Le Capitaine Vampire/1

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Auguste Ghio (p. 1-9).
LE CAPITAINE VAMPIRE

I

L’Insulte.

C’était au mois de mai 1877. Les Russes fondaient comme des sauterelles sur ce magnifique pays de Roumanie qui leur était livré en proie. La population d’Iassi était quadruplée, les troupes encombraient les lignes de chemin de fer, et, malgré certaine clause de la convention roumaine interdisant l’accès de la capitale aux bataillons impériaux, les Cosaques envahissaient Bucharest.

Par une brûlante après-midi, une troupe de paysans semaient le maïs et l’orge dans les environs de Bucharest. Il est impossible aux Roumains de demeurer muets un instant, et ce n’étaient pas les sujets de conversation qui manquaient alors.

— Ils n’ont de respect pour rien ! dit un jeune homme en secouant sa longue chevelure. Ils piétinent les blés, brisent nos charrues, brûlent nos arbres comme bois mort ! Dieu sait tout ce qu’ils ne feront pas !

— Encore devons-nous les loger ! fit un autre.

— Eh ! Mitica, dit un troisième au premier interlocuteur, ce serait peu de chose, s’ils ne buvaient tant !

— J’ai ma sœur ! répondit simplement Mitica.

Un grand vieillard à barbe blanche, vrai type de Père Éternel, ôta respectueusement son bonnet de peau d’agneau et dit d’une voix grave : « Si Héliade avait vécu, ils n’auraient pas dépassé Ungheni ! »

— Le vieux Mané a raison ! dirent les paysans, mais il n’est pas bon de se souvenir d’Héliade à cette heure !

Et le vieux Mané soupira sans les entendre : « Héliade ! je l’ai connu ! C’était le bon temps ! »

Hélas ! le bon temps est toujours celui qui n’est plus !

— Notre père Bismarck qui êtes à Varzin… s’écria Mitica en nasillant. Bah ! nous aurons tant de choses à demander à notre père Bismarck, qu’il ne nous en accordera pas une seule.

— Tu sembles bien joyeux, Mitica ; hé !… grâce au rakiou[1] ? insinua un paysan.

Mitica rougit : — Ne m’enlevez pas ma gaieté, soupira-t-il en cessant de sourire, elle s’en ira bien toute seule. Dimanche prochain, je dois me trouver à la mairie où, selon le plus ou moins de chance que j’aurai, on m’enrôlera dans l’armée territoriale ou dans l’armée permanente. Ils vont prendre ma chevelure… en attendant qu’ils prennent ma tête ! Là ! c’est pourtant dommage ! ajouta-t-il avec un attendrissement comique en passant la main sur sa crinière mérovingienne.

— À la mairie ? s’écrièrent les paysans désagréablement surpris.

— Oui ! moi, comme vous tous, qui avez eu le malheur de naître en l’an du Seigneur 1856.

Un cri de colère s’échappa de toutes les poitrines.

— Et si nous ne voulons pas !… reprit Manoli avec un geste de défi.

— Eh bien ! on se passera de votre volonté ! repartit Mitica, que le rakiou avait à demi consolé. En guerre ! mes amis, en guerre ! Si les Turcs nous font prisonniers, ils nous couperont bras et jambes ! Ce sera très-gai.

— Et mon fils ? s’écria le vieux Mané, qu’est-ce qu’ils vont faire de mon fils ?

— Ton fils ?… que Dieu le protège, lui et les autres dorobantzi[2] ! Ne revient-il pas aujourd’hui ? Eh bien ! lui, caporal, doit en savoir plus long que moi, futur conscrit.

Mané ne répondit pas, détourna la tête et se remit à jeter au vent les grains de maïs.

— On nous enverra dans la Dobroudja, continua Mitica avec une verve ironique qui excitait ses compagnons, nous coucherons dans les marais avec les crapauds, nous mangerons de la mamaliga[3] faite avec du plâtre : c’est bien assez bon pour de pauvres diables comme nous !

— Que fais-tu donc, père ? dit tout à coup une voix bien connue qui fit tressaillir le vieillard. Tu sèmes du blé pour les étrangers et tu prépares de la paille pour leurs chevaux !

— Ioan ! mon Ioan ! s’écria Mané en se précipitant vers son fils.

— Isacesco ! firent les paysans qui formèrent aussitôt un cercle autour du soldat, avides qu’ils étaient d’entendre démentir la mauvaise nouvelle apportée par Mitica. Hélas ! le dorobantz ne put que la confirmer.

Furieux, exaspérés, les paysans abandonnèrent leur travail et prirent en courant le chemin opposé à celui qui mène à Bucharest.

— Ne dites rien aux femmes ! leur cria Isacesco. Mitica et le dorobantz échangèrent quelques paroles.

— Tu viens de Bucharest ? demanda Isacesco.

— Et j’y retourne, dit Mitica. Mariora t’attend, ajouta-t-il avec un sourire.

— Pauvre Mariora ! soupira le dorobantz.

Mitica posa son doigt sur ses lèvres comme pour recommander le silence. Isacesco fit signe qu’il avait compris et demeura seul avec son père, tandis que son ami, dont rien ne pouvait détruire la robuste gaieté, s’éloignait en sifflant.

Ioan Isacesco paraissait âgé de vingt-deux à vingt-trois ans. Les traits distinctifs de sa race étaient réunis en lui ; et quand bien même il n’aurait pas porté l’étrange uniforme des dorobantzi, sa taille mince et élégante, son teint olivâtre, ses cheveux noirs et bouclés plantés fort avant sur le front et surtout ses yeux sombres et profonds dont l’éclat n’était adouci que par des cils d’une extrême longueur, eussent arraché aux Serbes, Russes, Bulgares ou Hongrois cette exclamation peut-être hostile et dédaigneuse : « C’est un Roumain ! »

Une ombre de moustache estompait sa lèvre supérieure, et le seul défaut qu’un artiste eût reproché à ce visage, parfaitement beau d’ailleurs, était l’épaisseur extraordinaire des sourcils qui se rejoignaient presque et qui prêtaient à la physionomie, intelligente et pensive, une expression farouche.

— Isacesco est fier ! disaient les jeunes filles froissées par l’indifférence du dorobantz qui n’avait pour elles ni un regard, ni une parole aimable. Mon Dieu ! non. Isacesco avait le caractère un peu trop sérieux peut-être ; il ne méprisait personne, certes, et c’était une faveur enviée que de l’avoir pour ami. Dans l’armée territoriale dont il faisait partie, les soldats passent alternativement trois semaines dans leurs foyers et une semaine au régiment ; les champs florissants du vieil Isacesco n’accusaient guère les courtes absences de Ioan qui par son activité et par son économie était parvenu à doubler le petit capital qu’ils possédaient. Sa maigre solde même était remise intacte entre les mains de son père, et l’on disait que, si les Isacescii n’étaient pas riches, ils avaient des chances de le devenir.

Le dorobantz, quoique brave jusqu’à la témérité, haïssait la forfanterie, et cette horreur de ce qu’on pourrait appeler la mise en scène avait bien étrangement décidé de son avenir.

C’était en 1876, à l’époque de la fonte des neiges. La Dimbovitza inondait les quartiers bas, situés au sud de Bucharest, et un grand nombre de paysans, parmi lesquels se trouvait Isacesco, étaient accourus pour voir le désastre. Une jeune et jolie fille de seize ans qui n’avait cependant pas lu le Plongeur de Schiller, lança dans la rivière une fleur qu’elle tenait à la main et défia les jeunes gens de l’aller rechercher. Aussitôt ils se précipitèrent, comme un troupeau d’oies, dans l’eau bourbeuse, à la grande joie de la jolie fille qui riait de les voir barboter à qui mieux mieux. Bien qu’il eût parfaitement entendu les paroles imprudentes de sa voisine qu’il avait connue tout enfant, Isacesco demeurait immobile sur la rive. Son regard sévère rencontra les yeux de la petite folle, elle rougit, et, depuis ce moment, elle aima Isacesco. D’abord Isacesco ne répondit qu’avec tiédeur à cette affection dont l’origine était si bizarre ; il se laissait adorer par la jeune fille comme un dieu indou par un brahmane ; mais, un beau jour, il se trouva fort étonné d’aimer Mariora, sinon plus, du moins d’une tout autre façon qu’elle ne l’aimait lui-même.

Le vieux Mané s’appuyait au bras de son fils ; ils quittèrent la plaine que le soleil brûlait de ses rayons. Le maïs devait, certainement, donner double récolte cette année.

Mais les deux Isacesco ne songeaient pas au maïs !

Ils s’étaient engagés dans un chemin creux, assez étroit et bordé des deux côtés de buissons et d’arbres dont les racines perçaient la terre, et, tout en marchant, ils causaient.

— Dans huit jours ils vont proclamer l’indépendance du pays, disait Ioan, ils nous feront tirer le canon, puis ils nous dirigeront sur Giurgévo… avec une double ration de selbovitza[4] peut-être ! ajouta-t-il en souriant amèrement.

— Giurgévo ! fit Mané, Giurgévo !… c’est le Danube.

— Eh oui ! c’est le Danube !… rive droite ! Ils ne veulent pas nous le dire, parce qu’ils craignent une révolte. Mais nous le devinons bien ! Père, reprit-il après un silence et d’une voix plus basse, quand je serai parti, tu iras voir de temps en temps Mariora, n’est-ce pas ? Je lui dirai simplement que nous allons en garnison à Giurgévo ; elle ne sait pas que Giurgévo, c’est le Danube, elle ! Ne la détrompe pas !

Le vieux Mané répondit par un signe de tête, ses yeux noirs flamboyèrent sous ses sourcils blanchis, il étendit sa main droite vers Bucharest et prononça d’une voix forte cette malédiction que le peuple roumain croit sans appel : « Qu’ils soient maudits, eux, leurs ancêtres morts et leurs enfants à naître ! »

Son bras levé pour maudire demeura immobile. Ioan tressaillit et, se baissant brusquement, colla son oreille au sol. Le père et le fils écoutaient. Un roulement sourd, semblable au galop régulier d’une troupe de chevaux, arrivait jusqu’à eux.

— Qu’est-ce ? dit le père.

— Je ne sais pas, répondit le fils : on dirait un escadron qui passe !

Le bruit allait croissant.

— Ce sont des chevaux, murmura Ioan toujours penché vers la terre, des chevaux russes : je reconnais leur trot.

— Des Russes ? répéta Mané. Où vont-ils ?

Le dorobantz prêta l’oreille avec plus d’attention.

— Vers le nord, dit-il enfin ; ils viennent à nous.

À peine avait-il prononcé ces paroles, qu’au bout du chemin qu’ils suivaient, à quelques centaines de mètres de distance, ils virent déboucher un cavalier, puis deux, puis trois : un escadron enfin, comme l’avait dit Ioan.

— Eh bien ? interrogea Mané.

Ce sont des Cosaques, colonel en tête, fit le jeune Isacesco qui possédait la vue perçante d’un batteur d’estrade. Il ne se trompait pas, les Cosaques descendaient à fond de train la pente rapide du sentier.

— Rangeons-nous, père, dit Ioan : les voilà !

Les Russes étaient arrivés à portée de la voix ordinaire. Le colonel qui les commandait, ayant aperçu les deux Valaques, s’écria en roumain, mais avec un accent étranger très-prononcé : — Loc ! Facetzi loc ! (Place ! faites place !)

La recommandation était inutile, les deux Isacesco se tenaient adossés au talus qui formait comme une muraille de terre. Les Russes avaient trois chevaux de front, ils allaient comme le vent et le chemin ne comptait pas plus de trois mètres de largeur.

Loc ! répéta l’officier, loc !

Ils ne pouvaient reculer davantage. Ioan allait répondre quand ses yeux rencontrèrent le visage blafard du colonel russe. Ses terribles sourcils se froncèrent : il venait de surprendre un sourire moqueur dans les yeux verdâtres de l’officier qui ne cessait de hurler : loc ! loc !

Le colonel lança son cheval sur les deux Roumains et s’adressant au vieux Mané : — Depuis quand un serf demeure-t-il, le bonnet sur la tête, devant un boyard ? s’écria t-il avec un accent féroce. Et d’un geste rapide, il fit tournoyer une mince cravache qui passa comme un éclair sur le front du vieillard.

Des éclats de rire retentirent derrière l’insulteur. Un cri de rage leur répondit. Ioan, pâle de courroux et brandissant son poignard, s’était élancé à la tête du cheval ; il serrait le mors de la main gauche, et de la droite il allait frapper le cavalier, lorsque celui-ci, se dégageant brusquement, dégaîna.

Le sabre s’abattit violemment sur la main du dorobantz, un flot de sang jaillit, mais le poignard demeura ferme entre les doigts de fer d’Isacesco.

Si le Valaque était fort, le Russe était adroit. Poussant une exclamation gutturale, il enfonça ses éperons dans les flancs de son alezan qui partit au galop, entraînant le dorobantz, qui alla tomber sanglant sous les pieds des chevaux cosaques.

Quand il se releva, le vieux Mané était à ses côtés. Isacesco promena autour de lui un regard étrange ; le sang tombait goutte à goutte de ses doigts et rougissait l’herbe ; il ne sentait pas sa blessure, il ne voyait pas son père, il ne savait, il ne comprenait qu’une chose : son adversaire était hors de son atteinte ! Il croisa tranquillement ses bras sur sa poitrine et regarda filer les Russes à l’horizon. Et quand le dernier soldat eut disparu à ses yeux, quand le bruit du dernier sabot frappant le sol eut cessé de retentir à son oreille, il murmura d’une voix sourde :

— Quel que tu puisses être, toi, l’homme aux yeux jaunes, ce que tu as fait à mon père, et ce que tu m’as fait à moi, je jure, ici, devant Dieu, de te le rendre au centuple !


II

Ce qu’était Boris Liatoukine.

Ce même soir de mai, un joyeux bruit de causerie et de verres entrechoqués s’échappait d’une des salles de l’hôtel Hugues, le plus aristocratique de Bucharest. Un essaim de jeunes officiers russes, arrivant en droite ligne d’Iassi, y prenaient leurs ébats.

Des tessons de bouteilles gisaient par terre, et, à la seule façon dont ces aimables jeunes gens engloutissaient

  1. Sorte d’eau-de-vie de prunes.
  2. Corps spécial de l’infanterie roumaine.
  3. Bouillie de maïs ; mets ordinaire du paysan roumain.
  4. Espèce d’eau-de-vie.