Le Capitaine Vampire/9

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Auguste Ghio (p. 109-135).

IX

Le Capitaine Vampire.


« Noël ! Noël ! Le Christ est né ! »

chantaient les voix argentines des enfants qui promenaient par tout le village une énorme lanterne de papier doré, découpée en forme d’étoile et fixée au bout d’une perche. Cette lanterne, qui a la prétention de représenter l’astre conducteur des rois d’Orient, projetait un long rayon bleuâtre sur l’épaisse couche de neige que les pas pressés des petits mages faisaient craquer régulièrement. Le froid était très-vif. Le vent de Russie, le crivetzù commençait à souffler et menaçait à chaque instant d’éteindre l’étoile, au grand plaisir des enfants qui s’empressaient de l’abriter sous leurs chaudes pelisses de peau de mouton, en poussant des cris de joie et des éclats de rire. Certes, les jeunes boyards réunis autour de l’arbre de Noël, chargé de jouets splendides, ne riaient pas d’aussi bon cœur que ces fils de manants défendant leur lanterne de papier.

C’est ce que pensait un homme qui cheminait péniblement sur la route de Bucharest.

Le malheureux boitait de la jambe gauche et s’aidait d’un bâton.

— Et moi aussi, j’ai chanté ! Et moi aussi, j’ai ri ! soupira-t-il tristement comme les petits Roumains passaient près de lui. Il enfonça brusquement sa càciulà sur ses yeux, et, apercevant un groupe de paysans qui se rendaient à la veillée, il quitta le sentier et se glissa derrière un gros chêne : il ne voulait pas être reconnu. Hélas ! sous les haillons en lambeaux qui couvraient à peine le corps du pauvre estropié, qui eût deviné Ioan Isacesco ?

Le dorobantz, que sa blessure rendait désormais impropre au service militaire, avait été renvoyé dans ses foyers. Ses foyers ! Quand il les avait quittés, jeune et plein d’espoir, le bonheur, l’amour, toutes les prospérités y étaient assises ; il revenait, désabusé, vieilli, appelant le passé un rêve et refusant de croire à l’avenir ! Qu’allait-il faire à Baniassa ? Revoir Mariora, l’entendre pleurer, lui pardonner et l’épouser ensuite ? Non ! il venait chercher le vieux Mané, il l’emmènerait en Transylvanie où ils tâcheraient de vivre, sinon heureux, du moins tranquilles.

— Mon père ! murmura-t-il d’une voix attendrie en voyant enfin la chaumière paternelle se découper en noir sur le sol neigeux. Mon père me reste encore ! Il ne m’attend pas ! Quelle joie pour lui !… Quelle consolation pour moi-même ! Il me demandera son poignard, continua-t-il en redressant la tête avec un sourire fier. — Ton poignard est à Grevitza ! lui répondrai-je. Le prince Liatoukine n’a pas voulu me le rendre !

Le père ne dira rien, mais il pensera que j’ai bien fait !

Ioan était arrivé devant la maisonnette où sa vie s’était écoulée si calme ; le cœur lui battait violemment et il s’arrêta pour la contempler.

Pas une lueur aux fenêtres, pas un filet de fumée au-dessus du toit, la porte était hermétiquement close. La cabane avait l’air triste et abandonné comme le maître qui s’en revenait.

— Père ! cria Ioan en heurtant doucement.

Mais nul ne répondit.

— Il dort, pensa Ioan. — Père ! reprit-il plus fort, c’est moi, ton fils !

Même silence. Isacesco se sentit devenir inquiet.

— Il doit être ici, pourtant, s’écria-t-il. Et, d’un vigoureux coup de pied, il enfonça la porte vermoulue. Il entra. L’unique chambre de la chaumière était vide ; on y respirait cette âcre odeur qui se dégage des vieux meubles hors d’usage et des appartements inhabités. Il ne pouvait se procurer de la lumière et se mit à explorer la chambre à tâtons. Tous ces objets sur lesquels erraient ses doigts lui étaient familiers ; il reconnaissait la petite lampe de cuivre, le cadre sculpté des saintes images, tout, jusqu’au mauvais escabeau qui se trouvait encore au côté droit d’une table mal affermie. Ces choses étaient à leur place, telles qu’il les avait vues autrefois, mais il lui sembla qu’elles étaient couvertes de poussière.

— Mon père n’est plus là ! s’écria-t-il douloureusement, et il se laissa tomber sur l’escabeau. Il posa son front dans ses mains et demeura quelque temps immobile. Il ne pensait pas, il écoutait les aboiements lointains des chiens de garde. Tout d’un coup, il se leva : — Je suis fou ! dit-il d’une voix ferme et presque joyeuse, mon père est à la veillée chez quelque voisin. « Noël ! Noël ! le Christ est né ! » chanta-t-il à mi-voix. C’est la Noël cette nuit ; je l’avais oublié.

Et il songea à la Zamfira. Il rajusta, tant bien que mal, la porte brisée, saisit son bâton et se dirigea vers la demeure des Mozaïs. Le père et la fille étaient absents. Accablé de fatigue (le pauvre boiteux avait marché toute la journée et n’avait guère mangé depuis deux jours), se sentant encore plus isolé qu’auparavant, il était parvenu à ce degré d’accablement physique plutôt que moral qui fait qu’on n’aspire plus qu’au repos, si long qu’il doive être. Il s’étendit sur la neige et ferma les veux. Il ne put dormir : la cabane des Mozaïs était trop peu éloignée de la maison des Slobozianii. Il voulut revoir une dernière fois ce seuil qu’il s’était juré de ne plu franchir ; mais ses pieds, à demi gelés, et chaussés de sandales usées sur le sol bulgare, se refusaient à le porter. Il se traîna sur ses mains, s’ensanglanta les genoux aux pierres que l’extrême froid rendait tranchantes, et, quand il aperçut les fenêtres qui encadraient si gracieusement jadis la silhouette élégante de Mariora, il s’effraya presque de ne retrouver dans son cœur que des sentiments de dégoût et d’indifférence.

— C’est fini ! murmura-t-il avec son rire silencieux, Ioan Isacesco n’aime plus la maîtresse de Boris Liatoukine !

Il tenta de se relever pour s’éloigner au plus vite de ces lieux dont l’aspect n’évoquait plus pour lui que des souvenirs de honte et de malheur. Soudain, il tressaillit et se recoucha sans bruit dans la neige : une ombre féminine venait de paraître sur le pas de la porte.

— Attends-moi, père ! dit une voix grave mais douce, je reviens à l’instant.

Ioan reconnut cette voix. — Zamfira ! Zamfira ! s’écria-t-il en tendant les bras vers la Tzigane. Cette forme noire qui rampait à ses pieds arracha une exclamation de surprise à la jeune fille qui se rejeta brusquement en arrière.

— Zamfira ! supplia Ioan en se dressant sur ses genoux, Zamfira, c’est moi ! Isacesco !

— Isacesco ! s’écria-t-elle en se précipitant vers lui. Puis elle se mit à sauter de joie et à battre des mains comme un enfant, en répétant : Isacesco est revenu ! Isacesco est revenu !

— Trop tard ! murmura Ioan d’une voix âpre. Il ne remarqua pas le regard étrange de Zamfira qui semblait chercher près de lui quelque chose qu’elle n’y trouvait pas.

Elle se tut et, prenant affectueusement la main du dorobantz : — Pauvre Ioan ! soupira-t-elle, tu sais donc ?…

— Je sais ! s’écria-t-il, tais-toi, Zamfira, ne prononce pas son nom !

— Quel nom ? demanda Zamfira étonnée.

— Quel nom ! malheureuse ! Le nom de l’infâme, son nom à elle ! Je sais tout, te dis-je ! répéta-t-il avec force.

— Hélas ! reprit humblement Zamfira, ne l’accuse pas, plains-la plutôt…

— Je la méprise ! interrompit-il avec une explosion de colère.

— Je suis plus coupable qu’elle, continua la Tzigane en larmes. C’est ma faute ! elle a voulu retourner seule par Baniassa, quelques paroles irréfléchies qu’elle avait prononcées, sans songer à mal, ont irrité mon orgueil : je n’ai pas voulu la suivre. Oh ! je me repens ! Ioan, viens avec moi ! ajouta-t-elle en attirant Isacesco vers la maison.

Il se recula vivement et retirant sa main que la Zamfira tenait serrée entre les siennes : — Non ! s’écria-t-il avec véhémence, je ne la verrai plus ! je ne la connais plus ! je ne l’aime plus ! Entends-tu, Zamfira, répéta-t-il avec un rire féroce, je ne l’aime plus !

— La pauvre enfant n’est pas ici, murmura la Tzigane en secouant la tête. Vivre près de Baniassa lui était devenu impossible. Des terreurs subites la saisissaient à tout moment, l’image de cet homme la suivait partout. Elle t’appelait sans cesse dans son délire, toi seul pouvais la défendre, disait-elle. Oh ! pardonne-lui !… si l’anneau…

— Assez, Zamfira ! s’écria-t-il d’une voix impérieuse. Cette créature m’est désormais étrangère. Suspends tes prières : elles sont inutiles.

— Oh ! mon Dieu !

— Je m’en irai loin, bien loin ! poursuivit-il avec plus de calme, là où je pourrai fouler un sol que n’aura pas souillé son contact impur. Et je n’emporterai ni son souvenir, ni mon amour pour elle ; j’emmènerai mon vieux père et…

— Ton père ? s’écria Zamfira douloureusement surprise.

— J’emmènerai mon père, reprit Isacesco. Où est mon père ? demanda-t-il tout d’un coup.

— Comment ! tu ne sais pas ?… Ah ! ton père…

— Eh bien ! achève.

— Il est mort !

— Mon père est mort ! répéta-t-il d’une voix assurée : je le pensais ! Heureux sont les morts ! ajouta-t-il gravement. Pas une larme ne brilla dans ses yeux, il eut à peine un regret dans son cœur. Pourquoi aurait-il pleuré ? Qui aurait-il plaint ? Le vieux Mané ? N’enviait-il pas cette absence de pensées, cette éternelle insensibilité des morts ?

— Adieu, Zamfira ! dit-il résolument, et, comme il s’éloignait avec rapidité, la voix tremblante de la Tzigane le rappela.

— Isacesco ! cria-t-elle, où est Mitica ?

— Je ne sais pas ! répondit-il machinalement, et il disparut dans les tourbillons de neige que le crivetzù déchaînait sur le village.

Il courut droit au cimetière, poussa la porte qu’un simple loquet retenait fermée et avec un éclat de voix sauvage qui retentit étrangement dans la nuit silencieuse : — Mané Isacesco, s’écria-t-il, repose en paix : ton fils t’a vengé !

Pendant huit jours, Ioan vécut comme un paria, traînant sa misère parmi les splendeurs de Bucharest. La vie des camps l’avait endurci aux souffrances corporelles ; il passait la nuit dans quelque ruelle déserte où les chiens faisaient la ronde à défaut des patrouilles ; le jour, il reprenait ses courses sans but à travers le dédale des rues. Il recherchait les endroits fréquentés ; le bourdonnement incessant des voix, la circulation continuelle des passants, tout cela finissait par engourdir cette foule de pensées sombres qui se pressaient, comme un essaim de papillons noirs, sous son front prématurément ridé.

Les regards des boyards et des gens du peuple s’arrêtaient avec une égale commisération respectueuse sur ce soldat estropié, à l’uniforme déchiré, au visage balafré.

Quelque misérable qu’il fût, il leur semblait plus grand que le Domnù[1] lui-même : n’avait-il pas versé son sang pour la patrie ? Et, sans qu’il se doutât de l’admiration naïve qu’il excitait, Ioan marchait, marchait toujours fuyant ses souvenirs.

Un soir, il se rendit à la gare Philarète avec l’intention bien déterminée de rejoindre son régiment en Bulgarie. Le train allait partir, Isacesco dut faire un effort pour poser son pied gauche sur le marchepied du wagon. Alors seulement le sentiment de son infirmité lui revint.

— Le bel éclaireur boiteux ! s’écria-t-il avec un rire amer, tandis que le train filait à toute vapeur dans la direction de Giurgévo. Il quitta la gare et, comme il avait soif, il se dirigea vers une fontaine publique. Pendant qu’il buvait à longs traits l’eau glacée, une petite fille pauvrement vêtue s’approcha avec sa cofitza[2] et, levant sur le dorobantz un regard timide, elle sembla le prier de lui faire place.

— Allons, va-t’en ! s’écria durement Isacesco.

Avec ses cheveux blonds en désordre, la fillette lui rappelait Mariora enfant. Elle se retira toute tremblante, les larmes dans les yeux, la cruche vide à la main.

— Eh ! petite ! fit le soldat, honteux de s’être laissé emporter à un mouvement de colère ridicule, viens ici. Comment te nomme-t-on ?

Sa voix, subitement radoucie, rassura l’enfant qui s’avança en souriant.

— Spérantza, répondit-elle.

— Spérantza ! répéta Isacesco rêveur. Il emplit lui-même la cofitza et glissa entre les doigts menus de Spérantza toute sa fortune : un gologan[3] !… puis, sans écouter les multziani[4] de la petite, il s’achemina vers la métropole.

— Il faut en finir ! se dit-il, la pensée de cette femme ne me quitte plus ; je revois partout son visage, jusque dans les traits d’une enfant inconnue qui ne lui ressemble pas. Je sens qu’elle est là, près de moi peut-être ; je sens que, tant que cette créature vivra, je n’aurai pas un instant de repos ; je deviens faible et lâche, je…

Il s’arrêta, puis reprit avec force : — J’ai tué l’amant, pourquoi ne tuerais-je pas la maîtresse ?

Cette nuit même, le sommeil de Zamfira fut brusquement interrompu par le bruit d’une motte de terre heurtant les vitres de sa fenêtre ; elle se leva à la hâte et crut reconnaître la voix d’Isacesco qui l’appelait.

— Ioan, est-ce toi ? demanda-t-elle.

— Oui, c’est moi ! répondit le dorobantz. Où est-elle ? ajouta-t-il brièvement.

— Mariora ? À Bucharest, strada Hagielor, 8, s’écria Zamfira tout d’une haleine. — Que le ciel te bénisse, Isacesco ! reprit-elle en joignant les mains ; tu vas faire une bonne action.

— Que le ciel me pardonne ! pensa-t-il : je vais commettre un crime !

Le lendemain était le 1er janvier. Le soleil se levait splendide dans un ciel pur et lamait de rayons d’or les coupoles argentées des églises ; la brise semblait une caresse et les bandes de moineaux francs piaillaient gaiement en picorant le blé que les Roumains n’avaient pas manqué de semer au seuil de leurs demeures, afin d’y attirer les prospérités de tous genres. Un air de bonheur et de contentement qu’on ne voyait plus guère à Bucharest s’épanouissait de nouveau sur la physionomie des passants matineux. On eût dit que tout souriait et souhaitait la bienvenue à l’année nouvelle qui devait être (on l’espérait alors) moins fatale que sa sœur aînée. Tandis que la ville s’éveillait autour de lui, Isacesco était accoudé sur la balustrade du pont de la rue Vacaresci ; il contemplait, avec ce regard vague des Orientaux, les petites ondes bleues de la Dimbovitza qui léchaient l’herbe rare des berges. Sa main droite tenait si négligemment son revolver de combat, qu’une impulsion soudaine imprimée à son bras fit tomber bruyamment l’arme dans la rivière.

En même temps, une voix d’enfant murmura à ses côtés : — Bunà zioa, frate[5] ! Isacesco reconnut Spérantza. Le salut cordial de la petite le toucha ; il la gronda bien un peu, mais, les influences réunies de ce beau ciel si longtemps voilé et de la fête solennelle que ce jour ramenait, avaient rouvert son âme aux émotions généreuses. Il se souvint qu’un soir Mariora lui avait dit : « Mon Ionitza, si j’étais infidèle, me tueriez-vous bien avec votre grand sabre, moi… et l’autre ?… — Toi ? non ; l’autre ? certes ! » avait-il répondu.

Liatoukine était mort, Isacesco épargnerait Mariora.

— Le crime cherche toujours le criminel ![6] se dit-il, et Isacesco ne sera jamais le nom d’un assassin. Il enleva Spérantza dans ses bras et l’embrassa avec frénésie.

— Mon bon ami, dit-elle, tu me fais mal. Je t’aime bien, continua-t-elle en prenant un air sérieux qui contrastait avec l’expression habituelle de sa figure mutine. Où vas-tu ? je t’accompagnerai.

— Où je vais, ma pauvre enfant ? Hélas ! je n’en sais rien moi-même !

Spérantza écarquilla ses yeux noirs : — Tu n’as donc pas de maison ? fit-elle.

— Je n’en ai plus.

— Et ton père ? et ta mère ?

Ioan secoua la tête.

— On les a mis sous la terre, n’est-ce pas ? dit-elle gravement ; alors, c’est qu’ils sont morts, mon bon ami !

— Ils sont morts, oui ! répéta machinalement Ioan.

Spérantza eut une idée. — Viens avec moi, s’écria-t-elle, je te conduirai chez nous.

Ce n’est pas grand, chez nous, ajouta-t-elle en manière d’explication, mais tu ne tiens pas beaucoup de place.

— Que Dieu te garde, Spérantza ! dit-il tout attendri : Où tu iras, j’irai !

Spérantza lui saisit la main, il se laissa guider par elle, heureux de la suivre et de l’entendre babiller. Spérantza eut bientôt fait de raconter son histoire. Sa mère fabriquait des fleurs pour les magasins de la rue Mogosoï, son père était employé à l’usine à gaz ; ils étaient pauvres ; ils avaient été riches autrefois, avant qu’ils fussent venus à Bucharest. Spérantza était née au-delà des montagnes ; elle savait lire, écrire, suffisamment compter et soigner le ménage bien qu’elle n’eut que sept ans. Elle avait un oiseau et un chien pour elle toute seule, elle avait aussi une amie. « Une grande amie ! » disait-elle avec un orgueil satisfait.

Au tournant de la rue Tarierei, Isacesco s’arrêta brusquement.

— Eh bien ! Spérantza, où vas-tu donc, ma mignonne ? dit-il.

— Chez nous, mon bon ami, Strada Hagielor, 8, répondit la petite en s’efforçant d’entraîner Ioan. — Isus-Christos ! que tu es pâle ! s’écria-t-elle, est-ce que tu es malade, dis ?

— Non. Mais, Spérantza… cette maison n’est pas uniquement habitée par ton père et ta mère…

— Non certes, mon bon ami ! il y a Mariora Sloboziano qui…

— Mariora Sloboziano !

— Est-ce que tu la connais ? C’est ma grande amie ! Elle est très-belle ; viens : je te la montrerai.

Au trouble profond que les paroles de Spérantza avaient fait naître en lui, Isacesco comprit que son ancien amour n’était pas encore éteint dans son cœur, et qu’il n’eût fallu qu’un regard de Mariora pour dissiper sa colère.

— Non, Spérantza, fit-il d’une voix à peine intelligible, je ne la verrai pas !

— Pourquoi ? insista la petite, elle t’aimera comme je t’aime ; d’ailleurs, n’as-tu pas dit que partout où j’irais tu…

— C’est vrai ! interrompit Ioan. Spérantza l’avait rendu fataliste comme un musulman. — Allons ! pensa-t-il en marchant lentement à côté de la fillette qui enfila la rue Hagielor, c’est qu’il en devait être ainsi !

La maison de Spérantza était une construction byzantine comme il s’en trouve encore dans les quartiers excentriques de Bucharest. Isacesco et sa conductrice traversèrent un couloir étroit qui aboutissait à une cour carrée plantée de buis et de houx.

— Attends ! dit Isacesco à Spérantza comme celle-ci voulait courir vers sa mère pour lui annoncer l’arrivée de ce nouvel hôte. — Mène-moi près de… ta grande amie.

Spérantza obéit et Ioan gravit d’un pas ferme le léger escalier tournant qui conduisait à la chambre de Mariora.

— C’est ici, fit l’enfant en lui désignant une porte peinte en rose tendre. Chut ! elle parle, écoute.

— Non, Baba Sophia, disait une voix dont le son rappela au dorobantz tout une époque de bonheur évanouie, je n’y retournerai que lorsqu’Isacesco sera revenu.

— Isacesco, murmura Spérantza, c’est le nom d’un soldat qu’elle aime et qui l’épousera quand la guerre sera finie.

Ioan lança un regard oblique à l’enfant. — Elle aime ce soldat, dis-tu ?

— Si elle l’aime ! Elle ne veut parler que de lui !

— Tu sais, petite, continua-t-il avec un sourire ironique, Isacesco, c’est moi.

— Toi ! Et Spérantza bondit vers la porte rose tendre ; Isacesco la retint au passage.

— Maintenant, laisse-moi seul, lui dit-il, car j’ai bien des choses à conter à Mariora.

Spérantza, qui n’était ni entêtée, ni curieuse, dégringola dans l’escalier en poussant des cris de joie. Isacesco ne voulait pas se donner le temps de réfléchir. La clef grinça dans la serrure : il entra.

— Isacesco !

— Ionitza !

Deux bras nus se glissèrent autour de son cou, un fleuve de cheveux blonds inonda ses épaules et des baisers brûlants passèrent sur son front. Au milieu de la chambre, Baba Sophia, prosternée, priait avec ferveur.

— C’est ainsi qu’elle embrassait Liatoukine ! se dit Ioan. Cette pensée lui rendit toute sa haine.

— Arrière ! s’écria-t-il, arrière, infâme ! Et, saisissant à pleine main la chevelure dénouée de Mariora, il la força de le regarder en face.

— Infâme ! répéta-t-il ; puis il rejeta loin de lui la pauvre fille stupéfaite.

Baba Sophia s’était relevée avec un cri de tigresse.

— Misérable ! glapit-elle, comment oses-tu…

Mariora appliqua ses doigts sur la bouche crispée de la vieille furieuse.

— Tais-toi, marraine, supplia-t-elle : Isacesco est fou !

— Fou ! murmura-t-il en faisant un pas vers elle, oui, je l’ai été quand j’ai cru à vos paroles, à vos serments qui ne sont que parjures, quand je me suis laissé abuser par vos caresses qui ne servaient qu’à mieux cacher vos perfidies ! J’ai été fou quand je vous aimais, Mariora ! maintenant… je sais… j’ai vu !…

— Oh ! mon Dieu ! sanglota la jeune fille, qu’ai-je donc fait ?…

Baba Sophia, à bout de patience, croisa ses mains derrière son dos et avec un calme feint : — Écoute, mon caporal, dit-elle à Isacesco, si tu n’es venu que pour nous débiter des amabilités de ce genre, m’est avis que c’est grand dommage que tu ne sois pas resté là-bas, comme tant de braves garçons qui te valaient bien !

— Que tu es bien la digne complice de l’autre ! riposta Ioan sans prendre garde aux invectives de la mégère. Il me demandait aussi ce qu’il avait fait. Sais-tu comment je lui ai répondu, Mariora ?…

— Isacesco ! s’écria la fille du pope en s’emparant de la main du dorobantz.

— Arrière ! te dis-je, reprit celui-ci. Et avec une ironie insultante : — Me prends-tu pour Boris Liatoukine ?

— Boris Liatoukine ! répéta lentement Mariora. Je ne le connais pas !

— Ah ! tu ne connais pas Boris Liatoukine, l’homme aux yeux jaunes, l’homme du bois de Baniassa ?

Mariora tressaillit.

— Si fait, mon Ionitza, répondit-elle toute tremblante, je l’ai revu, je…

— Ta main, interrompit Isacesco d’une voix tonnante, Montre ta main !

Mariora étendit machinalement ses deux mains sous les yeux de l’impitoyable dorobantz.

— Et la bague ? fit-il.

— La bague ? oui… c’est vrai ! balbutia Mariora hors d’elle-même, il l’a prise, mon bien-aimé, il l’a prise !

— Ah ! tu l’avoues enfin ! Il l’a prise ! s’écria-t-il avec un rire amer.

— Mon Ionitza, je ne pouvais !… Ses larmes la suffoquèrent, elle couvrit sa tête de son tablier. — Et cela parce que la bague est perdue ! gémit-elle.

— Avec ça qu’elle était en cuivre, ta bague ! recommença la terrible marraine. Nous n’avons que faire de tes brimborions de pacotille ! Laisse ma filleule tranquille. Elle est beaucoup trop belle pour un boiteux comme toi. Si tu ne veux plus d’elle, dis-le tout de suite et sans tant de jérémiades, hein ! Il nous en viendra, des épouseurs, et de plus huppés que le fils de ton père !

Baba Sophia s’arrêta pour reprendre haleine.

— Moi, épouser la maîtresse de Boris Liatoukine ! s’écria Isacesco indigné, tu rêves, la vieille !

À ces mots, Mariora releva la tête, ses larmes se séchèrent dans ses yeux, elle s’avança vers Isacesco et se dressa froide et blanche devant son fiancé.

— Je ne comprends pas, dit-elle doucement.

— Tu es la maîtresse de Boris Liatoukine, répéta durement Ioan ; oseras-tu nier que ce ne soit vrai, malheureuse ?

— La maîtresse… bégaya Mariora atterrée. Elle s’appuya contre un meuble, ses lèvres pâlirent, son regard s’alluma.

— Qui vous a dit cela ? demanda-t-elle frémissante.

— Liatoukine lui-même.

— Il a menti ! s’écria-t-elle d’une voix que la colère faisait vibrer, il a menti ! répéta-t-elle en s’approchant du cadre doré qui renfermait une gravure richement enluminée et représentant la Vierge ; je le jure devant les saintes images.

— Quand on te dit qu’il a menti ! reprit Baba Sophia en s’animant de plus belle. Où as-tu pris ces belles imaginations, hein ? pour aller jaser sur le compte des honnêtes femmes ? Il ferait beau voir qu’un adolescent qui n’a pas de barbe au menton vînt faire la morale à la vieille Sophia ! N’ai-je pas toujours donné à la petite l’exemple de la vertu la plus sévère. Ceux du village pourront te le redire si tu l’as oublié.

— Je ne te crois pas, Mariora Sloboziano ! murmura Isacesco sans lever les yeux.

Mariora fit un effort pour refouler ses larmes ; elle présenta docilement son front au baiser du dorobantz et, d’une voix étouffée par la douleur : — Alors, adieu, mon bien-aimé, dit-elle, et que le Grand Empereur[7] vous pardonne comme je vous pardonne !

Ioan ne bougea pas. — Si Liatoukine avait menti ! pensa-t-il, oh ! ce serait le ciel ! — Mariora, reprit-il, je voudrais te croire, mais… cette bague, je l’ai vue au doigt de Liatoukine.

— C’était dans le bois de Baniassa, reprit simplement Mariora, nous étions seuls : il a pris mon anneau.

— Eh bien ! après ?

— C’est tout !

— Cet homme ne t’aurait pas épargnée ! fit-il en secouant la tête.

— Écoute, dit-elle en baissant mystérieusement la voix, cet homme n’est pas un homme : c’est un vampire. Il a deux prunelles dans chaque œil ! Son regard vous endort d’un sommeil étrange qui finit dans la mort. Les saints me protégeaient du haut du ciel : minuit sonna, un coq chanta dans le lointain… Que pouvait-il encore sur moi ?

Bien que la croyance au vampirisme et au mauvais œil ne lui parût pas un article de foi indiscutable, Isacesco considérait l’explication bizarre de Mariora comme le seul rayon de jour qui pût encore dissiper les ombres grises parmi lesquelles son espoir s’était perdu. Mariora innocente, c’était l’avenir rasséréné, le bonheur rendu la vie avec toutes ses joies qui font supporter toutes ses douleurs.

L’air digne et le regard limpide de sa fiancée achevèrent de le convaincre.

— Alors… ce n’est pas vrai ?… dit-il.

— Ce n’est pas vrai ! répéta Mariora avec force.

Et, comme ils restaient, embarrassés, hésitants, à côté l’un de l’autre : — Voyons ! Que cela finisse ! s’écria Baba Sophia. Caporal, faut-il avertir le pope ? oui ou non ?

— Allez-y toujours, Baba Sophia ! répliqua gaiement Isacesco en pressant Mariora dans ses bras, si vos jambes sont aussi agiles que votre langue, ce sera bientôt fait !

— Mon caporal, répondit celle-ci en posant sa longue main sèche sur l’épaule du dorobantz, je te pardonne toutes les vilaines choses que tu m’as fait dire.

Et, s’abandonnant sans réserve à sa joie exubérante, la vieille marraine se mit à cabrioler par la chambre comme une chèvre prise de folie, tandis que Mariora, agenouillée devant les saintes images, rendait grâce au Seigneur.

Les gens heureux n’ont pas d’histoire. Ce n’est pas que le bonheur des deux fiancés fût complet. Le souvenir de Mitica planait, ainsi qu’un oiseau noir, au-dessus de ce ménage de colombes. Isacesco se rendit à différentes reprises au ministère de la guerre, mais quand les employés apprenaient que Sloboziano n’était qu’un simple soldat : — Ah ! alors nous ne savons pas, répondaient-ils comme l’infirmier de Plevna. Ioan persuada à Zamfira que Mitica était prisonnier à Constantinople et qu’il reviendrait dès que le traité de paix serait signé. On croit aisément ce que l’on souhaite, et chaque soir, en s’endormant, Zamfira se disait que le lendemain ramènerait l’absent.

Que de fois Isacesco ne dut-il pas recommencer le récit de ses aventures ! Mariora ne se lassait pas de l’entendre raconter les scènes émouvantes de la prise de Grevitza ; la triste fin du boyard Rélia « qui ne parlait que vignes et maïs » lui arrachait des larmes, et quand il était question de la mort de Liatoukine, elle baisait la main qui avait enfoncé le poignard dans la poitrine de l’homme aux yeux jaunes.

Maintenant que le capitaine Vampire n’existait plus, les fourrés épais du bois de Baniassa avaient perdu la propriété de terrifier la fille du pope, et la proposition qu’elle fit de retourner au village fut acceptée à l’unanimité.

Le mois de janvier s’était écoulé en préparatifs de tous genres. Il avait été décidé que les nouveaux époux habiteraient la maison des Slobozianii, et Mariora faisait venir de Bucharest quantité de meubles inutiles qui lui étaient nécessaires et qui encombraient tous les coins. Baba Sophia criait à l’abomination. Les armoires auraient contenu le linge de vingt familles ! L’Assemblée nationale tout entière eût trouvé à s’asseoir, tant il y avait de chaises ! Jadis on s’estimait heureux de pouvoir s’accroupir sur un plancher raboteux ! etc.

Ce à quoi Mariora répondait que le passé était le passé, qu’on bourrerait les tiroirs de belle toile fine et qu’on inviterait le primar[8] à dîner.

La date du mariage était irrévocablement fixée au 15 février.

La veille au soir, tandis qu’Isacesco s’attardait chez un avocat de la ville[9] auquel le vieux Mané avait remis l’argent qu’il possédait, Zamfira et Mariora s’occupaient à ranger le trousseau de cette dernière : tabliers aux raies multicolores, corsages richement brodés, ceintures pailletées d’or, tout cela passait comme un éblouissement sous les yeux de Baba Sophia émerveillée.

— La princesse Élisabeth aurait l’air d’une bourgeoise auprès de toi, ma fille, disait-elle à la future Mme Isacesco qui, affairée et trottant menu comme une souris, répondait par de clairs éclats de rire aux admirations de la marraine.

Trois coups secs frappés à la porte d’entrée firent tomber des mains de Mariora une jupe festonnée. Qui pouvait venir à cette heure avancée ? Mariora, que ses souvenirs particuliers ne rendaient guère vaillante, se réfugia dans les bras maigres de la digne Sophia qui ne bougea pas plus qu’une souche. Zamfira se dévoua, comme toujours.

Le frêle escalier gémit sous des pas lourds et mesurés, la porte de la chambre s’ouvrit avec fracas et la Tzigane reparut, conduisant un homme de haute taille, au visage rébarbatif et qui portait l’uniforme des Cosaques. Il n’en fallait pas tant pour réveiller les anciennes terreurs de Mlle Sloboziano. L’épouvante de la jeune fille atteignit son paroxysme quand le Russe s’avança vers elle et, la saluant par son nom, lui présenta une grande boîte oblongue, garnie de clous de fer et soigneusement fermée. Mariora, pâle d’effroi, se recula jusqu’à la muraille.

— Qu’est-ce ? demanda Zamfira en prenant bravement la boîte des mains du singulier messager.

Le Cosaque fit signe qu’il ne comprenait pas ; la Tzigane traduisit sa question en russe.

Cadeau de noces ! répondit le Cosaque en se dirigeant vers la porte.

— Et de qui cela vient-il ? insista Zamfira.

— Défendu de le dire ! fit laconiquement l’incorruptible courrier qui disparut dans l’escalier.

— Il y a quelque diablerie là-dessous ! dit Baba Sophia en hochant la tête ; cette caisse a une mine suspecte, et, si tu en crois mes conseils, petite, on ne l’ouvrira qu’en présence de ton mari.

Les appréhensions de Mariora l’emportèrent sur sa curiosité ; elle loua fort la prévoyance de la marraine, et les trois femmes passèrent le reste de la soirée à former et à détruire les conjectures les plus invraisemblables. La boîte mystérieuse, qui était assez lourde, fut soupesée, retournée, auscultée !… À la moindre secousse, un bruit métallique se faisait entendre, on eût dit de ferrailles heurtant les parois du coffret, puis l’oreille percevait un autre bruit plus faible, semblable au frôlement d’une pièce de monnaie contre le bois : la boîte contenait évidemment deux objets.

Mariora dormit mal ; elle rêva toute la nuit de serpents qui s’échappaient en sifflant d’une cassette entr’ouverte, et quand Isacesco vint, avant l’aube, visiter en cachette sa future épouse, Baba Sophia lui narra avec volubilité l’incident de la veille, non sans agrémenter son récit de détails dramatiques qui devaient beaucoup à l’imagination. Isacesco se fit apporter le coffret, introduisit un crochet dans la serrure, et, sous les efforts de l’instrument, le couvercle sauta.

Un quadruple cri de stupéfaction retentit. La boîte renfermait la bague de cuivre de Mariora et le yatagan du vieux Mané. La bague était complétement oxydée ; une épaisse couche de rouille recouvrait la lame du poignard et sur le manche de corne on lisait encore le nom de son propriétaire : Mané Isacesco, grossièrement gravé.

— Hein ! fit Baba Sophia triomphante, ne vous avais-je pas dit que le diable était là-dedans !

Tout le village assistait au repas de noces qui fut admirablement ordonné, grâce aux talents culinaires de Baba Sophia, qui s’était surpassée.

La mère de Spérantza avait présidé à la toilette de Mariora, et celle-ci, qui raffolait des modes occidentales, avait remplacé la couronne de buis traditionnelle dont on pare en hiver le front des épousées valaques, par une magnifique guirlande de fleurs d’oranger qu’elle portait fièrement, comme elle avait le droit de le faire.

La petite Ralitza fit observer tout bas que les mariés n’avaient pas l’air joyeux.

— Tais-toi, méchante langue, lui dit une voisine, l’herbe n’a pas encore poussé sur la tombe du père et le frère est peut-être dans les bras de la fiancée du monde[10] !

Toutefois, l’observation de Ralitza ne manquait pas de justesse. Mariora s’obstinait à tenir les yeux baissés et répondait à peine aux plaisanteries de circonstance qu’on lui adressait de tous les bouts de la table. Ioan contemplait d’un œil morne le vin de Gréca qui remplissait son verre et, à travers la liqueur dorée, il voyait distinctement la face blême de Liatoukine étendu par terre et ayant un poignard fiché dans la poitrine.

— Eh bien ?… interrogea madame Isacesco quand les deux époux se trouvèrent enfin seuls.

— Écoute, mignonne, dit l’ex-dorobantz, un des amis de cet homme aura lu notre nom sur le manche du poignard qu’il m’aura renvoyé.

— C’est possible ! fit Mariora. Mais, ajouta-t-elle en secouant la tête, la bague ?…

— Ah !… la bague… c’est vrai !… murmura Ioan déconcerté. Puis, embrassant tendrement sa femme : — Dis donc, Maritza, si nous n’y pensions plus aujourd’hui ?… insinua-t-il.

Mariora sourit, et ils n’y pensèrent plus.

Les jours s’écoulaient uniformes et rapides pour les jeunes époux. Ioan, tout entier à son bonheur, avait renoncé à deviner le mot de l’énigme que lui représentaient l’anneau et le poignard ; mais Mariora, qui tremblait que la présence de ces objets maudits ne lui portât malheur, à elle et aux siens, confia ses craintes à Baba Sophia.

— Il faut jeter ces vieilleries à la Dimbovitza, dit la duègne à Isacesco.

Isacesco s’y refusa et, serrant précieusement les vieilleries dans un tiroir : — Il importe de les conserver, fit-il.

Aux instances réitérées de la marraine vinrent se joindre les supplications de la filleule qui déclara qu’elle ne goûterait de félicité parfaite que lorsque la bague et le yatagan auraient disparu. Ioan redoutait les cris de Baba Sophia encore plus que les larmes de sa femme ; il consentit à enfouir boîte, anneau et poignard dans un endroit désert du bois de Baniassa. Baba Sophia se tut, Mariora se remit à sourire et tous crurent être délivrés à jamais du souvenir odieux du capitaine Vampire.

L’absence de Mitica se prolongeant indéfiniment, Isacesco résolut de s’adresser directement au ministre de la guerre. Une audience lui fut aussitôt accordée et Mariora demanda à son mari la permission de l’accompagner. Tout en revêtant ses plus beaux atours, madame Isacesco se délectait à la seule pensée de pouvoir répéter à ses voisines ébahies : Le ministre nous a demandé… ; le ministre nous a répondu… ? etc., et, Baba Sophia ayant donné un dernier coup d’œil à la toilette de Mariora, les deux jeunes gens prirent le chemin de la ville.

Le souffle du printemps flottait dans l’air. Avril rougissait les bourgeons frileux qui se hasardaient timidement hors de leur enveloppe ; les cigognes et les hirondelles croisaient leur vol, et les violettes embaumaient l’herbe soyeuse où l’œil eût vainement cherché la plus humble des fleurs : la pâquerette blanche qui est peu commune en Roumanie.

Mariora et Ioan marchaient en silence à côté l’un de l’autre ; ils eussent craint de troubler par une parole la douce extase que cette matinée printanière versait à leur âme, quand soudain, la sentinelle avancée du renouveau lança, comme un cri de ronde, son joyeux « coucou ! »

Depuis l’aventure du bois de Baniassa, Mariora avait voué une haine implacable à l’oiseau-présage qui ne lui avait jamais annoncé que le malheur.

Isacesco ne partageait pas les préjugés de sa femme.

— Eh bien ! ibita mea, fit-il en la raillant doucement, que dit l’oiseau ?

— Il ne dit rien, répondit-elle le plus sérieusement du monde. Il ne se trouve ni à notre droite, ni à notre gauche ; il est là-bas, devant nous. Le vois-tu qui vole ?

— Et cela signifie ?…

— Rien, absolument rien. Ne ris pas, ajouta-t-elle, ce chant me rappelle de terribles instants et toujours cet oiseau a été, pour moi, le précurseur… de Liatoukine.

— Mais, puisque Liatoukine est mort…

Un signe de Mariora coupa la parole à Ioan. — Mon Ionitza, supplia-t-elle, ne parlons plus de cet homme.

Onze heures sonnaient quand ils arrivèrent à Bucharest. Le cabinet du ministre ne devenait accessible qu’à midi ; et, comme ils arpentaient la rue Mogosoï, Mariora, qui éprouvait le besoin de détruire l’impression fâcheuse que la rencontre du coucou avait produite sur elle, proposa de visiter l’église Sarindar. On y célébrait un mariage, mariage de boyards à en croire les toilettes splendides des dames, l’uniforme des officiers composant le cortège des mariés et la présence de l’archevêque métropolitain qui officiait en personne.

— Bon augure ! pensa Mariora rassurée : nous reverrons Mitica.

Entraînant Ioan à travers la foule des spectateurs qui remplissaient le temple, elle se plaça le plus près qu’elle put de la catapeteasma (l’iconostase des Russes). De l’endroit où ils étaient, ni Ioan ni Mariora ne pouvaient voir le visage des fiancés. Au reste, la beauté de la mariée importait peu à madame Isacesco qui n’avait d’yeux que pour la robe de satin blanc, ornée de dentelles et ruisselante de diamants. Les regards de l’ex-dorobantz ne quittaient pas le marié. Cette taille élevée, cette tournure raide, cet uniforme, surtout, n’étaient point inconnus à Isacesco.

— Où donc ai-je vu cet homme ? se demandait-il en attendant impatiemment que l’officier se retournât.

La cérémonie fut marquée par un incident assez plaisant. Un personnage politique (j’allais dire historique) s’était chargé de tenir la couronne nuptiale suspendue au-dessus de la tête de la mariée, ainsi que cela se pratique aux mariages du rite grec-orthodoxe. La mariée était grande, l’homme d’État était petit. Celui-ci, qui sentait sa gravité compromise, se dressait sur la pointe des pieds et faisait des efforts désespérés pour conserver l’équilibre, à son mécontentement propre et à l’extrême joie du public gouailleur dont il n’était plus l’idole.

— Qui donc marie-t-on ? demanda Mariora à une femme du peuple qui bavardait beaucoup plus que la sainteté du lieu n’eût dû le lui permettre.

— Isus-Christos ! la petite mère, tu ne dois pas être de la ville pour m’adresser une question pareille ! Depuis un mois on ne parle que de ce mariage. C’est une belle affaire pour tous deux ! Je ne crois pas qu’ils s’adorent comme des tourtereaux ; mais, lui a deux millions de roubles… et les bonnes grâces de l’empereur de Russie ; elle possède des terres, des terres… que ça n’en finit pas !

— Mais enfin… insista Moriora.

— On y est, ma poulette. Le prince Androclès Comanesco marie sa fille Epistimia au général Boris Liatoukine, comme ils disent.

— Ce n’est pas vrai ! riposta Ioan avec énergie, Boris Liatoukine est mort !

— Ah ! ah ! ricana la commère, tu as le cerveau faible, mon garçon ! Mort ! les morts ne sont pas si gaillards !

La cérémonie finissait comme la mégère prononçait ces paroles, et les mariés, suivis de leur cortège, se dirigèrent lentement vers la porte de sortie, largement ouverte.

Mariora tomba inanimée entre les bras de son mari.

Près de la princesse Epistimia qui s’avançait, hautaine et méprisante, marchait Boris Liatoukine, en grand uniforme de général russe ! Boris Liatoukiue qu’on disait mort à Grevitza le 11 septembre 1877, jour de la Saint-Alexandre !

N’ayant presque plus la force de soutenir Mariora, Ioan immobile, la bouche entr’ouverte, les sourcils hérissés, les yeux hagards, personnifiait l’Épouvante.

Les vêtements du capitaine Vampire frôlèrent ceux d’Isacesco, les yeux du ressuscité flamboyèrent, son sourire ironique devint féroce, il leva sa main droite dégantée : le doigt auriculaire avait été tranché au niveau de la troisième phalange ! Puis le cortège continua de défiler, l’église se vida peu à peu, le silence s’y rétablit complètement.

— Je l’ai tué pourtant ! murmura Isacesco anéanti, je suis sûr que Je l’ai tué !

Huit jours plus tard, Domna Epistimia était morte, et la famille Isacesco, abandonnant à jamais Baniassa, transportait ses lares à Craïova.

  1. Titre roumain de l’hospodar.
  2. Cruche à eau.
  3. Un sou.
  4. Beaucoup d’années ; formule de remerciement.
  5. Bonjour, frère.
  6. Proverbe roumain.
  7. Imperatul mare, titre que les Roumains donnent à Dieu.
  8. Le maire.
  9. Il n’y a pas de notaires en Roumanie.
  10. Expression roumaine ; signifie la mort.