Le Capitaine Vampire/6

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Auguste Ghio (p. 66-80).

VI

Mademoiselle Aurélie.

Nicopolis venait de tomber au pouvoir des Russes, et la garde de la partie ouest de la ville avait été confiée à un bataillon de dorobantzi. Les bachi-bouzouks ayant été aperçus rôdant aux environs de la place, on craignait une escarmouche nocturne et les soldats avaient reçu l’ordre de tenir l’œil au guet et d’observer un complet silence. Tous les feux étaient éteints ; une seule des fenêtres d’une grande maison blanche, qui servait momentanément de résidence au colonel commandant roumain Leganesco, s’éclairait d’une faible lueur. La plupart des soldats circulaient l’arme au bras ; d’autres étaient accroupis sur le sol encore semé d’éclats de bombes attestant le siège que la ville avait récemment souffert. Parmi ceux-là se trouvaient les deux amis de Baniassa.

— Deux mois écoulés ! disait Isacesco en secouant la tête, et pas de réponse !

— Bah ! fit Mitica qui trouvait toujours le moyen de tout expliquer, est-ce qu’on se soucie ici des lettres de pauvres diables qui devraient ne pas savoir lire ! Sais-tu ce que deviennent nos malheureux écrits ? Les Russes s’en servent pour allumer leurs cigares !

— Impossible !

— Quand nous avons pris ce satané bastion qu’on voit là-bas… Dumnezeù ! [1] il y faisait chaud, et rien qu’en y pensant…

— Eh bien ! fit Ioan, quel rapport y a-t-il…

— M’y voici, dit Sloboziano en faisant claquer sa langue. Caché derrière un mur, le général K… faisait le beau avec une cigarette à la bouche, tandis que ça pleuvait sur nous. Il demanda, du ton le plus naturel, une allumette au capitaine Xénianine… Une allumette ! autant valait demander un œuf frais ! Le capitaine tira de sa poche un briquet et un papier sali, plié comme une lettre.

— Vous me sacrifiez un billet doux, capitaine ? fit ce gros poussah en minaudant. — Dans tous les cas, le poulet n’est ni de moi, ni à moi, dit Xénianine en dépliant la lettre. « Iubita mea[2] » épela-t-il avec quelque difficulté, c’est du roumain, sans doute ?…

Il continua tranquillement de rouler le papier et le présenta tout enflammé au général. Iubita mea une lettre d’amour ! Peut-être était-ce une des miennes : je commence toujours ainsi !

— Serait-elle malade ? continua Isacesco.

— Bah ! ne t’occupe pas de construire d’inutiles hypothèses. On n’expédie pas les lettres que nous écrivons, pourquoi nous remettrait-on celles qui nous sont adressées ?

— Eh ! camarades, leur cria Scarlatos Romanesco, on dit que nous verrons les bachi-bouzouks, cette nuit.

— Fière arme que leur yatagan !

— Ça vous découd un homme !… Voyez plutôt, dit-il en découvrant son bras qui portait une blessure longue de plus de vingt centimètres, mais ils me le payeront, les coquins !

En ce moment la fenêtre éclairée s’ouvrit.

— Envoyez-moi le lieutenant Zaharios ! cria le colonel Leganesco.

— Mon colonel, le lieutenant Zaharios ne peut pas marcher.

— Comment ? Est-ce que…

— Mon colonel, il marchera, si vous l’exigez, mais… ce ne sera pas bien droit.

— Il est encore ivre ?…

— Depuis deux jours, mon colonel… et il en redemande !

Leganesco laissa échapper une expression plus énergique que bienséante.

— Il faut pourtant que j’aie un secrétaire, murmura-t-il ; et il paraissait examiner une à une les figures des dorobantzi réunis sous ses fenêtres.

— Isasesco, dit-il tout d’un coup, montez près de moi : nous travaillerons ensemble.

— Heureux gaillard ! s’écrièrent en chœur les soldats quand la porte se fut refermée sur leur camarade : il n’aura pas à compter avec les bachi-bouzouks !

Une vulgaire chandelle de suif, fichée dans une bouteille, éclairait de sa lumière douteuse une vaste chambre au milieu de laquelle on voyait une table surchargée de paperasses.

— Asseyez-vous, mon garçon, dit Leganesco à son secrétaire improvisé, et faisons vite !

Ioan obéit.

« Au général de brigade Lupu… » dicta le colonel.

Pendant plus d’une heure on n’entendit que le bruit de la plume frôlant le papier et les cris lointains des sentinelles avancées. Mais bientôt tout parut s’animer au dehors, un cheval ruisselant de sueur s’arrêta au seuil de la résidence et, presque au même instant, la porte de la chambre s’ouvrit et un Cosaque, porteur d’une enveloppe cachetée aux armes impériales, entre sans plus de cérémonie qu’au corps de garde.

Leganesco, qui prisait fort peu les façons cavalières que les Russes avaient mises en usage, leva la tête et d’un ton horriblement bourru : — Qu(est-ce ? dit-il en russe.

Le Cosaque s’inclina gauchement : — C’est in message de S. A. I. le grand-duc Nicolas adressé au prince Boris Liatoukine.

— Le prince Liatoukine n’est pas ici. Continuez, Isacesco !… « nous attendons le quatrième corps d’armée qui… »

— Son Altesse a dit que cela pressait, insista le Cosaque, et m’a ordonné de m’en retourner aussitôt, sans même entrer à Nicopolis. Ne peut-on porter…

— Je n’ai pas de calaretzi[3] ici, interrompit Leganesco en frappant sur la table avec sa tabatière, ils sont tous à l’est de la ville. — Est-il ennuyeux avec son grand-duc ! grogna-t-il, en roumain cette fois. Et il lança un regard du côté de ses chères paperasses.

— Isacesco, mon ami, nous avons presque fini. Avez-vous quelques notions d’équitation ?

Isacesco sourit.

— Mon colonel, vous oubliez que, nous autres Roumains, nous ne quittons le berceau que pour la selle, dit-il.

— C’est juste ! Voulez-vous vous charger de ça ? fit Leganesco en jetant, avec assez peu de respect, la lettre impériale sur la table. Vous trouverez le prince Liatoukine vers le sud ; au reste, vous vous informerez… on vous indiquera… Tenez ! vous monterez mon propre cheval ; prenez-en soin : c’est une bête de race.

Isacesco s’empressa d’accepter la proposition ; ce nom de Liatoukine n’éveillait chez lui aucun souvenir. Et quand il parut au milieu de ses frères d’armes, fièrement campé sur le cheval blanc du colonel, ce fut un ébahissement général.

— De puis quand fais-tu partie de la cavalerie ? lui crièrent plusieurs voix.

— Depuis cinq minutes. Et, en quelques mots, il leur donna le pourquoi de sa subite promotion.

— Peste ! fit Mitica, as-tu de la chance, toi ! Tout à l’heure, secrétaire ; maintenant, courrier impérial ! Mon cher, tu portes dans ta poche ton brevet d’officier !

— J’aimerais mieux une lettre de Mariora ! dit-il en souriant, et il piqua des deux vers la campagne.

Cependant, à l’autre extrémité de la ville, quatre officiers se promenaient au clair de la lune. Trois d’entre eux paraissaient être dans cet état de gaîté qui suit ordinairement un dîner copieux, largement arrosé de vins choisis. Ils allaient de côté et d’autre, titubant un peu, sans but déterminé, quand ils aperçurent, venant à eux, une ombre dont l’allure devait leur être familière, car ils se mirent à la hêler en ces termes :

— Eh ! Ioury Mikaïlovitch ! où vas-tu ainsi solitaire ?

— Nulle part, hélas ! soupira Ioury Levine. Et vous-mêmes ?

— Nous ? fit Bogoumil en allongeant les lèvres, nous nous ennuyons et sommes en quête de divertissements.

— Une denrée qui n’est pas commune sur la place ! ajouta Stenka.

— Nous cherchons un Roumain, ronfla la basse-taille de Liatoukine, un petit Roumain… pour le faire danser !

— Quel heureux hasard ! s’écria Levine ; venez par ici : il y a là, derrière ce monticule, une sentinelle de nos amis, et, vraiment, vous ne pourriez choisir mieux.

Et, comme pour confirmer les paroles d’Ioury, une voix presque féminine fit entendre le cri de garde : Cine e acolo ? [4].

Prieteni ! [5] cria Liatoukine. Et ils s’avancèrent.

— Justement, dit Bogoumil heurtant du coude ses compagnons, je reconnais la voix du garçon le plus niais et le plus riche de Bucharest.

— Comment ! c’est toi, Comanesco ! s’écria Iégor en jouant la surprise. On a poussé l’irrévérence jusqu’à te mettre en faction comme le premier plébéien venu ?

— Aô ! bailla le jeune Rélia d’un ton plaintif fort éloquent.

— Eh bien ! nous relevons la sentinelle, dit brièvement Liatoukine.

— Impossible ! je suis ici par ordre du colonel Leganesco.

Liatoukine ne voulait pas qu’on admit, du moins en sa présence, une autre autorité que la sienne ; l’observation de Rélia le choqua et il la classa dans un coin de sa mémoire.

— Et nous, nous te relevons par ordre de Leganesco, se hâta de dire Sokolitch.

— Ah ! tant mieux ! s’écria le jeune patricien avec une explosion de joie enfantine ; puis il reprit tout soucieux : — Où donc est celui qui me remplace !

— Ici ! dit Liatoukine en poussant par les épaules Ioury Levine qui fit une épouvantable grimace accompagnée d’un grognement sourd ; mais un regard du colonel lui ayant rappelé qu’on ne plaisantait pas plus avec les désirs du capitaine Vampire qu’avec la consigne la plus sévère, il commença à monter sa garde sans dire mot, tout en maudissant à part lui les ridicules fantaisies de son supérieur qui allaient lui valoir six heures de service surérogatoire.

Bogoumil et Iégor avaient pris chacun Comanesco par un bras, et ce dernier semblait bien soutenir qu’être soutenu ; Liatoukine marchait en tête : il avait l’air de conduire un troupeau ; Stenka formait l’arrière-garde, et, en cet équipage, les quatre amis et le petit Roumain arrivèrent sans encombre chez Liatoukine, c’est-à-dire dans la maison de feu l’aga que Boris avait envoyé ad patres.

Outre les sommes provenant des contributions légales, ce fonctionnaire percevait, de son vivant, les revenus d’une foule de petits impôts qu’il avait établis à son profit particulier. Dans les appartements, les splendeurs orientales se mêlaient au luxe européen ; ce n’était partout que divans de brocart et glaces de Venise, le tout quelque peu endommagé par le fait des boulets qui avaient heureusement épargné les bouteilles de vins d’Espagne et de France dont regorgeaient les caves de ce bon musulman qu’on disait avoir été excessivement dévot. Le cellier de l’aga fut immédiatement mis au pillage par ces jeunes fous qui voulaient renouveler, dans des proportions sardanapalesques, le souper de l’hôtel Hugues. Les mines effarouchées et les grosses naïvetés de Mlle Aurélie, qui ne devinait guère le sort qu’on lui réservait, arrachaient des pleurs d’hilarité aux officiers, et la figure impassible de Liatoukine, présidant cette orgie, faisait songer au squelette que les anciens exposaient pendant les repas, afin que les orbites creuses et ce rictus sinistre rappelassent aux convives le peu de durée de la vie humaine. Mais la vue de Boris n’évoquait aucune idée funèbre dans ces têtes troublées par un commencement d’ébriété.

— Et tu a fait tes études au collége Mabille ? dit Bogoumil à Rélia avec tout ce qu’il put mettre d’intérêt dans la voix.

— Vous vous trompez, s’écria Mlle Aurélie avec un sourire candide, Mabille, ce n’est pas un collége, c’est un bal. Moi, j’étais au lycée Louis-le-Grand…

— Louis-le-Grand !… précisément, c’est cela que je voulais dire, fit Bogoumil d’un ton plein d’onction.

— Nous sortions tous les dimanches, continua Comanesco qui semblait fort disposé à raconter les péripéties émouvantes de la vie de collégien, on nous menait jusqu’à l’Arc de l’Étoile ; au retour, nous étions bien fatigués : c’était très-amusant !

Stenka leva la tête. Mlle Aurélie souriait toujours et parlait fort sérieusement.

— Décidément, il est trop bête ! murmura-t-il à l’oreille d’Iégor, et s’adressant au lycéen :

— Ta mère ne t’envoyait donc jamais rien ? dit-il assez rudement.

La figure de Rélia s’illumina.

— Oh ! si !… des confitures. Et le souvenir des pots de gelée absorbait si complétement son esprit, qu’il ne vit pas le sourire de ses camarades.

— Je te parle d’argent, fit Stenka en haussant les épaules, et non de friandises.

— De l’argent ? Oh ! nous n’avions pas besoin d’argent au lycée ; on est nourri, logé…

— Nourri ! logé ! Voilà un garçon qui se contente de peu ! fit Iégor dans sa moustache.

— Mais quand je fus à l’Université…

— Et combien de maîtresses ? dit Liatoukine brusquement.

Mlle Aurélie sauta sur son siège et rougissant jusque derrière les oreilles : — Oh ! balbutia-t-elle, jamais je…

— Allons, allons, fit Bogoumil, pas de cachotteries pour les camarades ! Et, elle était belle ?

Comanesco devint pourpre et se plongea le nez dans son verre.

— Était-elle belle ? reprit Tchestakoff d’une voix tonnante en secouant fortement le pauvre étudiant.

— Oh ! oui ! soupira enfin celui-ci sans lever les yeux.

— Et comment s’appelait-elle ? continua Iégor qui voulait analyser ce roman de la vingtième année.

Mais Rélia se laissait, pour ainsi dire, arracher les paroles d’entre les dents.

— Athénaïs Beaubuisson, articula-t-il tout bas.

— Athénaïs ! s’écria Bogoumil d’un ton pénétré, c’est un nom splendide qu’Athénaïs !

— Athénaïs signifie… commença l’étudiant, pensant qu’une définition étymologique viendrait fort à propos détourner le cours d’une conversation qui mettait sa modestie au supplice.

— Nous ne nous adressons pas au philologue, interrompit Sokolitch, nous parlons à l’amoureux.

Le terrible interrogatoire recommença et Rélia se décida à entrer dans la voie des aveux.

— Quel âge avait-elle ?

— Près de trente ans.

— Peste ! elle était mûre ! exclama Bogoumil.

— S’il vous plaît ?…

— Et… et tu la voyais souvent ? dit Tchestakoff qui ne perdait pas facilement son sang-froid.

— Oh ! pas si souvent que je l’aurais voulu ; une fois par mois, quand j’allais payer le terme.

— J’aurais payé le terme tous les jours ! roucoula Mlle Aurélie de va voix la plus tendre.

— Payer le… quoi ? fit Bogoumil qui n’y comprenait plus rien.

— Le terme, répéta complaisamment le jeune Rélia. C’était ma propriétaire, boulevard Saint-Michel, 55.

Un signe de Liatoukine arrêta sur les lèvres de tous un formidable éclat de rire qui allait ébranler les vitres de la salle. Iégor avala l’un après l’autre deux grands verres de selbovitza, Stenka tirait les poils de sa moustache et la figure de Bogoumil avait disparu sous son shako. Un sourire béat éclairait les traits de Mlle Aurélie qui fermait les yeux pour mieux voir passer dans son imagination la silhouette majestueuse de dame Athénaïs Beaubuisson.

Stenka eut, le premier, raison de cette hilarité concentrée et s’inclinant devant Comanesco : — Eh bien ! mon garçon, dit-il, tu es plus fort que moi. Quand j’étais à Heidelberg, où j’ai fait des dissertations philosophiques avant de faire des entailles dans la peau de mes semblables, je ne suis jamais parvenu à apprivoiser mes propriétaires ; il est vrai qu’elles avaient toutes plus de trente ans et que je n’allais pas payer le terme !

— Je bois aux amours de notre ami ! fit Bogoumil en levant son verre, à Mme Athénaïs Beaubuisson !

— Boulevard Saint-Michel, continua Iégor.

— 55 ! ajouta Boris en grimaçant son invariable sourire.

Les verres suspendirent leur mouvement ascendant au niveau de l’épaule des trois officiers qui demeurèrent bouche béante : c’était bien la première fois qu’une plaisanterie de cette espèce s’échappait des lèvres minces du capitaine Vampire.

Rélia se tortillait dans son uniforme ; ne sachant que répondre, il saisit machinalement la bouteille de selbovitza qui se trouvait devant lui et se mit à boire à même.

— À propos, fit Iégor en retirant doucement la bouteille des mains de Comanesco, comment dit-on « je vous aime » en roumain ? Il m’en a failli cuire un jour pour ne pas le savoir, ajouta-t-il en songeant à la fillette au chien.

Eu te iubescù, dit Rélia.

Iéou té ioubesk ! répéta Iégor avec un pénible mouvement de mâchoire. Belle langue, mais un peu dure !

— Rélia, mon ami, tu serais bien gentil si tu voulais nous chanter une chanson de ton pays, une doïna, afin que nous puissions juger du génie de l’idiome, dit Bogoumil en prenant son air patelin.

Mais les enseignements de Domna Rosanda avaient porté leurs fruits.

— Oh ! fit Mlle Aurélie avec une moue dédaigneuse, les doïne sont des chansons de paysans !

— Il ne faut pas que ces airs roturiers souillent ton gosier aristocratique, dit sentencieusement Sokolitch. Aussi bien, ne tenons-nous pas beaucoup à la chanson, n’est-ce pas, colonel ?

Liatoukine ébaucha un signe négatif.

— Mais comme tu ne chantes pas, reprit Bogoumil qui se faisait de plus en plus persuasif, tu avoueras que c’est bien le moins que tu danses.

— Moi ! danser ! fit Rélia avec un rire ingénu.

— Le colonel Liatoukine a manifesté l’intention d’écrire un opuscule sur les différentes danses moldo-valaques, et il compte sur toi pour l’initier aux mystères de la hora que tu vas nous danser incontinent.

— Je ne puis pas danser la hora tout seul, répliqua le pauvre Comanesco, puisque la hora est une ronde.

— Eh bien ! vous avez la batuta, le piper, que sais-je ! On n’a que l’embarras de choisir.

— La batuta ! le piper ! s’écria Mlle Aurélie, mais ce sont des danses d’ivrognes !

— Qu’à cela ne tienne ! riposta Bogoumil, qui remplit jusqu’aux bords le verre de Rélia.

— Voyons, Monsieur, le piper ! siffla Boris du haut de son siège.

Le petit Roumain se tourna vers son interlocuteur et voulut protester, mais le regard du capitaine Vampire glaça les paroles sur les lèvres blêmes de l’étudiant.

— Connais-tu ceci ? dit Sokolitch en plaçant sous les yeux du jeune boyard ahuri une longue lanière de cuir durcie et recourbée. Nous appelons ce joujou un knout et nous nous en servons pour caresser lépiderme des soldats récalcitrants, ajouta-t-il d’un air dégagé.

Rélia passa instinctivement ses doigts délicats sur le manche grossier de l’instrument.

— Çà tape dur ! dit Bogoumil avec conviction.

— Monsieur Comanesco, reprit la voix stridente du capitaine Vampire, sachez que je n’ai pas l’habitude de donner deux fois le même ordre.

Rélia pâlit et les larmes lui montèrent aux yeux.

— Mais, mon colonel, hasarda-t-il, je…

L’attitude du petit Valaque était presque suppliante ; il avait l’aire d’un agneau à la merci d’une bande de loups. Le sourire à la bouche et le formidable knout à la main, les Russes entouraient leur victime et semblaient n’attendre qu’un mot de Liatoukine pour faire usage de leur arme.

— Allons, saute, petit ! dit Bogoumil en levant ostensiblement son fouet. Mais Rélia ne bougea pas et secoua doucement la tête. Le sang slave qu’il tenait de sa mère n’avait pas annihilé entièrement chez lui ce courage passif qui est un des traits dominants du caractère roumain.

— Un, deux, trois… veux-tu sauter ? hurla Sokolitch, et la lanière du knout effleurait déjà la chevelure de Comanesco.

— Non ! dit-il d’une voix ferme.

Et le knout descendit.

À ce contact infâme, Rélia bondit à l’autre extrémité de la salle, ses poings se serrèrent convulsivement, un éclair jaillit de ses yeux bleus, si doux d’ordinaire, et avec une énergie que son apparence frêle et maladive ne laissait guère supposer :

— Lâches ! s’écria-t-il, qui n’avez pas honte de vous attaquer à un enfant !

L’épithète de « lâches », si justement appliquée, porta à son comble la fureur des Russes excités déjà par des rasades d’alcool successives.

— Ah ! tu refuses de reconnaître la puissance de notre volonté ! vociféraient-ils ; eh bien ! nous te ferons sentir combien sont pesants nos bras moscovites ! et, comme nous t’écrasons ici, nous anéantirons un jour ton misérable pays et tous les hommes de ta race exécrée, s’ils ne veulent se prêter à nos exigences !

Et, sous l’impulsion frénétique de ces bandits, les knouts fendaient l’air et traçaient des raies bleuâtres sur les membres du malheureux jeune homme, incapable de se défendre.

Liatoukine, qui n’avait rien perdu de son indifférence habituelle, s’avança vers ce groupe de damnés, et du geste, modérant leur ardeur :

— Messieurs, dit-il, vous frappez trop fort.

L’aspect et les paroles de Boris exaspérèrent le pauvre Roumain : — Et c’est toi, s’écria-t-il, toi, que mon père a accueilli sous son toit comme un fils !… Ah ! tu es encore plus vil que tes vils sicaires !

Les yeux jaunes de Liatoukine étincelèrent. Monsieur, grinça-t-il, ne joignez pas l’insulte à vos autres torts. Vous pourriez avoir à vous en repentir.

Comanesco se tut. Son regard ne quittait pas une énorme glace, brisée en plusieurs endroits, qui lui faisait face, et ses traits exprimèrent soudain un sentiment qui tenait à la fois de la joie et de la douleur. — Je suis faible et petit, dit-il d’une voix que l’espérance faisait trembler, mais je ne suis pas si oublié et si abandonné que je ne puisse trouver encore un cœur ami qui ait pitié de ma faiblesse et un bras puissant qui la protège !

À moi ! à moi ! Isacesco !

  1. Seigneur Dieu !
  2. Ma bien aimée.
  3. Cavaliers roumains.
  4. Qui va là ?
  5. Amis !