Le Capitaine Vampire/7

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Auguste Ghio (p. 80-89).

VII

O Frailty !…


Les sifflements des lanières cessèrent de se faire entendre. Près de Comanesco exténué et sanglant venait d’apparaître un inconnu à la stature élevée, aux traits farouches. Sa main gauche froissait une liasse de papier et sa main droite s’étendit, avec un geste plein de noblesse, entre Rélia et ses bourreaux. Évidemment, cet homme était fort et avait conscience de sa force ; et, sans qu’ils se rendissent compte de l’influence à laquelle ils obéissaient, les Russes reculèrent devant lui comme le chacal devant le lion.

Rélia avait reconnu Ioan, Ioan s’était souvenu de Rélia ; il acquittait la dette contractée par Mariora, et la bouche du boyard effleura les doigts hâlés du paysan.

Le regard du dorobantz, extraordinairement calme, reposait en quelque sorte sur l’assemblée ; pas un muscle de son visage ne frémissait : on eût dit que nulle haine n’avait jamais bouleversé son âme. Et pourtant son ennemi était devant lui, nonchalamment couché sur un divan, à portée de poignard ! Et pourtant Isacesco voyait son ennemi !

— Qui de vous est Boris Liatoukine ? demanda-t-il froidement.

— C’est moi ! fit le prince en se soulevant à demi. As-tu la mémoire si courte que tu ne puisses me reconnaître ? ajouta-t-il ironiquement. La missive impériale glissa aux pieds du messager.

— Oh ! si ! je te reconnais ! dit-il avec un sourire amer. Fidèle est la mémoire du Roumain, fidèle est aussi son kangiar ! Mais j’ignorais le nom du monstre qui met sa gloire à insulter les vieillards, à battre les enfants et à outrager les femmes !

— Mon garçon, dit Bogoumil en frappant sur l’épaule d’Isacesco qui fit un pas en arrière pour éviter le contact de l’ivrogne, tu n’es guère poli et tu parles comme mon oncle l’archimandrite. Je t’en prie, suspends tes pieux sermons : nous sortons de carême et la morale m’agace les nerfs !

Un regard irrité de Boris imposa silence à Tchestakoff.

— Tu fais allusion à la Sloboziano ? dit tranquillement Liatoukine qui ramassa la lettre du grand-duc avec la pointe de son sabre. Messieurs, poursuivit-il en s’adressant à ses compagnons de débauche, il s’agit de la Mariora.

— La Mariora ! s’écria Iégor en lissant sa moustache, je l’ai connue : c’est un beau brin de fille !

— Je l’ai connue aussi : elle n’était pas farouche ! fit Stenka en pirouettant sur lui-même.

Isacesco crut être sous l’empire d’un horrible cauchemar. Ce nom de Mariora qu’il prononçait comme celui d’une divinité, ce nom volait, accompagné d’épithètes équivoques, sur les bouches de ces libertins ! Ils connaissaient donc Mariora ! Où, quand, comment l’avaient-ils connue ?…

Ce flot de questions montait aux lèvres desséchées du dorobantz, lorsque Bogoumil, enfonçant les deux mains dans ses poches, s’avança de nouveau vers lui et le considérant avec une curiosité impertinente :

— C’est toi, mon garçon, qui dois épouser la Maroussenka ?[1]

— C’est moi ! dit Isacesco indigné, et je te défends…

— Eh bien ! sincèrement… je te félicite, je te félicite, répéta Tchestakoff avec une feinte bonhomie. Et il regagna sa place en faisant le gros dos.

Iégor à son tour se leva, et avec ce dédain de grand seigneur dont ses moindres mouvements et ses propos les plus insignifiants étaient empreints : — C’est grand honneur pour toi ! dit-il du haut de sa noblesse.

Les paroles de Stenka furent encore plus claires.

Isacesco chancela, un nuage rouge passa devant ses yeux.

— Tu mens ! s’écria-t-il en broyant le bras de l’officier sous son étreinte désespérée, tu mens !

Stenka dégagea tranquillement son bras et levant les épaules : — Je mens ? dit-il. Interroge plutôt Liatoukine.

— Dis-moi qu’il a menti, et je te croirai ! fit Isacesco d’une voix étouffée.

Liatoukine présenta lentement sa main droite au dorobantz.

— Regarde ! dit-il.

Parmi les opales, les émeraudes et les diamants brillait l’humble bague de cuivre byzantine qu’Ioan avait donnée à sa fiancée !

— Ce n’est pas la bague de Mariora, dit-il.

Il se rappela que la dernière lettre du mot grec portait une marque particulière, une petite croix que son poignard y avait gravée. Il examina minutieusement l’anneau laissa retomber la main de Boris. La petite croix s’y trouvait !

— Mariora ! s’écria-t-il avec un accent déchirant.

Il jeta un regard de fou à tout ce qui l’entourait et poussant un affreux éclat de rire :

— Ah ! Mariora ! répéta-t-il. Il chercha instinctivement la main de Rélia que l’aspect de cette grande douleur impressionnait étrangement, puis il pleura comme un enfant. Il ne songeait plus à sa vengeance. Mariora était morte pour lui ; désormais sa vie serait sans but, sans amour !…

Et, autour de ce groupe désolé, les Russes ricanaient.

Le bruit des voix avait attiré une douzaine de Cosaques. Liatoukine leur montra les deux Roumains.

— Vingt-cinq coups de knout pour le petit, dit-il ; cinquante pour le grand !

 

Le lendemain une agitation singulière régnait dans le camp roumain. Les officiers, qui déguisaient à grand’peine leur colère, s’entretenaient à mi-voix, et les soldats, moins circonspects, proféraient des menaces de mort à la seule apparition d’un shako moscovite. Le bruit courait qu’un colonel russe avait fait knouter deux dorobantzi.

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Ce vers du poète ne trouve nulle part mieux son application qu’en Russie.

Le recensement des régiments de dorobantzi fut effectué sur-le-champ : deux hommes manquaient à l’appel ! Le colonel Leganesco, à qui cette charge incombait, organisa une enquête sévère dont le résultat établit qu’outre la peine ignominieuse du fouet qu’ils avaient soufferte, les deux soldats subissaient encore un emprisonnement qui se prolongerait jusqu’à ce que les autorités supérieures ordonnassent la mise en liberté de ces malheureux. Le lieu de leur incarcération n’avait pu être découvert.

Ce grave incident eut pour effet de raviver l’animosité que les Roumains nourrissaient à l’égard de leurs alliés depuis l’entrée en campagne. Certes, les griefs des Moldo-Valaques étaient sérieux ; les humiliations de tous genres ne leur avaient pas été épargnées ; le mauvais vouloir des Russes se manifestait à la moindre occasion et les questions de préséance étaient invariablement résolues en faveur de ces derniers qui donnaient le sobriquet ridicule de « soldats de fer-blanc » à ceux dont la valeur militaire devait les sauver un mois plus tard !

Plusieurs officiers roumains, faisant partie du même régiment que les deux offensés, provoquèrent des officiers russes en duel, et, pendant plus de trois jours, on se battit à l’épée au pied des fortifications.

Dans une réunion solennelle qui se tint chez Leganesco, il fut décidé qu’une demande en réparation serait adressée au grand-duc Nicolas. Le général Cerneano tenterait d’obtenir une audience. Leganesco composa la requête avec un brio tout roumain qui eût mieux convenu à un morceau d’éloquence qu’au simple rapport d’un colonel, et le secrétaire Zaharios, qui avait retrouvé l’usage de ses jambes, traça de sa plus belle écriture les noms d’Aurelio Comanesco et d’Ioan Isacesco.

Cerneano, ayant reçu sa lettre d’audience, se rendit au quartier général russe, non sans avoir fait pratiquer de nombreuses coupures dans le manuscrit de Leganesco qui, n’écoutant qu’une légitime indignation, avait, en différents passages, méconnu les lois de cette politesse de cour dont on doit user envers les grands-ducs.

L’entrevue ne fut pas longue. Dès que les Russes eurent reconnu un officier roumain, toutes formes cérémonieuses furent supprimées ; un Cosaque poussa, pour ainsi dire, Cerneano dans une salle basse qui servait d’antichambre et, après une demi-heure d’attente, on introduisit le général dans les appartements du grand-duc.

Les appartements du grand-duc ressemblaient beaucoup trop à ceux de l’aga prévaricateur dont nous avons parlé. Il y avait là un ramassis d’objets d’art, de meubles de luxe rassemblés à la hâte et de provenances les plus diverses. Toutes ces belles choses dépareillées avaient si bien l’air de n’être qu’une part de butin que leur vue faisait songer au sac d’une ville.

Non loin d’une table sur laquelle se trouvaient quelques brochures traitant de stratégie, de menus objets à l’usage d’un fumeur et un verre d’eau, Nicolas Nicolaewitch était étendu dans un fauteuil qui avait appartenu à un négociant anglais habitant Nicopolis. Le prince ne paraissait pas avoir plus de quarante-cinq ans ; une expression de hauteur calme, qui imposait à tous ceux qui l’approchaient, était répandue sur ses traits, beaucoup plus réguliers que ceux du Tzar et des grands-ducs Constantin et Michel.

Il écoutait la voix monotone d’un aide de camp blond et rose qui lisait un article du Golos. Cette lecture ne semblait pas intéresser outre mesure S. A. qui bâillait avec un sans-gêne moscovite.

— Assez, assez, Xenianine ! dit le prince en apercevant les épaulettes du général. Xenianine se tut et se dirigea vers la porte ; un signe du grand-duc le recloua immédiatement sur son siège.

Et levant à demi la tête vers Cerneano : — Qu’est-ce, Monsieur ? fit Nicolas avec ce ton sec qui lui était habituel lorsqu’il ne s’adressait pas à ses frères aînés.

Le général s’inclina respectueusement, mais sans servilité aucune. Son salut déplut au grand-duc qui qualifia, in petto, d’irrévérent le maintien digne du vieillard.

Cerneano exposa en peu de mots les motifs qui l’amenaient au quartier général ; le grand-duc l’interrompit avec un léger mouvement d’impatience.

— Je sais, je sais, Monsieur. Ceci est votre rapport ? demanda-t-il en avança la main : donnez-le-moi.

Dans l’armée russe, le knout remplaçait ou prévenait les rapports que le prince avait en exécration.

Il feuilleta rapidement le volumineux écrit de Leganesco et ses sourcils se rapprochèrent par degrés l’un de autre : le grand-duc était mécontent.

— Eh bien ! Monsieur, dit-il en passant le rapport à Xenianine, de quoi se plaint-on ? Ces deux hommes sont coupables. L’un a abandonné, de son propre chef, le poste qui lui avait été confié par un de vos officiers même ; l’autre a prononcé des paroles blessantes pour le prince Liatoukine qui, en ne leur faisant administrer qu’un nombre de coups aussi restreint, s’est encore montré très-indulgent.

Le grand-duc imprimait de fortes secousses au fauteuil du négociant anglais et les phrases tombaient une à une de ses lèvres comme des cailloux sur une plaque de zinc ; mais les arguments qu’il faisait valoir ne parurent pas péremptoires au général roumain qui reprit avec calme :

— Je ferai observer à Votre Altesse que la sentinelle Comanesco a été relevée par le prince Liatoukine en personne, et que le caporal Isacesco s’est vu forcé de soustraire son camarade aux mauvais traitements que des officiers russes lui faisaient subir sous les yeux et avec l’approbation du susdit prince Liatoukine.

La logique de Cerneano était souverainement irritante. Nicolas Nicolaevitch comprit qu’il avait affaire à plus habile que lui et que, pour peu que la discussion continuât, la victoire serait indubitablement acquise à son adversaire. Afin d’éviter une conclusion insupportable à son orgueil personnel, S. A. I. prit le parti de hausser le diapason de sa voix et de se mettre vigoureusement en colère.

— Ce sont des détails, Monsieur, cria-t-il, des détails qu’il nous importe peu de connaître.

Il y a eu faute, vous voudrez bien en convenir, j’espère ; donc, il doit y avoir punition !

Le fauteuil gémit et le verre plein d’eau alla arroser la muraille,

Mais les extravagances grand-ducales n’eurent pas le don d’émouvoir Cerneano qui poursuivit tranquillement :

— Cependant, la nature déshonorante de la peine…

Le grand-duc sauta sur ses pieds.

— Ceci est plaisant, Monsieur, dit-il, et il commença à arpenter la salle dans toute sa longueur en repétant d’un ton ironique : — La nature déshonorante de la peine ! Il eût fallu remettre à vos compatriotes la croix de Saint-George, peut-être ? s’écria-t-il en faisant sonner avec fureur ses éperons sur les dalles.

Le général, qui n’avait pas été invité à s’asseoir, essuyait les sarcasmes du grand-duc avec un sang-froid remarquable.

— Chez nous, dit-il gravement, les officiers se respectent trop pour oser lever l’ombre de leur main sur leurs inférieurs.

Nicolas Nicolaevitch se renfonça dans son fauteuil avec un éclat de rire aigu.

— Chez vous, Monsieur, chez vous ! M’est avis que vous oubliez un peu que vous n’y êtes pas, chez vous !

Le fauteuil fit volte-face, et sur un signe du grand-duc qui se disposa à allumer un cigare, la voix nasillarde de Xénianine s’éleva de nouveau au milieu du plus profond silence :

Népriatel rinoulsa f’gorot…[2]

Cerneano se sentit rougir sous l’affront infligé à ses cheveux blancs, et sa main, que l’indignation rendait tremblante, laissa retomber sur lui la portière de velours.

Le camp roumain tout entier se porta au-devant du vieux général, et, voyant ces regards pleins d’une impatience anxieuse, Cerneano secoua tristement la tête.

— Ah ! mes enfants, dit-il avec un accent dont rien ne pourrait rendre l’amertume, que sommes-nous venus faire de ce côté du Danube !

 

Quinze jours après cette scène caractéristique, une compagnie de Cosaques ramenait à leur régiment les deux héros de la déplorable aventure qui avait failli rompre brusquement les relations amicales d’Alexandre II et de Charles 1er.

Rélia était abattu, hébété ; il se traînait au bras de son ami ; ses blessures, mal cicatrisées, le faisaient cruellement souffrir et il s’évanouit devant le général Cerneano, qui se trouvait être son cousin à la mode de Bretagne, ou à la mode de Roumanie, ce qui est tout un. Isacesco, que sa constitution robuste rendait moins sensible aux souffrances physiques, avait au contraire la démarche fière, le sourire presque joyeux. Un Cosaque fit observer qu’il portait gaillardement ses cinquante coups de knout. Une transformation complète semblait s’être opérée en lui ; il avait le front inspiré d’un illuminé ou d’un martyr, et l’on eût dit que son œil contemplait quelque chose au-dedans de lui-même. Mitica marcha droit à lui, et, lui glissant entre les mains l’ancien poignard à manche de corne du vieux Mané :

— Pour le Liatoukine ! dit-il.

Puis tirant à moitié de sa gaîne le kangiar suspendu à sa propre ceinture : — Pour la Mariora ! murmura-t-il tout bas.

  1. Diminutif russe de Marie.
  2. L’ennemi se précipita dans la ville.