Le Capitaine Vampire/2

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Auguste Ghio (p. 9-17).

II

Ce qu’était Boris Liatoukine.

Ce même soir de mai, un joyeux bruit de causerie et de verres entrechoqués s’échappait d’une des salles de l’hôtel Hugues, le plus aristocratique de Bucharest. Un essaim de jeunes officiers russes, arrivant en droite ligne d’Iassi, y prenaient leurs ébats.

Des tessons de bouteilles gisaient par terre, et, à la seule façon dont ces aimables jeunes gens engloutissaient un petit vin roumain qu’ils s’étaient fait servir, on eût pu les reconnaître pour Moscovites. Les fenêtres ouvertes livraient passage à des flots de fumée de tabac et à des douzaines de bouchons avec lesquels ces officiers trouvaient plaisant de bombarder les passants paisibles.

— N’importe ! fit Ioury Levine, c’est joli ici ! Il y a des arbres… qui ont des feuilles, tandis qu’à Pétersbourg !… J’ai toujours aimé les arbres et les feuilles, reprit ce jeune hussard qui semblait doué d’une sensibilité assez rare chez les gens de son espèce.

— Fi donc ! cela est bon à dire au bal à la comtesse M***, s’écria un grand gaillard qu’on appelait Bogoumil Tchestakoff. Moi, je n’ai jamais pu souffrir les verts feuillages, les frais ombrages, comme dit ma vénérable tante qui se pique de littérature et qui prétend que cette aversion que j’ai pour la nature dénote chez moi un cœur sec. Soit ! cœur sec, mais gosier humide ! s’écria-t-il en avalant, tout d’un trait, le contenu de son verre.

— C’est qu’ils ont d’excellent vin, ces Valaques !

— Et des petits pâtés, donc ! ajouta un gros Polonais qui en avait la bouche pleine, ils sont très-forts pour les petits pâtés !

— Dis donc, Bogoumil, insinua Stenka Sokolitch qui semblait appartenir à l’ordre des échassiers, il faudra tâcher de rester ici le plus longtemps possible, hein !

— Le grand-duc Nicolas soignera ça, dit Bogoumil en clignant des yeux, et grâce aux jolies femmes…

— Oh ! pour les femmes, c’est autre chose ! se récria Iégor Moïleff, sorte de Don Juan pétersbourgeois : ce sont de rudes vertus que ces petites Daces !

— Ah ! est-ce que tu aurais tenté ?… fit le Polonais avec un gros rire qu’il s’efforçait de rendre malin.

— Eh oui ! soupira négligemment Iégor. Que faire en une ville conquise ! Et vous me croirez si vous voulez : j’ai échoué !… La première fois !

— Oh ! la première fois ! s’écria Stenka Sokolitch, et la princesse Sarolta K. qui…

— C’était une ambassadrice, interrompit Iégor impatienté, je ne te parle pas des ambassadrices, moi !

— Eh ! là ! ne te fâche pas. On te croit. Conte-nous plutôt ton histoire.

Iégor se renversa avec fatuité dans un fauteuil, alluma un cigare et commença.

— Ce matin, je prenais l’air fort innocemment à l’endroit que ces bons Valaques appellent la Chaussée et que je baptiserais, moi : Sous les Tilleuls, quand j’aperçus, trottinant devant moi, une fille dont la tournure ne me déplut pas et qui paraissait jeune. Je vis bien à ses vêtements que ce n’était pas une boyarde, et, jugeant que la chose serait facile, je doublai le pas. — Mademoiselle ! lui dis-je en français. Elle se retourna. Elle n’était point laide vraiment ! au reste, brune comme une châtaigne. Elle me regarda avec des yeux effarés, murmura quelques mots en ce jargon de diable qu’ils baragouinent ici et me tourna les talons sans plus de cérémonie. Je réglai ma marche sur la sienne. — Mademoiselle ! repris-je, et j’appelai à mon secours ma science de polyglotte : ia lioubliou tebia ! ich liebe dich ! io t’amo ! Ah ! bien oui ! russe, allemand, italien, tout fut inutile : elle était sourde ! Certes, à Pétersbourg ou à Berlin, une fille de son espèce m’aurait compris, quand même j’eusse parlé chinois ! Je n’osais trop m’approcher de la petite, elle était escortée d’un énorme chien qui me regardait de travers. Je tentai pourtant l’aventure ; cet animal de chien ouvrait des yeux !… Je voulais parler à la belle, moi, non au chien. — Moushca ! dit-elle tout à coup, comme j’allais lui prendre la main, le chien s’élança… mais, bast ! j’avais lâché prise. Elle ne me gardait pas rancune, car, quand elle se vit débarrassée de moi, elle rappela son Cerbère qui allait me dévorer.

— Bah ! fit Bogoumil Tchestakoff, Liatoukine, qui a de fort belles relations ici, nous découvrira bien un palais quelconque où les caves soient bien fournies et les dames jolies. C’est un homme précieux !

— Mais où reste-t-il donc, Liatoukine ? s’écrièrent-ils tous en chœur.

L’emphase avec laquelle ils prononçaient ce nom laissait deviner que Liatoukine était pour le moins un grand personnage dont les gens bien nés n’avaient pas à rougir.

— Vous savez bien que Liatoukine est partout, fit Ioury Levine, qu’il a le don d’ubiquité, tout comme le bon dieu de l’Archimandrite Samourkassoff.

— Bah ! depuis que je suis au régiment, je n’entends que cette histoire. Cela me lasse à la fin ! s’écria Bogoumil. Croyez vous à ces contes-là, vous autres ?

— Non, fit Sokolitch que son profil de Méphistophélès annonçait incrédule. Malgré son aspect funèbre, je tiens Boris Liatoukine pour un honnête garçon, pas plus entaché de diablerie que ce gros Polonais-là ! Seulement, voici ce qu’un vieil officier, digne de foi, m’a raconté :

C’était en Crimée. Vous vous rappellerez que Liatoukine est notre doyen et qu’il accomplit sa quarante-cinquième année. Liatoukine commandait un régiment de Cosaques. Vous savez qu’il n’a pas l’âme tendre, les Cosaques ont le cuir dur, c’est vrai, mais Liatoukine faisait knouter si souvent et si dru, qu’un beau jour qu’il se trouvait dans un endroit écarté avec ses hommes, ceux-ci vous le déshabillèrent proprement et se mirent à le faire geler ! Oui, geler ! Le plus drôle, c’est que Liatoukine ne fit pas un mouvement pour se défendre ; au contraire, il avait l’air de sourire. L’eau tombait sur lui par cascades, et dès qu’il eut l’apparence d’une jolie statue de cristal, les Cosaques, enchantés d’être débarrassés de leur lieutenant, remontèrent à cheval. Quand ils arrivèrent au camp, la première personne qu’ils aperçurent fut Liatoukine, tout habillé et pas gelé du tout. Un des Cosaques devint fou, Liatoukine fit fusiller les autres qui, sans cette opération, seraient bien morts de frayeur. Depuis ce temps, on ne le connait dans l’armée que sous le nom du capitaine Vampire qu’on lui a conservé, bien qu’il soit maintenant colonel.

Bogoumil et le Polonais éclatèrent de rire.

— Ce n’est pas tout, reprit Sokolitch. Vous savez que Liatoukine passe pour un homme à bonnes fortunes. Un soir, c’était, je crois, l’hiver dernier, le petit comte M*** revenait de ses terres, un ami charitable l’attendait à la gare pour lui dire que la comtesse Malgorzata se trouvait au théâtre en compagnie de Liatoukine. Mauvaise nouvelle ! Le comte court à l’Opéra : la Malgorzata y était, en chair et en os, flanquée du capitaine Vampire ! M***, qui craint le scandale, dévora sa rage avec son souper, mais le lendemain, au petit matin, il se présentait chez Boris, où il fut fort étonné de rencontrer… un compagnon d’infortune ; le prince S***, que vous connaissez tous, disait : — Ne cherchez pas à vous disculper, monsieur ! Hier, vous vous trouviez en tête-à-tête avec la princesse : minuit sonnait à Saint-Isaac !

— Mon prince, s’écria M*** abasourdi, vous vous trompez : c’était ma femme, à moi, que monsieur avait conduite à l’Opéra : minuit sonnait à la station.

Et les voilà qui se chamaillent. — C’est moi ! — Non, c’est moi ! Beau sujet à discussion, ma foi ! Liatoukine, qui trouvait son compte à cette altercation, se garda bien d’éclaircir la chose, et savez-vous comment cela finit !… Les deux maris se battirent en duel !

Cette histoire rabelaisienne excita l’hilarité générale ; les officiers riaient de ce bon rire homérique dont les romanciers ont tant abusé, et qui ne fait jamais tant de bien que lorsqu’il éclate aux dépens d’autrui.

— Ne dit-on pas qu’il a été marié ? demanda Boleslas Brzemirski.

— Et deux fois encore ! fit Stenka Sokolitch qui eût pu rédiger la chronique scandaleuse de Saint-Pétersbourg. Sa première femme était une sèche et longue Polonaise ; huit jours de mariage, puis, crac !… plus de princesse Liatoukine !

— Elle était morte ? demanda Brzemirski qui n’avait pas l’esprit très-vif.

— Tiens ! La seconde avait la vie plus dure. Cela dura un mois. Un beau matin, tout Pétersbourg apprit que Liatoukine était redevenu veuf. On se disait à l’oreille que les deux femmes avaient été étranglées et qu’elles portaient toutes deux une petite marque rouge au cou, vous savez, la dent du Vampire…

— Bigre ! cela donne froid ! fit le Polonais, moitié en plaisantant, moitié sérieusement.

Inutile d’ajouter que pendant le récit de Sokolitch plusieurs bouteilles avaient été vidées jusqu’à la dernière goutte.

— Mais il ne viendra donc pas, ce cher Boris ! s’écria Bogoumil en se pendant avec désespoir au cordon d’une sonnette. Un garçon parut, et en un français qui sentait le Hongrois : — Que désirent vos seigneuries ?

— C’est Liatoukine, mon ami ; oui, nous l’avons perdu et nous voudrions bien que tu nous le retrouvasses, fit Bogoumil qui se dandinait sur sa chaise.

— Mais…

— Pas de mais, mon garçon, il nous faut Liatoukine, c’est un boyard russe, cherche !

— C’est qu’il y a beaucoup de boyards russes ici maintenant, répartit le garçon en souriant à demi.

— Ah ! fit Sokolitch en retroussant sa moustache d’un coup de pouce, est-ce que cela te déplairait, par hasard ?

Et comme ils répétaient sur tous les tons : — Liatoukine, nous voulons Liatoukine !

— Le voici, Messieurs ! dit une voix qui les fit se lever tous, comme mus par un ressort : Liatoukine était devant eux.

Ainsi que le disait Sokolitch, le nouveau venu avait l’aspect funèbre. Il réalisait, avec une exactitude surprenante, le type légendaire du Vampire slave. Sa taille, démesurément longue et maigre, projetait derrière lui une ombre gigantesque qui allait se perdre dans l’obscurité du plafond. Avec un geste empreint d’une dignité un peu froide, il présenta aux jeunes officiers sa main décharnée, mais soignée et chargée de bagues, et daigna prendre le siège qu’ils lui offraient respectueusement. Sa chevelure et sa barbe, d’un noir intense, faisaient ressortir la pâleur livide de son visage allongé dont les lignes correctes et glaciales semblaient moins appartenir à une physionomie humaine qu’à un marbre funéraire. Les soldats l’avaient surnommé le capitaine Vampire ; un esprit fort l’eût appelé un parfait gentleman. Les yeux, qui, seuls, vivaient au milieu de ce visage impassible, présentaient une particularité singulière. Le globe de l’œil, chatoyant comme une topaze, avait la pupille fendue verticalement, telle qu’on l’observe chez les animaux de race féline. La puissance de ce regard était telle qu’il n’était donné à personne de le soutenir.

Les dames de Pétersbourg disaient que Liatoukine avait le mauvais œil et s’empressaient de toucher du fer à son approche.

Liatoukine parlait peu, il avait un son de voix métallique qui faisait merveille dans la mêlée, mais qui résonnait étrangement dans un salon ; jamais on ne l’avait vu rire, et quand il souriait, ses traits prenaient une expression de férocité à laquelle ses plus anciens amis n’étaient pas encore habitués. Il avait reçu de la nature un don précieux que ses camarades lui enviaient : celui de boire du vin comme les autres buvaient de l’eau ; une grosse améthyste qu’il portait au doigt le préservait, assurait-on, de l’ivresse. Ayant beaucoup d’influence, il avait peu d’ennemis déclarés ; son hôtel à Saint-Pétersbourg était le lieu de rendez-vous ordinaire des ministres et des ambassadeurs. Il avait publié un traité de stratégie fort estimé, et le Tzar l’envoyait parfois en mission secrète à Vienne, à Londres ou à Berlin. Somme toute, le capitaine Vampire était un officier de grande valeur ; il s’était distingué en Crimée, à Khiva, et les aides-de-camp du grand-duc Nicolas disaient tout bas qu’il serait général avant la fin de la campagne.

Pour le reste, un mystère planait sur sa vie, et personne n’en savait plus que Stenka Sokolitch.

Un témoin eût été frappé du changement que la présence de Liatoukine avait apporté dans la manière de s’exprimer de ces jeunes fous. Ce cher Boris était devenu mon colonel ; la familiarité s’était convertie en déférence.

Liatoukine vidait lentement un énorme verre de vin de Cotnar et promenait son regard magétinque sur ses compagnons.

— Messieurs, dit-il de sa voix cuivrée, le boyard Androclès Comanesco nous fait l’honneur de nous inviter à la fête qu’il donne ce soir à onze heures dans son palais de la rue Mogosoi. Dix heures viennent de sonner : nous n’avons que le temps.

Liatoukine se leva avec la roideur d’un automate. Les jeunes gens s’inclinèrerent et suivirent le colonel, tout heureux qu’ils étaient de pouvoir enfin étaler leurs grâces sous les yeux des Roumaines qu’ils se promettaient d’éblouir.

Ioury Levine et le Polonais formaient l’arrière-garde.

— Il est fort aimable, ce Cococesco ! fit à mi-voix Boleslas qui commençait par estropier le nom de son amphitryon.

— Tais-toi ! dit Ioury. Et retenant Brzemirski par le bras, il prit du bout de ses doigts gantés le verre de Liatoukine.

— Regarde ! dit-il en présentant le verre à la lueur de la lampe.

— Pouah ! fit le Polonais.

Et Ioury lança le verre par la croisée.