l’objet de nombreuses propositions ; la première remonte à 1885 ; depuis cette époque, tous les préfets qui se sont succédé à la tête du Plateau-Central se sont fait un devoir et un honneur de signaler la vie toute de probité et de dévoûment à la cause républicaine de M. Bedu-Martin, et de demander pour lui une récompense à laquelle applaudiraient tous les républicains et tous les honnêtes gens. Le Préfet du Plateau-Central, en renouvelant la proposition de ses prédécesseurs en faveur de M. Bedu-Martin, tient à signaler en outre la parenté du postulant avec M. Martin-Martin, le nouveau député, son gendre, en insistant sur ce fait que, si M. Martin-Martin a été assez heureux pour grouper autour de son nom toutes les énergies républicaines et ramener à la République une circonscription qui jusqu’alors avait toujours voté pour les bonapartistes, une grande part en revient à la notoriété et aux sympathies qui avaient toujours entouré le nom de son beau-père, M. Bedu-Martin.


2° Notice concernant M. Collombier

M. le docteur Collombier dirige depuis quinze ans l’asile d’aliénés de La Gélinotte, près La Marche. Praticien habile et administrateur consommé, le docteur Collombier a su, dans l’accomplissement de ses fonctions délicates, se concilier l’estime et la sympathie de tous. M. le docteur Collombier est un enfant du département, où il ne serait pas impossible qu’il fût appelé quelque jour à jouer un rôle politique ; il est très apprécié, pour son tact et sa grande droiture, des diverses municipalités qui se trouvent en relations avec lui ; sincèrement attaché aux institutions républicaines, les républicains du Plateau-Central accueilleraient avec satisfaction la distinction que je sollicite en faveur de ce postulant.


3° Notice concernant M. Lajambe

M. Lajambe est un des plus riches propriétaires terriens du Plateau-Central ; fondateur et président d’une société coopérative, l’Abeille Marchaise, on le trouve toujours disposé à apporter le concours de sa grande fortune et de son activité organisatrice à toutes les œuvres de bienfaisance et de mutualité. Par son Abeille Marchaise qui compte d’importantes ramifications dans les milieux tant agricoles qu’industriels, et aussi parce qu’il se trouve avoir un pied dans la plupart des associations et sociétés du département, M. Lajambe est une force avec laquelle il est bon de compter ; le jour en effet où il plairait à M. Lajambe de faire de la politique, et plusieurs personnalités le poussent vivement dans ce sens, nul doute qu’il n’acquière rapidement une situation prépondérante ; M. Lajambe a toujours été gouvernemental, mais, pour le soustraire à certaines influences qui le travaillent en ce moment, j’estime qu’une distinction honorifique viendrait à son heure, justifiée par les nombreuses fonctions gratuites qu’il a toujours acceptées volontiers, et de nature à être accueillie favorablement par les populations du Plateau-Central, sans distinction de partis.


4° Notice concernant M. Jolivet

M. Jolivet, agent-voyer en chef du Plateau-Central, est un fonctionnaire intelligent et zélé, et au dévoûment duquel mes prédécesseurs, comme moi-même, se sont toujours plu à rendre hommage. Sous son habile direction, le réseau vicinal a été considérablement développé durant ces dix dernières années, et les études d’importants travaux d’art, celles notamment du pont de Trembles, ont été poussées activement. M. Jolivet est un républicain de la veille, qui s’applique à maintenir son nombreux personnel dans une voie fermement républicaine. Très estimé des différentes personnalités politiques du Plateau-Central, avec lesquelles il se trouve en constantes relations d’affaires, et dont il a su se concilier les sympathies par son caractère loyal et obligeant, la décoration de M. Jolivet, digne couronnement d’une carrière honorablement remplie, serait accueillie avec faveur dans tout le département.

Le Préfet du Plateau-Central,
Jambey du Carnage.


Monsieur Martin-Martin, député, Paris.
Mon cher Monsieur Martin-Martin,

Deux mots seulement : Vous savez sans doute ce dont il s’agit, ou vous le devinez ; je viens vous rappeler ce que vous m’aviez dit lors de mon dernier voyage à Paris : — Nous allons faire rougir cette boutonnière-là ! — Y a-t-il du nouveau ? Vous êtes témoin que je n’y songeais pas, mais vous y avez mis une insistance si affectueuse : — J’en fais mon affaire ! vous m’avez répété. Et puis, n’est-ce pas, pas besoin de poser à la petite bouche devant vous : il est certain que maintenant que je me suis un peu fait à cette idée que je pouvais être décoré, cela me serait une grosse déception de ne pas l’être, non seulement pour moi, mais pour mon fils, pour ma fille aussi quand je la marierai ; or je sens bien que si ce n’est pas maintenant, où j’ai cette chance de pouvoir compter sur votre haute influence, si ce n’est pas maintenant ce ne sera peut-être jamais. C’est pourquoi je viens vous prier, mon cher député, d’agir vigoureusement au ministère, d’autant qu’à ce que je crois comprendre, ma décoration arriverait dans un bon moment pour vous et pour le parti, car on sait que je vous suis tout dévoué, et cela serait de nature à porter un grand coup, et à vous rallier bon nombre de suffrages, de voir que vous m’avez fait décorer.

Excusez le décousu de cette lettre, mon cher député, et croyez-moi votre inaliénable,

Gélabert, professeur d’agriculture.

Peut-être ne sera-t-il pas mauvais de rappeler au Ministre qu’en 1870, j’ai fait partie des mobilisés du Plateau-Central comme capitaine, et qu’à la révision des grades, après la guerre, on m’avait offert de me conserver dans l’armée régulière comme sous-lieutenant, ce qui fait que, si j’avais accepté, je serais probablement commandant à l’heure actuelle, et sûrement décoré.


Du « Petit Tambour » :

Un nouveau légionnaire

Nous croyons savoir que la prochaine promotion de la Légion d’honneur comprendra le nom de M. Aristide Gélabert, notre sympathique compatriote, le distingué professeur d’agriculture du département. Tout le monde au Petit Tambour applaudira à une décoration qui récompensera si justement l’homme de bien, le fonctionnaire irréprochable, le républicain convaincu, et aussi, ne l’oublions pas, le vaillant officier de l’Année terrible. De semblables distinctions honorent à la fois le citoyen qui les reçoit et le Gouvernement qui les donne, et nous nous plaisons à deviner ici la main discrète et délicate, l’intervention puissante et toujours efficace de notre éminent député M. Martin-Martin, qui mieux qu’aucun autre était à même de rendre et de faire rendre justice à la valeur de M. Gélabert, à son dévoûment politique, et à l’inébranlable fermeté de ses sentiments républicains.


Monsieur Martin-Martin, député, Paris.
Mon cher ami,

Tu connais mon opinion sur les décorations, Légion d’honneur, ou autres balivernes ; du moins faut-il que cet attrape-nigauds nous serve à prendre des imbéciles de quelque utilité, de quelque importance ; or ce qui est pour toi, en ce moment, de première importance, ce sont les élections sénatoriales, et il ne faut pas te dissimuler que cela ne va pas tout seul ; à tort ou à raison, vous vous êtes entêtés sur la candidature de ce pauvre Moulin dont le titre le plus clair à faire un sénateur est d’être à demi-gâteux, par avance. Il faut pourtant que nous le fassions réussir, et il réussira ; seulement il convient d’y mettre le prix. Pour cela, il faut que nous ayons Lajambe avec nous, et un bout de ruban rouge nous attache Lajambe ; je sais parfaitement tout ce que tu peux dire sur cette vieille fripouille, qui fait de la bienfaisance à soixante pour cent, et qui ne préside les sociétés ouvrières, que pour embrasser des petites ouvrières de moins de quinze ans. Mais, n’est-ce pas, à la guerre comme à la guerre ; Lajambe, d’abord, c’est de l’argent ; et puis, si nous ne l’avons pas avec nous, nous l’aurons contre nous, tous les amis de Caille le travaillent actuellement pour qu’il se porte concurremment avec leur patron dont il ferait le jeu au second tour. Je crois que le préfet a indiqué cela timidement dans son rapport ; mais ces rapports là ne signifient rien ; ce qu’il faut, c’est faire une démarche collective au ministère, et enlever la chose d’assaut ; voilà huit ans qu’il n’y a pas eu de décorations dans le Plateau-Central, le ministère doit t’accorder cela comme don de joyeux avènement, et à part Lajambe, je ne vois pas trop qui décorer ? Je ne parle pas de ce pauvre Gélabert, dont l’article du Petit Tambour (car cet article émanait très visiblement de lui) a provoqué un long éclat de rire. Ce brave Jolivet est un excellent agent-voyer, mais, que diable ! il n’y a pas péril en la demeure ; c’est déjà très bien qu’il soit proposé : la politique, d’abord, les fonctionnaires ensuite, plus on attendra, plus il aura fait de ponts, et mieux il méritera son ruban ; j’ai aussi entendu prononcer le nom du docteur Collombier. — Collombier est déjà presque fou, si on le décore il le deviendra tout à fait. Reste ton beau-père : mais tu connais l’aimable caractère de ce vieillard : le père Bedu a formellement déclaré qu’il refuserait la croix si on la lui donnait maintenant, qu’il ne voulait à aucun prix avoir l’air de te devoir quelque chose, qu’il avait déjà attendu seize ans, et qu’il pouvait donc bien attendre deux ans encore que tu ne sois plus député. La situation est ainsi bien nettement posée et délimitée ; à toi d’agir.

Mes hommages à tes dames, et bien à toi.

Carbonnel.


De « la Localité » :

…… L’homme s’agite, le ruban le mène ! Nous écoutons impassibles, s’élever des marécages d’une politique de boue, les coassements de toutes les grenouilles panamistes gonflées vers le chiffon écarlate. Et nous songeons que c’est pour la jeter en pâture aux appétits des laquais électoraux, qu’un gouvernement de lâches et de cosmopolites arrache la croix d’honneur à cette même poitrine que notre grand et cher Déroulède offrait jadis, bouclier de la Patrie, aux balles et aux lances des uhlans prussiens !…

Juvénal.

P. c. c.
Franc-Nohain