Le Capitaine Vampire/8

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Auguste Ghio (p. 89-109).

VIII

La Saint-Alexandre.

Le temps finit toujours par endormir les douleurs bruyantes qui se traduisent en plaintes et en sanglots ; les douleurs muettes sont hors de sa sphère d’action bienfaisante.

Isacesco ne reparla plus de Mariora.

Les dorobantzi et les calaretzi étaient campés autour de Plevna. Les embuscades se rencontraient à chaque pas, les escarmouches étaient de tous les instants, mais ces dangers multipliés ne suffisaient pas à l’ardeur téméraire d’Isacesco qui recherchait les postes les plus périlleux et qui, souvent, au milieu de la nuit, partait en éclaireur, s’avançant au-delà des lignes turques, au risque d’être tué ou fait prisonnier.

Ses chefs faisaient grand cas d’un courage qui leur valait une foule de renseignements précieux touchant la nature du sol, les accidents de terrain et la position des ennemis ; ses égaux le comparaient à Codrean[1], et ne parlaient de lui qu’avec admiration. Parfois il revenait de ses expéditions solitaires avec un rire silencieux qui lui était devenu habituel, son fusil sentait la poudre brûlée et cependant pas un musulman n’avait paru dans les environs.

— Isacesco sait bien pourquoi il rit ! disaient les soldats avec des hochements de tête particuliers.

Il avait une façon singulière de combattre. Dans la mêlée il s’arrêtait soudain, le doigt appuyé sur la gâchette de son fusil, l’œil fixé sur un point quelconque de l’horizon. La pensée de Mariora lui remontait au cœur ; il la voyait toute petite, courant dans le maïs avec ses cheveux blonds ébouriffés ; il entendait sa voix, sa voix d’enfant qui disait : « Ionitza meù » ; alors il écoutait. Puis le chien s’abattait avec un claquement sec, un homme tombait au loin. Russe ou Turc ? Qu’en savait-on !

Ses paroles étaient aussi bizarres que ses actes.

Dans un engagement d’avant-garde, le canon de son revolver était braqué sur la poitrine d’un Ottoman.

— Pourquoi tuerais-je cet homme qui ne m’a jamais offensé ! dit-il tout haut.

Et, sans voir les larmes d’attendrissement qui coulaient le long des joues du pauvre Turc, il releva son arme, visa… le coup partit. Un Cosaque glissa de son cheval.

Isacesco se mit à rire.

— Ah ! ah ! le hasard ! C’est moi qui suis le hasard !

Sans crainte des bachi-bouzouks et des Cosaques maraudeurs, il parcourait les champs de bataille, une lanterne sourde à la main, examinant et palpant chaque cadavre.

— Que cherches-tu, camarade ? lui disait-on.

— Je cherche quelqu’un que je voudrais retrouver debout, répondait-il.

Un jour, en plein combat, il eut l’idée de fuir, de retourner en Roumanie ; il fit quelques pas en arrière… et revint s’exposer au feu des Turcs : il leur prit un drapeau.

Mais on ne décore pas un héros qui a cinquante coups de knout dans son passé.

Le général Cerneano, à qui le tzar avait envoyé un nombre prodigieux de croix de Saint-George, eut le regret de n’en pouvoir décerner une au brave dorobantz ; il lui donna, en compensation, une poignée de main moins banale que la décoration moscovite.

Mitica tordit et retordit méthodiquement sa croix, et quand elle ne fut plus qu’une boulette de métal, il la lança dans la Vid en s’écriant : — Je ne veux pas de leur or infâme !

Cerneano vit le geste et entendit l’exclamation de Sloboziano, mais il n’en fit rien paraître : officiers et soldats, tous haïssaient les Russes.

Le matin du 11 septembre, le vieux général, qui est l’idole de l’armée roumaine, réunit ses troupes et leur adressa cette courte allocution :

— Mes enfants, il y a là-bas un point noir que le brouillard nous cache ; cela s’appelle la redoute de Grevitza : nous allons la prendre. Nous aurons, au-dessus de nous, des obus ; devant nous, des baïonnettes ; sous nos pieds, de la poudre (la redoute est minée) et derrière nous… le grand-duc Nicolas. Il paraît que c’est aujourd’hui la fête du tzar. Il s’agit de régaler Sa Majesté d’un beau spectacle. Je dois vous faire tuer tous plutôt que de reculer. C’est l’ordre impérial. Croyez-en votre vieil ami : nous sommes perdus ! Ce n’est pas gai, ce que je vous dis là, mais vous en avez vu d’autres et vous mourrez stoïquement sur la brèche, comme des fils de Roumains que vous êtes ! Mettez immédiatement ordre à vos affaires, et, si vous avez de l’argent, déposez-le au quartier général : on l’enverra à vos parents. Puis-je compter sur vous ?

— Nous vous suivrons, mon général, avaient répondu les voix unanimes des soldats.

Mais sur tous ces visages l’enthousiasme guerrier était remplacé par la résignation morne des condamnés.

Rélia seul s’était tu. Il était craintif et timide comme le sont la plupart des enfants que leurs mères n’ont pas aimés. La mort l’épouvantait, de même que les ténèbres. Son âme était tendre, accessible aux sentiments généreux ; il avait compris que le dévouement est une plante rare qui se développe souvent mieux dans les cœurs plébéiens que dans les cœurs bien nés, comme disent les boyards. Ce pauvre être, essentiellement inoffensif, sentait que, sans Isacesco, il n’était qu’une feuille jetée au cours du torrent, et il avait voué à son sauveur une amitié, un culte passionné qui se manifestait par une entière soumission et par d’éternelles protestations de tendresse enfantines.

— Frère ! s’écria-t-il en se précipitant dans les bras d’Ioan, nous allons être massacrés !

— Oui ! fit Isacesco impassible.

— J’ai du poison ; en veux-tu ? Ce sera plus court et nous souffrirons moins.

— Oui !

Rélia lui présenta un petit paquet, plein de poudre blanche, qu’il tira de sa ceinture.

Ioan laissa tomber le tout dans une ornière remplie d’eau.

— Eh bien ! que fais-tu ? s’écria Comanesco.

— Mon devoir ! C’est notre dernier jour : ne soyons pas lâches !

— Oh !… mais ils vont nous faire du mal, ces Turcs !

— Pas plus que ne nous en ont fait les autres !

— J’ai peur, frère ! Tu ne me quitteras pas, n’est-ce pas ?

Isacesco se rappela que ces mêmes paroles avaient été prononcées un jour par Mariora.

— Non ! dit-il.

Rélia soupira.

— Oh ! que tu es heureux d’avoir du courage ! J’ai peur des corbeaux, frère !

— Quand les corbeaux sont là, la douleur est éteinte !

— Je ne veux pas rester ici, gémissait l’enfant, je veux revenir dans mon pays ! Oh ! la terre roumaine ! Qui me rendra la terre roumaine !

— Moi !

— Toi ? s’écria Rélia avec un sourire incrédule.

— Si tu meurs, je porterai ton corps au quartier général et tu pourras dormir dans la terre natale.

— Oh ! Ioan ! est-ce bien vrai ? tu feras cela ! Et moi, que ferai-je pour toi, pauvre inutile que je suis ?

— Quand je serai mort, tu prendras mon grand poignard à manche de corne et tu chercheras le Liatoukine.

Cerneano donna l’ordre de battre le rappel.

Mitica, qui aidait à transporter les blessés dans des cabanes de planches, tenant momentanément lieu d’hôpital, boucla précipitamment sa ceinture et saisit son fusil.

Une voix faible murmura à côté de lui ce mot « Frate ! »[2] si doux au cœur du Roumain éloigné de la patrie. Fort surpris s’entendre sortir des paroles valaques de la bouche d’un soldat turc, Mitica s’approcha.

— Frère, reprit le blessé en se soulevant avec peine sur son coude, viens-tu de la terre roumaine ?

La terre roumaine proprement dite est la Valachie.

— Je suis de Bucharest, répondit Mitica.

Une joie subite éclaira les traits défigurés du mourant.

— De Bucharest ! Et laissant retomber sa tête sur la giberne qui lui servait d’œiller, Bucharest est si grand ! soupira-t-il.

— Je suis des environs de Baniassa.

— Baniassa ! Alors tu connais le vieux Mozaïs, Aleca, Zamfira ?

— Si je connais Zamfira ! s’écria Sloboziano, mais si j’en réchappe, je l’épouse, la Zamfira !

Les yeux ternis du musulman reprirent un peu de leur éclat.

— Je ne t’ai jamais vu, dit-il en considérant attentivement Mitica.

— Ce n’est pas une raison, camarade !

Le sang coulait abondamment de la poitrine du moribond, ses doigts dessinaient des signes vagues dans l’air.

— Eh bien ! dit-il d’une voix presque inintelligible, tu iras vers le vieux Mozaïs… et… tu lui diras… que…

— Ton nom, vite, ton nom ? insista Mitica qui sentait la main de l’inconnu se glacer dans la sienne.

— Je suis… je suis… ses lèvres remuèrent, mais ne purent articuler une syllabe.

Il était mort, emportant son secret.

Mitica demeura quelques instants rêveur auprès du cadavre ; il abaissa les paupières du mystérieux Osmanli, l’enveloppa d’une mauvaise couverture de laine ; puis, tout soucieux et mécontent de lui-même, il rejoignit en hâte son régiment.

 

Les dorobantzi s’en vont dans la boue et le brouillard. La boue est épaisse et rend leur marche pénible ; le brouillard est dense et pénètre leur vêtements. Leur bouche est muette. Ils ont de la flamme aux yeux. Les rêves de l’empereur de Russie ne lui ont donc pas montré ce qu’il y a dans les yeux de ces hommes ? Parfois un murmure s’échappe des rangs. « C’est la Saint-Alexandre ! » s’écrient quelques voix ironiques, et tout se tait.

Ils vont ainsi depuis une heure déjà. Grevitza ne doit pas être loin ; le bruit de la canonnade est moins sourd, les premiers projectiles s’entre-croisent et déchirent l’atmosphère imprégnée d’eau. Le jour n’est qu’un crépuscule grisâtre. Les soldats avancent au hasard.

Où est Grevitza ? à droite ? à gauche ? On n’en sait rien.

— Mes enfants, voilà que cela commence ! crie le général Cerneano, tenez ferme et souvenez-vous…

— Que c’est la Saint-Alexandre ?

— Non ! que vous êtes Roumains !

Une violente fusillade éclate, des clameurs atroces se font entendre.

— Qu’est-ce, général ?

— Un régiment qui meurt.

— Où donc ?

— À gauche, dans la vallée ; suivez-moi, mes enfants !

Rélia se serre contre Isacesco et récite mentalement les prières que Domna Rosanda a pris soin de lui apprendre.

— Tu as peur, petit ! lui dit un caporal qui porte une balafre au front :

— Je veux m’en aller ! sanglotte Mlle Aurélie en roulant des yeux égarés.

— Eh bien ! nous nous en irons, mon pauvret, et plus tôt que nous ne voudrons !

— Hourrah ! les morts vont vite ! s’écrie un sous-lieutenant qui revient de Leipsick : nous sommes morts, ou à peu près !

Ajutatzi ! ajutatzi ! [3] Ces cris de désespoir qui s’élèvent de la vallée rallument la colère des Roumains.

— Jette ton fusil, dit Isacesco à Rélia éperdu, et donne-moi la main.

Rélia obéit machinalement.

Braves dorobantzi ! plus fougueux que les zmeï de la légende, voilà qu’ils se précipitent dans le vallon. Les talus sont glissants, les hommes roulent les uns sur les autres. Il grêle du plomb. L’incessante mousqueterie turque fait d’affreux vides dans les rangs. Qu’importe ! Les camarades sont en danger : on les sauvera, à moins qu’on ne meure avec eux ! Au brouillard s’est jointe la fumée. La fange et le sang se mélangent. Des morts, des morts partout ! La vallée se comble lentement. Un boulet atteint l’enseigne du régiment. — L’étendard ! crie-t-il d’une voix mourante, veillez sur l’étendard !

Mitica s’en empare et les balles passent en sifflant dans les plis tricolores du drapeau.

Les Turcs n’auront pas l’étendard. Les détonations se succèdent avec moins de rapidité, l’air s’éclaircit peu à peu.

— Eh bien ! mes enfants ? demande une voix dans le brouillard.

— Eh bien ! général, il y a une tranchée… elle est à nous !

— Le pays saura vos noms, mes braves, et l’Europe saura le nom du pays !

Rélia n’a pas une égratignure ; il s’étonne de se retrouver vivant.

— Est-ce que c’est fini, maintenant, Ioan ? fait-il craintivement.

— Pas encore : après la tranchée, la redoute.

— Ah ! mon Dieu ! Et… est-ce qu’il y a encore des Turcs, là-dedans ?

— Parbleu ! s’il n’y en avait plus, la redoute serait prise.

Mlle Aurélie se remet à trembler, Isacesco l’entraîne.

Les Roumains escaladent le talus opposé. On ne songe plus à la Saint-Alexandre ; on songe à la patrie, aux grades à conquérir, à tout ce qui fait la gloire, enfin.

— Eh ! Mitica Sloboziano ! j’ai ici une éraflure qui me vaudra les épaulettes de sous-lieutenant.

— La prise de Grevitza ! quelle belle histoire à raconter à la veillée, hein ?

— Malheureusement, on ne nous croira pas : nous avons trop menti !

— Nos cicatrices fermeront la bouche aux incrédules.

— Moi, quand je serai officier, j’épouserai une demoiselle de la ville.

Il n’épousera pas même une paysanne : une balle musulmane détruit à jamais les projets orgueilleux du jeune Valaque.

Vraiment ! ils sont splendides à l’assaut ces « soldats de fer-blanc » ! Comme ils grimpent ! Et comme ils meurent, le sourire et la plaisanterie aux lèvres !

Ils sont bien, ainsi qu’ils le disent eux-mêmes avec une vanité légitime, ils sont bien les « Français de l’Orient ! » Dans un quart d’heure la redoute sera prise.

Les premiers rangs sont arrivés au haut de la colline que couronne l’ouvrage turc.

Tout à coup, un cri, un hurlement de rage sort de ces milliers de poitrines et va frapper au loin les oreilles du tzar. Les dorobantzi reculent consternés…

— Damnation ! s’écrie Cerneano avec une voix qui n’a plus rien d’humain, il y a un ravin entre la redoute et nous !

— Je vous l’avais dit, mon général, fait Isacesco : nous franchirons le ravin !

— Nous franchirons le ravin ! répète un écho formidable.

En ce moment même, un gémissement plaintif se fit entendre à côté d’Isacesco. L’étreinte de Rélia se détendit.

— Ioan… murmura-t-il… les corbeaux… Et il tomba, comme foudroyé, aux pieds de son ami.

Ioan demeura immobile. Son œil errait de la figure déjà pâlie du blessé à la silhouette de la redoute qui se profilait en noir dans la brume. Il hésitait entre le devoir qui l’appelait parmi ses compagnons et l’amitié qui le retenait auprès de son frère d’adoption. Un soupir du malheureux enfant acheva de le décider. Il arma et déchargea une dernière fois son fusil, et, se signant rapidement :

— Que Dieu leur soit en aide et me pardonne ! s’écria-t-il. Puis, il ajouta : Je reviendrai !

Il souleva sans peine Comanesco qui n’était guère plus lourd que la Mariora.

— Passe ton bras autour de mon cou, lui dit-il.

Mais Rélia n’entendit pas ; et, s’accrochant d’une main aux touffes d’herbe et aux quartiers de roc, enfonçant profondément ses talons dans l’argile humide, Isacesco parvint à conserver l’équilibre et à regagner le fond de la vallée.

Sous un bloc de granit qui proéminait, il aperçut quelques pieds de terrain tapissé de mousse à peine foulée, et, jugeant l’abri à peu près sûr, il y déposa son fardeau.

Pas une tache de sang ne souillait la blouse blanche de Rélia, et, sans l’écume rougeâtre qui s’échappait de ses lèvres, on eût pu douter qu’il fût blessé.

Isacesco écarta les vêtements du dorobantz. La balle avait pénétré dans la poitrine, vers la région du cœur ; la blessure était à peine humide : tout le sang s’épanchait dans les poumons.

Isacesco secoua la tête.

— Blessure mortelle qui ne saigne pas ! murmura-t-il.

Il fit à la hâte quelques pansements qu’il savait inutiles et se mit à ramper entre les cadavres, tâtant avec soin la ceinture des officiers. Il revint bientôt avec une gourde à moitié remplie de selbovitza ; à l’aide de son poignard il desserra les dents de Comanesco et lui introduisit dans la bouche une goutte de la bienfaisante liqueur.

Celui-ci fit un mouvement et porta sa main à sa poitrine. Une expression de terreur indicible envahit ses traits : — Les corbeaux ! balbutia-t-il, et il s’évanouit de nouveau.

— Allons ! se dit Isacesco, un Roumain n’abandonne pas un Roumain !

Et, rechargeant son ami sur des robustes épaules, il commença à gravir lentement l’autre versant de la vallée. La descente avait été peu aisée, la montée fut pénible. Isacesco se heurtait à chaque instant aux aspérités du sol, plus souvent encore aux monceaux de corps que de vieux troncs d’arbres retenaient accrochés. Il servait de point de mire aux carabines turques ; une balle perça d’outre en outre sa càciulà, une autre traversa la manche de son uniforme. Le moindre faux pas pouvait amener une chute fatale au courageux Valaque, mais une puissance mystérieuse semblait le protéger, et, après une demi-heure d’angoisses et d’efforts inouïs, il atteignit le sommet du talus.

Quand il se vit en rase campagne, il se sentit sauvé, et, présentant la gourde aux lèvres contractées de Rélia toujours évanoui, il interrogea, avec une tendresse fraternelle, les traits décolorés de son ami.

— Pauvre garçon ! fit-il, encore dix minutes et ce sera fini !

Une larme, vite essuyée, brilla dans l’œil du soldat.

— Il était bon, s’il n’était pas brave, ajouta-t-il comme pour justifier un moment de faiblesse.

Quelques chevaux, pauvres bêtes sans maîtres, erraient autour de lui ; et, murmurant ce mot magique « puiu »[4], bien connu des bœufs et des chevaux roumains, il s’approcha de l’un d’eux qui, plus que les autres, lui parut vigoureux et capable de fournir une longue course. Le cheval hennit et se prêta aux caresses d’une main bienveillante.

Alors, enlevant Comanesco dans ses bras, comme les mères font des petits enfants, Isacesco assujettit ses pieds dans les étriers, et le cheval partit comme une flèche, emportant les deux cavaliers. Ce galop était si rapide que les sabots de la monture semblaient ne pas toucher le Sol ; la redoute fuyait à l’horizon, et Ioan aperçut bientôt les premiers feux du campement russe. Il arrêta son fougueux coursier devant la porte d’une jolie maisonnette qu’il crut devoir être hospitalière.

— Holà ! hé ! Qu’est-ce que c’est ? fit la voix bourrue d’un Cosaque.

Isacesco possédait assez bien la langue russe, qu’il avait apprise à Nicopolis.

— Ouvrez. C’est un blessé.

— Un Russe ?

— Non, un Roumain.

— Nous ne voulons pas de blessés ici : le tzar est dans la maison.

— Mais vous voyez bien qu’il va mourir.

— Raison de plus ! C’est la Saint-Alexandre ; le tzar est là, vous dit-on ! on ne reçoit pas de morts. Allez-vous-en !

— Mais où voulez-vous que j’aille ?

— Chez vos Roumains. Ils sont là-bas qui singent tout ce qui se fait à notre quartier général ; ils ont une façon de colonel qu’ils appellent Leganesco.

En d’autres circonstances, les paroles insolentes du Cosaque seraient retombées, métamorphosées en coups de plat de sabre, sur la propre échine du barbare.

— Donnez-moi au moins une carriole, insista Isacesco.

— N’y a pas de carriole ! Allez-vous-en, qu’on vous dit !

Et le Cosaque referma la porte avec bruit.

Ioan connaissait suffisamment le caractère russe pour ne pas s’étonner de ces procédés inhumains. Il fit un geste de dégoût, enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval et la chevauchée fantastique recommença de plus belle à la lumière incertaine de la lune qui se levait large et pâle dans le brouillard. La fraîcheur de la nuit et les bonds réitérés de l’alezan, impétueux émule de Calul Vintesh[5], réussirent, mieux que la selbovitza, à raviver l’étincelle de vie qui animait encore Comanesco. Il reconnut Ioan, sourit, glissa ses doigts sous la ceinture du dorobantz et referma les yeux avec un soupir.

— Pauvre Aurelio ! pensait Ioan en pressant son ami contre sa poitrine, la place qu’il laisse vide n’est pas bien grande dans le cœur des siens ! Qui l’a aimé ? Qui a-t-il aimé ! Moi, moi seul ! Tandis qu’il agonise ici, sa mère et ses sœurs courent de bal en bal, écoutant les flatteries ridicules de ces Russes qui l’ont tué ! Son père ne sait pas même comment on le nomme ! C’est un boyard !… Ah ! pauvre petit boyard ! s’écria-t-il avec un accent de pitié qui laissait percer un peu de dédain.

Son visage se rembrunit soudain, son regard, presque dur, s’arrêta sur les traits féminins de Rélia : — Et, cinquante ans plus tôt, cet enfant eût été mon maître !

Il s’abîma dans ses réflexions, et, tout en se disant qu’un boyard était bien peu de chose et ne pesait guère à ses bras de fils du peuple, que les hommes étaient tous égaux devant Dieu et les événements, il arriva au quartier général roumain. Mais Rélia parut s’opposer à ce qu’il descendit de cheval, sa main ne lâchait pas la ceinture d’Isacesco.

— Nous sommes chez nos amis, dit celui-ci en mettant un pied hors de l’étrier.

Rélia ne répondit pas et retint son compagnon avec force : Isacesco comprit qu’il était mort.

À la vue du cadavre, Leganesco se découvrit avec ce respect que professent les Roumains pour ce qui a été un homme.

— Son nom ? demanda-t-il tout bas, comme s’il eût craint de troubler le sommeil du mort.

— Aurelio Comanesco, de Bucharest, répondit Isacesco.

— Le cousin de Cerneano ! celui qu’on a ?…

— Oui, interrompit Isacesco. Moi, je suis l’autre ! ajouta-t-il simplement.

Leganesco se frappa le front, et, attirant le dorobantz près de la veilleuse qui faisait naître sous la tente plus d’ombres que de clartés :

— C’est vrai ! dit-il : je te reconnais ! Mon garçon, reprit-il après un silence, pardonne-moi le mal que je t’ai fait indirectement en t’envoyant vers ce Belzébuth incarné.

— Au contraire, mon colonel, je vous remercie !

Et laissant Leganesco à son ahurissement, Ioan s’éloigna après avoir déposé un dernier baiser sur le front glacé d’Aurelio ; puis, comme il avait dit qu’il le ferait, il retourna vers Grevitza.

Le ravin était franchi, la redoute n’était pas prise.

— Malédiction ! s’écria-t-il.

L’odeur du sang et de la poudre lui fit oublier en un instant Rélia, Mariora, peut-être Liatoukine. Il se jeta dans la mêlée, sabrant, visant, tirant avec une sorte de désespoir. Il était terrible ainsi, et les cadavres turcs s’amoncelaient autour de lui. Il crut distinguer au loin la stature de Mitica qui défendait contre une bande de forcenés l’aigle roumaine, veuve de sa hampe. Cette vision dura deux secondes et tout redevint confus à ses yeux. Malgré l’habileté incontestée de Cerneano et le courage inébranlable des soldats, les Roumains perdaient visiblement du terrain. La stratégie n’avait que faire devant cette artillerie foudroyante ; il fallait des hommes, des hommes qui eussent formé une muraille de chair assez épaisse pour que les boulets ne pussent l’entamer. Cerneano s’arrachait les cheveux et, tout en exhortant ce qui lui restait de troupes : — Nous ne l’aurons pas, nous ne l’aurons pas ! murmurait-il.

— Hourrah ! s’écria tout à coup une voix qui résonna comme celle d’un ange sauveur aux oreilles des assiégeants, le colonel Boris Liatoukine nous apporte du renfort !

Tous les regards se dirigèrent, toutes les espérances se tournèrent vers le régiment Cosaque qui croissait dans la bruine comme une armée-fantôme dans un rêve, et, tandis que les Roumains saluaient par des « Traiéscà Russia !  »[6] répétés cette apparition inattendue : — Liatoukine ! murmura Ioan subitement rendu à ses idées de vengeance, Liatoukine ! Avant que l’heure présente soit écoulée, mon poignard aura vu la couleur de son sang !

Malgré l’obscurité profonde de cette nuit fatale, malgré la distance qui le séparait encore de Liatoukine, il reconnut aisément son adversaire à sa haute taille et à sa voix stridente qui dominait, comme l’accord d’un clairon, les bruits divers de la bataille.

Isacesco rechargea son revolver, bien qu’il ne comptât pas en faire usage : il réservait, pour l’accomplissement de ce qu’il appelait une œuvre de justice, le seul couteau du vieux Mané. Il fit jouer dans son étui de cuivre cette arme terrible qui n’était rien autre qu’un long yatagan et qui n’eût pas été déplacée entre les mains d’un bachi-bouzouk.

Les Roumains sont d’autant plus indifférents en matière religieuse qu’ils sont fort superstitieux. Ioan se signa, moins par dévotion que par habitude.

— Boris Liatoukine est mort ! dit-il, et, se frayant un passage à travers les rangs des dorobantzi et des Cosaques, enjambant ces amas d’uniformes sous lesquels s’agitaient encore des débris sanglants, il parvint jusqu’au capitaine Vampire.

— C’est moi ! fit-il avec un regard haineux qui eût décontenancé un homme moins sûr de lui-même que le colonel. Celui-ci le considéra froidement, il ne paraissait ni contrarié, ni surpris.

— Je t’attendais ! dit-il en mettant pied à terre. Et, avec une désinvolture que les beaux messieurs de Bucharest eussent admirée, il jeta la bride de son cheval à son aide de camp.

— Laisse-nous, Dimitri Nikititch, fit-il, et, se tournant vers Ioan : — Viens avec moi, l’endroit n’est guère propre à la causerie.

Ioan le suivit tenant son revolver d’une main et son poignard de l’autre. Le contact de ces armes était brûlant aux doigts enfiévrés du Roumain et la pointe acérée du yatagan caressait les vêtements de Liatoukine.

— Il n’y aura pas deux lâches en présence, pensa Isacesco en se reculant un peu : je ne veux pas le frapper par derrière !

Et quand il n’y eut plus autour d’eux que les morts pour leur servir de témoins :

— Eh bien ! que me veux-tu ? demanda Liatoukine avec placidité.

— Ce que je veux ! s’écria Isacesco d’une voix brisée par la douleur et la colère. Il demande ce que je veux ! Mais, effaceras-tu du front de mon vieux père la marque flétrissante que ton fouet y a imprimée ? Peux-tu me rendre intact mon honneur que tu as jeté en pâture aux chiens qui flattent tes odieux caprices ? Peux-tu me rendre ma Mariora, enfin ? Le peux-tu ?… Et je te pardonne !

— Abrège ! fit Boris en secouant nonchalamment la boue qui souillait ses habits.

— Ma Mariora ! Mais tout l’or de la terre n’eût pu me payer ma Mariora !

— Peuh ! s’exclama le Russe avec un geste d’indifférence, s’il te faut de l’or, on t’en donnera ! Et il fit sonner les roubles que contenait sa ceinture.

Cette nouvelle injure changea le courroux d’Isacesco en une folie furieuse.

Il bondit vers Liatoukine avec un cri rauque.

— Je veux la dernière goutte de ton sang, le dernier souffle de tes lèvres, je veux ta vie ! hurla-t-il.

— Ma vie ? répéta le prince impassible, c’est bientôt dit, mon garçon !

Trêve aux paroles, Boris ! L’un de nous deux mourra, je l’ai juré ! Défends-toi !

Ioan appuya le canon de son revolver sur la poitrine de Liatoukine. Celui-ci haussa les épaules, un sourire mystérieux se joua sur ses traits. Une détonation retentit, la lame du poignard étincela aux rayons sinistres de la lune et le capitaine Vampire, toujours souriant, s’affaissa sur lui-même, sans exhaler une plainte, sans pousser un Soupir.

La sensation chaude du sang qui coulait en ruisseaux sur ses mains ne fit qu’exciter la rage du Valaque. La bague byzantine frappa ses regards ; elle était fort étroite, Liatoukine la portait depuis plus de trois mois. Isacesco, ne pouvant la tirer assez vite du doigt du mort, trancha le doigt et passa la bague, toute rougie, au sien propre. Mais sa vengeance n’était pas satisfaite. Cet homme que les sentiments les plus nobles animaient d’ordinaire, avait pris les allures, les passions du tigre. Il s’acharnait contre ce cadavre et ses ongles fouillaient ces chairs à peine refroidies.

Son yatagan s’enfonça trois fois dans le cœur du prince.

— Pour Mané Isacesco ! hurlait-il d’une voix sauvage, pour Aurelio Comanesco ! pour Mar…

Il n’acheva pas, le sifflement des balles se fit entendre.

Isacesco tomba sur le corps de son ennemi.

 

Le lendemain au matin, quand les brancardiers roumains vinrent relever les blessés, Isacesco vivait encore. On le transporta à l’ambulance ; il avait une balle dans la poitrine, une autre dans le genou gauche : cette dernière ne put être extraite. Une fièvre traumatique violente s’empara du blessé ; les médecins disaient qu’il devait endurer d’atroces souffrances, et, le typhus ayant éclaté dans l’hôpital, Isacesco en fut atteint un des premiers. Pendant trois semaines, il resta en proie au délire le plus intense. La figure grimaçante de Liatoukine ne quittait pas son chevet ; la main mutilée du capitaine Vampire était suspendue au-dessus du malheureux halluciné qui croyait entendre le bruit des gouttes de sang tombant une à une sur son front ; bientôt les draps, les rideaux, tout lui paraissait rouge.

— Liatoukine ! criait-il, il est là ! chassez-le !

Il s’enfuyait de son lit et trois hommes vigoureux avaient peine à terrasser le visionnaire affolé. Ses cris incessants troublant le repos des autres malades, on le relégua dans une chambre éloignée. Une nuit, il lui sembla que le capitaine Vampire lui coupait le petit doigt et en arrachait la bague de cuivre ; puis une chimère plus douce vint l’abuser : Mariora lui tendait les bras.

Il reprit l’usage de ses sens le jour de la Toussaint.

— Eh bien ! mon petiot, lui dit l’infirmier avec un bon sourire, nous nous réveillons enfin !

Ioan leva son regard indécis sur le brave homme : — Et la redoute ? balbutia-t-il.

— Quelle redoute, mon garçon ?

— Grevitza.

— Tu parles du déluge ! Il y a beau temps qu’elle est prise.

— Ah ! fit Isacesco qui mit sa main sur ses yeux, comme pour rassembler ses vagues souvenirs : — Où est Mitica Sloboziano ? ajouta-t-il après une pause.

— Quel officier est-ce, mon enfant ?

— Ce n’est pas un officier, c’est un soldat.

— Ah ! alors nous ne savons pas, fit le bonhomme en arrangeant les oreillers d’Isacesco.

— Et… le prince Boris Liatoukine, où est-il ? reprit celui-ci.

L’infirmier loucha malicieusement.

— Le prince Liatoukine ? répéta-t-il ; tu ne le portais pas dans ton cœur, hein ?

— Qui vous a dit cela ? s’écria Ioan en se dressant sur son séant.

— Toi-même, mon garçon. « Liatoukine ! il est là ! chassez-le ! » fit l’infirmier en imitant la voix et les gestes désordonnés d’Isacesco.

— Mais enfin, continua le dorobantz impatienté, qu’est-il devenu ?

L’infirmier allongea la lèvre inférieure et secoua lentement la tête.

— Les corbeaux qui planent au-dessus de Grevitza pourraient seuls te répondre, dit-il.

— Au reste, c’est pain bénit, ajouta-t-il plus bas : le prince Liatoukine était un méchant homme !

Ces paroles furent perdues pour Isacesco.

Vai ! [7] s’écria-t-il en pâlissant légèrement.

La bague de cuivre ne serrait plus son doigt.

— Tant pis ! dit-il après un moment de réflexion, un bachi-bouzouk quelconque me l’aura volée. Un sourire amer abaissa les coins de sa bouche : — Et je n’y tenais plus ! murmure-t-il.

  1. Héros célèbre d’une ballade roumaine.
  2. Frère.
  3. À l’aide.
  4. Prononcez pouiou. Mot d’amitié familier aux Roumains
  5. Cheval célèbre des légendes roumaines.
  6. Vive la Russie.
  7. Malheur !