Le Capitaine Vampire/3

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Auguste Ghio (p. 17-34).

III

Mariora.

À sept ou huit kilomètres de Bucharest, au-delà du bois de Baniassa, s’élevait, au milieu d’un jardinet, une petite maison blanche. Le jardinet, où fleurissaient à l’envi les plantes les plus diverses, était bien entretenu ; la maisonnette, recouverte de tuiles, semblait sourire par ses petites fenêtres garnies de rideaux bien blancs. Tout cela avait un air de propreté et d’aisance, qu’il n’est pas rare de rencontrer en Roumanie, quoi que l’on dise ou que l’on ait dit. Le voyageur s’arrêtait d’instinct devant cette riante habitation, et s’il s’informait des propriétaires : — C’est aux enfants du feu pope, aux Slobozianii, disait-on. Les superbes champs de maïs environnants attiraient-ils ses regards : — C’est encore aux Slobozianii, Mitica et Mariora ; si loin que l’on peut voir, tout appartient aux Slobozianii !

Tandis que les Russes, que nous venons de quitter, buvaient force vin de Cotnar, tout en habillant des plus sombres couleurs leur ami Liatoukine, cinq ou six jeunes Roumaines étaient réunies dans le jardin des enfants du pope. Quelques-unes d’entre elles pouvaient passer pour belles, pas une n’était franchement laide. Elles portaient toutes ce magnifique costume national qui semble un souvenir de l’Italie, et leur double tablier de laine bariolé, les broderies byzantines qui ornaient leurs manches de toile fine et les monnaies turques d’or qui brillaient dans leurs cheveux bruns, invariablement rassemblés en une natte épaisse, annonçaient qu’elles appartenaient à des familles de paysans riches.

Un joyeux babil s’élevait de ce joli groupe ; à vrai dire, on y déchirait un peu le prochain, comme cela se fait d’ailleurs dans tous les villages du monde à l’approche du soir. Et Dieu sait si les Moldo-Valaques ont bonne langue !

— Ces Russes ! dit une grande fille de vingt ans, ils s’imaginent que nous sommes leurs esclaves et qu’ils ont le droit de nous offenser.

— Hier on mariait la Zinca, fit une autre : ils ont tenté d’enlever la mariée !

— Bah ! ils n’auraient pas enlevé grand’chose.

Un bruyant éclat de rire accueillit ces paroles ; celle qui les avait prononcées reprit, en s’adressant à une jeune fille dont les vêtements semblaient plus grossiers que ceux de ses compagnes et qui dans ses cheveux, d’un noir de jais, n’avait que des rubans rouges déjà fanés par l’usage :

— Et qu’as tu répondu à ce téméraire étranger ?

— Moi ? rien, dit la fille aux rubans rouges ; je ne comprenais pas même ce qu’il disait ; j’ai marché plus vite, voilà tout. Au reste, j’avais mon chien qui m’aurait bien défendue.

— Elle est sauvage, la Zamfira ! s’exclama Ralitza, une brunette qui ne l’était pas du tout.

— Je hais les Russes ! murmura celle qu’on venait d’appeler Zamfira.

— Non, s’écria la fille d’un riche meunier, la Zamfira n’est que fidèle !

— Ah ! ah ! fidèle ! Elle a donc un fiancé, la petite ? Est-ce le forgeron Stanciù ou le montreur d’ours Stroïtza ?

Zamfira rougit et ne répondit pas, mais une larme trembla au bord de ses cils.

— C’est qu’on ne peut pas se montrer bien difficile quand on a du sang tzigane dans les veines ! insinua Ralitza. Qui voudrait d’une Tzigane pour femme ?

— Je sais qui, moi, fit l’ainée de la troupe, et je vous défends de taquiner davantage la pauvre Zamfira qui vaut mieux que vous et moi.

Zamfira sourit et leva ses yeux pleins de reconnaissance sur sa protectrice qui lui serra doucement la main.

— Était-il joli, au moins, ton Russe ? dit Catinca la meunière.

— Je ne sais pas, fit Zamfira, je l’ai peu regardé.

— Ah ! je l’aurais su, moi, répartit son interlocutrice. Avait-il des cheveux noirs ?

— Et des yeux jaunes ? dit une voix douce et mélodieuse derrière les jeunes filles.

La propriétaire de la maisonnette, Mariora Sloboziano, venait d’apparaître sur le seuil.

Ô poètes roumains, trop ignorés de l’Occident : Héliade, Bolliaco, Alexandri, où donc êtes-vous pour nous dire quelle jolie chose c’était que cette Mariora !

Alexandri se serait écrié en la voyant :

« — Ses cheveux sont pareils aux rayons argentés de la lune d’été et ses yeux rappellent le miroir limpide des lacs des montagnes ! »

Ce qui, traduit en langage vulgaire, signifie que Mariora avait la chevelure blonde et les yeux bleus. Elle semblait, parmi ses compagnes au teint bruni, une fille du Nord, égarée sous le ciel serein de ces climats méridionaux ; mais ses pieds mignons, toujours prêts à danser la hora[1], sa gaieté folle éclatant au moindre propos, la faisait reconnaître pour une vraie Danubienne. Son regard avait le calme profondeur des yeux d’enfants, et son sourire était si doux qu’il avait enfin captivé le cœur de l’homme le plus farouche des environs : Ioan Isacesco.

Mariora était appuyée, dans une attitude pittoresque un peu étudiée, contre le mur tapissé de vignes, et les derniers rayons du soleil éclairaient les couleurs vives de ses vêtements dont le tissu comptait plus de fils de soie que de brins de laine. Hélas ! la jolie Valaque avait plus d’un défaut. De sa vie une pensée sérieuse n’avait traversé cette petite tête folle, occupée uniquement de ces mille brimborions qui ont le privilège de faire à la fois le bonheur des Parisiennes et des sauvagesses de la Guinée : Mariora était coquette.

Au fond, cette coquetterie n’avait rien que de fort innocent. Mariora ne songeait pas à mal et ne cherchait qu’à plaire à Isacesco qu’elle adorait. Elle était considérée par les jeunes gens comme un être d’une nature supérieure ; les conversations légères cessaient à son approche, et l’on respectait autant en elle la fille du pope mort que la fiancée du redoutable dorobantz. Mariora était bien gardée. Elle n’allait jamais à Bucharest sans être accompagnée de Baba-Sophia, une vieille parente que le pope avait recueillie, et les jeunes boyards, retour de Paris, savaient qu’en revenant de chez la sœur, on risquait de rencontrer au détour du chemin le poignard du frère ou le revolver du fiancé. Seul le seigneur Rélia Comanesco, frère de lait de Mitica, était admis dans l’intimité du ménage Sloboziano ; il avait l’esprit encore imbu de préjugés de castes dignes de l’autre siècle et ne soupçonnait même pas que Mariora fût jolie. De son côté, Mariora n’admirait qu’Isacesco. Il était pauvre ou à peu près ; elle était riche. Il possédait six misérables pogones[2] de terre ; les propriétés des Slobozianii comprenaient plus de cinquante hectares de superficie, et Mariora, égoïste inconsciente, avait jusqu’ici considéré le tout comme lui appartenant ; Mitica ne croyait pas devoir la détromper. Impérieuse et volontaire à l’égard de tous ceux qui l’entouraient, un mouvement de sourcils du pauvre dorobantz la rendait docile, et leurs noces devaient être célébrées dans le courant de l’année ; mais les commères de Baniassa hochaient la tête et disaient que, mariage ou non, tout cela finirait mal, et que la Mariora n’était pas la femme qu’il fallait à Isacesco.

Hélas ! cela était peut-être vrai ! Mariora avait les caprices et les jolis défauts d’une grande dame de Bucharest, ce qui constituait un bagage assez embarrassant sous le toit d’un simple paysan comme Ioan. La femme du pope qui, par parenthèse, avait fait une mésalliance, s’était attachée à développer chez sa fille une foule de petites perfections superflues, tout en négligeant de cultiver des qualités solides dont la jeune fille eût plus aisément trouvé l’emploi dans la position qu’elle occupait. De cela il résultait qu’elle avait de mignons doigts roses qui ne savaient pas faire un fromage, qu’elle chantait les doïne[3] à ravir, et qu’il fallait plus que du courage pour avaler la mamaliga préparée par elle. Sa place semblait bien moins marquée à l’humble foyer d’Isacesco que dans les salons somptueux d’un boyard quelconque ; aussi avait-elle depuis longtemps confié les soins grossiers du ménage à Baba-Sophia et à la Zamfira.

— Qu’était la Zamfira ? Oh ! presque rien. Elle et son père vivaient ensemble dans une petite cabane qu’ils devaient à la générosité des Slobozianii. Le père labourait, ensemençait, sarclait, moissonnait pour le compte de Mitica ; la fille aidait ou plutôt remplaçait Mariora et trouvait encore le temps de fabriquer des filets et des nattes qu’elle vendait ensuite à Bucharest. Elle était honnête, on l’estimait sans doute, on la recherchait peu : elle avait eu la malechance d’être née d’une mère tzigane. Peut-être souffrait-elle de cette sorte de proscription qui la frappait injustement ; elle ne se plaignait jamais, elle était très-douce, et quand elle pleurait, c’était si bas qu’on l’entendait à peine. On appelait Mariora une perle, on eût pu appeler Zamfira un ange. Zamfira était dévouée à Mariora ; Mariora aurait aimé Zamfira si la Tzigane n’avait eu dans ses cheveux ces pauvres rubans rouges fripés. Ces rubans racontaient tout une histoire et c’étaient eux qui faisaient que Mariora accablait souvent la Zamfira de reproches immérités et de sanglantes railleries.

Un jour (il y avait de cela un an alors), Mitica les avait rapportés de la foire Mosilor que l’on célèbre à Bucharest pendant la semaine qui précède la Pentecôte.

— Du rouge ! s’était écriée Mariora mécontente, pourquoi du rouge, puisque je suis blonde !

Mitica sourit et ne répondit pas. Le lendemain, la Zamfira paraissait à la hora avec les fameux rubans dans ses cheveux, à la grande colère de Mlle Sloboziano qui bouda son frère pendant huit jours, en criant bien haut qu’elle ne voulait pas de bohémienne dans la famille. La vue continuelle de ces rubans exaspérait Mariora qui s’acharnait à faire de Zamfira une Cendrillon danubienne. Ils étaient fanés maintenant et Mariora s’était juré que Mitica ne les remplacerait pas.

Mitica Sloboziano aimait Zamfira, non comme les jeunes gens de Bucharest ont l’habitude d’aimer les Tziganes, mais ainsi que méritait d’être aimée une brave et digne fille, telle qu’elle l’était.

La Zamfira n’était pas belle ; son teint, d’une couleur de bronze très-accentué, révélait à première vue son origine suspecte ; ses cheveux avaient la rudesse du crin (Mariora disait que ça piquait !), elle était petite et plus âgée de deux ans que Sloboziano ; mais tant de bonté sereine se lisait dans ses grands yeux noirs, qu’en la voyant à côté de Mariora on se demandait si la moins jolie n’était pas la plus belle. Et ces yeux-là ne savaient pas mentir.

— Pourquoi aimes-tu la Zamfira ? disaient les jeunes filles à Mitica ; elle n’est ni jolie, ni riche ; de plus, elle a du sang païen sous sa peau noire. Une Tzigane ! c’est vieux à vingt ans !

— Je l’aime, d’abord parce qu’elle m’aime, répondait-il simplement ; ensuite, parce qu’elle est bonne, ce qu’on ne pourrait pas dire de vous toutes qui avez la langue prompte et le cerveau léger.

Malheureusement, la tendre affection que Mitica portait à la Zamfira n’avait affaibli en rien le goût prononcé du jeune homme pour le rakion et la danse.

Les paroles de Mariora sur les yeux des Russes avaient fait hausser les épaules à ses compagnes.

— Je ne connais guère que les chats et les hiboux qui aient les yeux jaunes, dit Catinca la meunière.

— Eh bien ! tant mieux pour toi, ma chère, fit sèchement la fille du pope, il existe des choses qu’il est bon d’ignorer.

— Qu’est-ce qu’elle dit ? s’écria l’assemblée tout d’une voix.

— Je dis… je dis que je ne me sens pas disposée à endurer vos agaceries ce soir et que vous ayez à me laisser en repos !

— Ah ! j’entends, fit Ralitza d’un ton railleur, le bel Isacesco.

— Il s’agit bien d’Isacesco ! murmura Mariora avec humeur. Puis, après un silence : Isacesco ! c’est vrai… il va venir !

Évidemment, quelque chose la tourmentait ; elle tordait d’une main nerveuse les brindilles de buis de la haie et s’obstinait à regarder le bout de ses pieds, afin, sans doute, que ses amies ne vissent pas les larmes prêtes à s’échapper de ses yeux.

Florica, la framboisière, se mit à chanter :

« L’oiseau jaune prend son essor,
« Et d’un coup d’aile fend l’espace ;
« On dirait une flèche d’or
 « Qui passe ! »

— L’oiseau jaune ! quelle sotte chanson ! fit Mariora. Qui a jamais vu un oiseau jaune fendant l’espace ?

Cette brusque observation excitait l’hilarité des jeunes filles, quand Zamfira, qui depuis quelques instants interrogeait l’horizon, posa sa main sur l’épaule de Mariora, et, du doigt, désignant la route de Bucharest :

— Isacesco ! dit-elle.

Mariora tressaillit et lança un coup d’œil inquiet à la Tzigane, tandis que la bande folâtre s’envolait avec des éclats de rire au milieu desquels retentissait la chanson de l’oiseau jaune.

— Zamfira, fit-elle tout à coup, je ne lui dirai rien !

Zamfira ouvrait la bouche pour répondre, mais la Mariora était dans les bras de son fiancé et la Cendrillon s’en alla à pas lents et presque à regret.

Souple comme une chatte, Mariora se dressait sur la pointe des pieds pour atteindre à la hauteur du dorobantz qu’elle accablait de caresses.

— Tu viens bien tard ! lui disait-elle avec un accent de doux reproche, et elle l’entraîna dans la maison. La nuit tombait lentement et remplissait d’ombre les coins de la chambre. — Baba-Sophia ! cria la jeune fille. Mais Baba-Sophia bavardait chez l’une ou l’autre voisine, et Mariora se mit en devoir d’allumer elle-même une énorme lampe de cuivre qui était presque un objet de luxe. Tout en posant sur la table des œufs, des fruits et une cruche de braga[4] qui devaient composer le souper des deux fiancés, la Mariora babillait, babillait, Dieu sait comme ! C’étaient de ces choses qui n’ont pas de sens et qui disent tout, de ces choses que l’on répète depuis que le monde est monde et que l’on ne se lassera jamais d’entendre ; seulement, la jeune fille semblait ne vouloir pas laisser à Isacesco le temps de lui répondre ; un observateur attentif eût remarqué qu’elle cherchait même à éviter ce regard qui ne se détachait pas d’elle. Tout à coup elle poussa un cri et saisit brusquement la main droite de Ioan.

— Qu’est-ce ? s’exclama-t-elle, du sang !… Tu es blessé ? Et elle porta cette main ensanglantée à ses lèvres, tandis que ses yeux, remplis d’anxiété, interrogeaient le dorobantz.

Ioan hésita : il lui répugnait de mentir.

— C’est au tir, dit-il avec effort, oui… mon fusil a éclaté entre mes mains.

Mariora, qui ne pouvait d’ailleurs distinguer une blessure faite par une arme à feu d’une autre faite par une arme blanche, ne vit pas l’embarras d’Isacesco.

— Ah ! s’écria-t-elle en lavant à grande eau la plaie envenimée, c’est dangereux, le tir ! presque aussi dangereux que la guerre, n’est-ce pas ?

— Pas tout à fait, dit-il en souriant d’un sourire qu’il tenta vainement de rendre joyeux.

— La guerre ! reprit Mariora pensive, mais c’est la guerre, ici ! Tu n’iras jamais à la guerre, n’est-ce pas ? fit-elle, subitement effrayée.

— Non ! dit Isacesco. C’était la seconde fois qu’il mentait.

— Ah ! c’est que je ne le voudrais pas ! s’écria t-elle en secouant la tête d’une façon mutine ; j’ai besoin de toi. Qu’est-ce que cela nous fait, ce vilain tzar que nous ne connaissons pas ! Qu’il se batte, lui, tout seul, avec le Padisha ! Nous avons bien autre chose à faire, nous ! Nous marier, par exemple. Quand ? Ah ! le plus tôt sera le mieux, car je te préviens que je suis fatiguée d’attendre. Et toi ?…

— Mariora ! s’écria-t-il. Ce fut tout ce qu’il put dire. Il y avait à la fois de la tendresse et du reproche dans sa voix. Un mot de l’innocente fille venait de réveiller les pensées amères que ses caresses avaient endormies. Isacesco songeait à l’avenir, à l’insulteur qui s’était trouvé sur son chemin, à la Mariora qui allait s’en écarter. Tous les personnages qui tenaient une place dans sa vie se confondaient dans son esprit, et parfois une étrange hallucination lui montrait son nouvel ennemi se dressant entre lui et sa fiancée. Un moment il pensa lui avouer tout, et la funeste rencontre du chemin creux et son départ prochain pour Giurgévo ; mais tous deux avaient un secret, et la Mariora lui dit avec ce petit air boudeur qu’elle savait rendre si charmant :

— Mon beau dorobantz, rien ne peut vous égayer aujourd’hui. Auriez-vous rencontré un zmeù[5] dans les bois ?

— Oui, dit Isacesco qui tressaillit.

Mariora crut qu’il plaisantait.

— Eh ! dites-moi donc, continua-t-elle en souriant, comment c’est fait un zmeù. Cela a-t-il des cornes et des ailes comme l’assure Baba-Sophia ?

— Non ! fit Isacesco, cela a des yeux jaunes et…

— Des yeux jaunes ! interrompit Mariora émue, vous avez vu l’homme aux yeux jaunes ?

— Oui ! répondit tranquillement Ioan. Et… vous l’avez vu aussi, apparemment ?…

— Moi ! s’écria-t-elle en rougissant, non, Vierge sainte ! est-ce qu’il y a des hommes qui ont les yeux jaunes ? Mon Ionitza, poursuivit-elle en plongeant sa main dans la chevelure épaisse du soldat, je n’ai jamais vu des cheveux aussi fins que les vôtres. C’est doux ! c’est joli ! murmurait-elle avec sa voix d’oiseau.

Mais Ionitza demeurait insensible à toutes ces caresses ; son calme apparent cachait une violente agitation intérieure. Mariora vit frémir les sourcils d’Isacesco.

— Il pense ! se dit-elle, il pense, mais à quoi ? Elle était debout devant lui, et le regard prolongé du soldat qui lui avait pris les deux mains la gênait sensiblement.

— Ah ! fit-elle en cherchant à se dégager, ne me regarde donc pas ainsi ; cela me fait mal : il y a trop de noir dans tes yeux !

— C’est vrai, il y a beaucoup de noir ! répéta-t-il machinalement après elle.

Il y eut un silence.

— Mariora, reprit-il froidement, il n’est venu personne ?

— Personne, mon doux ami, personne… si ce n’est le boyard Rélia Comanesco ; il est bien ennuyeux : il ne parle que vignes et maïs ! ajouta-t-elle avec humeur.

— Personne ? vous êtes bien sûre, Mariora ?

Les traits du dorobantz étaient contractés ; sa parole, empreinte d’une dureté inaccoutumée, effraya la fille du pope.

— Comme tu dis cela ! s’écria-t-elle. Qui voudrais-tu qui fût venu ?

— Un homme aux yeux jaunes, dit Ioan.

Mariora essaya un grand éclat de rire qui sonna si faux qu’elle-même en fût terrifiée. Elle allait répondre, mais une voix grave murmura à son oreille :

— Mariora, il ne convient pas que tu caches rien à celui qui doit être ton époux !

C’était Zamfira qui venait d’entrer. Sans prendre garde au mouvement de colère de son amie, elle alla s’asseoir à l’écart et se mit à tresser des joncs en silence.

Mariora, rouge de honte, fondit en larmes.

— Eh bien ! oui, je dirai tout ! sanglottait-elle, tout !… à la condition que tu ne me regarderas pas pendant que je parlerai !

Isacesco aurait accepté bien d’autres conditions encore ; il ne comprenait pas et s’efforçait de ne pas chercher à comprendre. Il était fort pâle et fit un signe affirmatif. Mariora essuya ses larmes, s’assit près du dorobantz et lui passa son bras autour du cou ; puis elle le regarda timidement comme si elle eût voulu puiser un peu de courage dans des yeux amis, et commença d’une voix très-basse :

— Voilà. C’était ce matin, Zamfira et Baba-Sophia étaient allées à Bucharest et m’avaient laissée seule ici. Tous les hommes étaient aux champs. Moi, je ne faisais rien… je songeais à toi ! quand j’entendis le galop d’un cheval qui s’approchait.

Je cours à la porte, croyant voir le boyard Comanesco que nous attendions. Ce n’était pas lui, c’était un officier, un Russe. Il descendit de cheval. Je compris qu’il voulait me parler et je m’avançai vers lui, Ah ! je n’aurais pas dû m’avancer !… mais, pouvais-je savoir !… Enfin, il me montra son cheval qui haletait et dit ces deux mots : Apà, cal (eau, cheval). Sa façon de parler, qui n’était rien moins que polie, me choqua ; néanmoins, j’allai chercher de l’eau, pensant qu’il n’en savait pas dire plus long en roumain. Je me trompais, Ioan, cet homme s’exprime mieux qu’un riverain de l’Oltou ! Pendant que le cheval buvait, j’observai le maître, Isus-Christos !…

Je vivrais cent ans, ajouta Mariora, sans l’oublier ! Il était grand et si pâle, si maigre, que l’on eût dit un mort : il me semblait entendre ses os craquer ; mais, ce qui m’épouvanta le plus, ce fut la lumière jaunâtre qui brillait dans ses yeux ronds. Quand le cheval eut bu, je voulus rentrer ; à mon grand étonnement, cet homme me suivit. Je lui fis observer que la maison n’était pas une auberge. Il me répondit que cela lui était bien égal et continua de me suivre. Je n’osais plus rien dire ; il avait un son de voix caverneux qui me faisait frissonner, et, comme s’il eût été le maître, il s’assit près de la table et, me désignant un siège au bout opposé, il m’ordonna brusquement d’y prendre place. J’étais terrifiée, je ne savais plus ce que je faisais : j’obéis. Lui me regardait fixement. Cela dura peut-être dix minutes. J’eus un instant l’idée de m’enfuir, mais je sentais mes forces diminuer, et j’avais remarqué, d’ailleurs, qu’il se trouvait entre moi et la porte. Enfin il se leva, je me levai aussi, ses yeux ne me quittaient pas, il s’avançait vers moi, je reculais, je reculais toujours… mais le mur était là. Je fermai les yeux, car je venais de sentir une main froide se poser sur mon bras, cela me fit l’effet d’un serpent qui me touchait. Il me souleva sans effort, regagna sa place à la table et m’assit rudement sur ses genoux. Je craignais de l’irriter par une résistance inutile. — Regardez-moi, dit-il. Sa volonté semblait être devenue la mienne. Je le regardai, ainsi qu’il l’ordonnait, mais comme il tournait le dos à la fenêtre, je pus voir au loin, bien loin dans la campagne, les hommes qui semaient l’orge. C’était d’eux pourtant que j’attendais mon salut et mes cris n’auraient pu leur parvenir. Je me dis que la seule chose qui me restait à faire était de me recommander à Dieu et je priai. L’homme ne bougeait pas. Mais je ne pus prier longtemps ; un étrange engourdissement s’emparait de moi par degrés : il me semblait que j’allais dormir. J’employai le peu de volonté qui me restait à vaincre ce sommeil qui devait me perdre infailliblement, mais je n’y pus réussir et ma tête alourdie reposa bientôt sur l’épaule de l’homme. Alors…

— Alors ?… interrompit Isacesco d’une voix étranglée. Et ses doigts pressaient avec tant de force le poignet de Mariora que les ongles pénétraient dans la chair.

— Alors, dit-elle, Rélia Comanesco est entré : j’étais sauvée !

Et pleurant et riant à la fois, elle cacha sa tête dans la poitrine d’Isacesco.

— Mon Ionitza, mon Ionitza ! répétait-elle. Lui se laissait faire ; il la contemplait avec un sourire étrange ; il lui semblait qu’il ne l’avait vue de longtemps et s’étonnait presque de la retrouver entre ses bras.

— Rélia Comanesco ! murmura-t-il. En quelque danger qu’il se trouve et quelque service qu’il réclame, cet homme peut compter sur moi ! Et Mitica ? reprit-il aussitôt, où donc était-il pendant qu’on outrageait sa sœur !

Une voix douce et qui ne se faisait accusatrice qu’à regret, soupira :

— À Bucharest !

— À Bucharest ? quand sa présence était nécessaire ici ?

— Il dansait la batuta avec des camarades, continua Zamfira toute confuse, ils avaient bu du rakiou… un peu trop peut-être…

Isacesco haussa les épaules et s’adressant à Mariora :

— Ne sais-tu pas le nom de cet homme ? dit-il.

— Non. Comanesco paraissait le connaître, il a prononcé deux ou trois fois son nom, mais ils parlaient une langue étrangère, et j’étais, d’ailleurs, si troublée, que je n’ai pu le retenir… ine… cela finissait en ine, je crois.

Isacesco pensa que le quart des noms russes présentent cette terminaison. Il se fit donner par Mariora le signalement détaillé de l’officier russe, et à mesure qu’elle parlait, il acquérait davantage la certitude que son adversaire du chemin creux et l’insulteur de Mariora n’étaient qu’un seul et même homme.

— Cet homme nous portera malheur ! fit la Mariora. Et comme effrayée par ses propres paroles, elle se rapprocha d’Ioan qui répéta d’une voix sourde :

— Cet homme nous portera malheur !

— Le ciel vous préserve ! dit Zamfira qui, dans sa piété superstitieuse, se leva pour allumer un cierge devant les saintes images.

Mais Isacesco croyait peu au pouvoir des cierges.

— Mariora, reprit-il soudain, pourquoi vouliez vous me cacher ce qui s’était passé ?

La jeune fille ne s’attendait pas à une question semblable ; elle paraissait embarrassée et roulait le coin de son tablier entre ses doigts.

— Je ne sais pas ! dit-elle enfin.

Elle ne mentait point cette fois. Elle ne savait pas. Mais cette réponse ne satisfit pas Isacesco dont la physionomie prit cette expression douloureusement ironique qui faisait dire aux filles des environs que le beau dorobantz entretenait des relations avec les zmeïne[6], lesquelles sont, ma foi ! d’assez jolies diablesses.

Mariora devina la pensée d’Ioan.

— Mon ami, dit-elle avec dignité, auriez-vous cru que mon intention fût de vous tromper ?

Pour toute réponse Ioan lui tendit la main.

— Te tromper ! reprit-elle, mais je serai morte de longtemps quand cette vilaine idée me traversera l’esprit. Te tromper, toi ! Si j’étais infidèle pourtant, mon beau dorobantz, continua-t-elle en secouant la tête d’un air mélancolique, est-ce que cela vous ferait bien de la peine ?

— Oui ! dit Isacesco.

— Et vous mourriez de chagrin ?

— Non ! dit-il avec fermeté : je suis plus fort que le chagrin.

— Ah !… fit Mariora avec une petite moue de désappointement qui, en d’autres temps, eût fait rire Isacesco.

— Mais vous me tueriez bien avec votre grand sabre… moi… et l’autre ?

— Toi, non ! l’autre, certes !

— Mais que dois-tu penser de moi et des folies que je débite ! s’écria-t-elle tout d’un coup. Oh ! pardonne-moi. Ma pauvre tête me fait bien mal et, par moments, je crois que je ne sais plus ce que je dis. Il y a une chose qui m’épouvante : cet homme, en me quittant, m’a dit… que je le reverrais !

Je ne veux pas le revoir ! fit-elle avec force, j’ai peur ! Tu reviendras demain, n’est-ce pas, Ionitza ? tu ne me quitteras plus ! Il me semble qu’il va revenir ! murmura-t-elle.

Elle s’accrochait aux vêtements d’Isacesco et l’effroi se lisait dans ses yeux hagards qui regardaient le vide.

— Quand tu ne seras pas là, que ferai-je ? dit-elle.

— Ne donne plus à boire aux chevaux des étrangers, répondit-il avec un sourire qui la calma.

— Moi, je ne t’abandonnerai plus, s’écria Zamfira en s’efforçant de paraître joyeuse, et, à nous deux, nous viendrons bien à bout de ce terrible Cosaque !

— Crois-tu ? fit Mariora timidement.

Baba Sophia rentra. La nuit était tout à fait tombée. Isacesco prit congé des deux jeunes filles et, tandis que Mariora jurait, pour la centième fois, une amitié éternelle à Zamfira, le dorobantz marchait aux rayons de la lune.

Mais, au lieu de prendre le sentier qui menait à la chaumière du vieux Mané, il suivait la route de Bucharest.

  1. Danse nationale roumaine.
  2. Le pogone vaut un peu moins d’un demi hectare.
  3. Chants nationaux de la Roumanie.
  4. Bière de millet.
  5. Être fantastique qui joue un grand rôle dans les superstitions roumaines.
  6. Zmeïne, féminin pluriel de Zmeù.