Le Capitan/XI

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XI. Chapitre bref où le sire de Laffemas fait ses premières armes
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Au moment où Marion Delorme toute palpitante avait pénétré dans la cour du Grand-Henri, et fait signe à Cogolin, deux hommes qui la suivaient à distance vinrent s'arrêter devant l'auberge. L'un portait un élégant manteau violet. L’autre, un manteau noir, qui lui donnait l’allure d’un vilain oiseau de nuit. Le manteau violet était d’attitude fière, impérieuse. Le manteau noir d’attitude obséquieuse, ondoyante. Il y avait du lion chez le premier, du tigre chez le second.

"Que vous disais-je, monseigneur ! fit le manteau noir. Elle courait à un rendez-vous !"

Celui qu’on appelait « monseigneur » demeura quelques minutes tout frissonnant, la main crispée sur la garde de son épée. Il souffrait. La pire souffrance de l’homme qui aime, c’est de savoir aux bras d’un autre la femme qu’il convoite. Car alors, c’est l’orgueil, qui saigne, la chair qui crie, le cœur qui se révolte : cet homme, donc, eut un rauque soupir de détresse ; et ses yeux jetèrent un éclair de menace. Il s’élança vers l’auberge. Le manteau noir se plaça devant lui.

"Que faites-vous, monseigneur ? Que dira demain la cour, que dira la ville en apprenant que M. l’évêque de Luçon, duc de Richelieu, premier conseiller de la reine mère, s’est battu dans une auberge pour les beaux yeux d’une donzelle ?"

Richelieu s’arrêta, sombre, pensif ; mais un frémissement de rage l’agitait.

"Que j'entre moi, moi, à la bonne heure ! continua le manteau noir. J’entrerai donc, je saurai ce qu’est venue faire ici Marion Delorme.

— Quoi ! Tu consentirais, mon brave Beaussemblant ? Oh ! le nom de cet homme qu'elle est venue retrouver ! Oh ! savoir ce nom ! et alors, malheur à cet homme !"

Le manteau noir se courba ; sa voix sèche et insinuante à la fois répondit :

"Épier, écouter, interroger, c'est mon affaire. J’y éprouve un plaisir étrange ; et ce m’est une jouissance exquise que de pénétrer au fond des secrets d’autrui. Écoutez, monseigneur, j’ai aujourd’hui vingt-cinq ans, et il est temps que je prenne une décision ; je me donne à vous. Je suis laid, je suis petit, j’ai un gros ventre sur deux jambes grêles ; je sens que je vis dans une atmosphère de mépris. Et je commence à haïr l’humanité. La haine, ce sera ma carrière à moi. Épier, écouter, interroger, dénoncer, oui, c’est cela qu’il me faut à moi. Je me donne à vous. Je vous servirai dans vos faiblesses et dans vos grandeurs. Vos amours ou votre politique, peu importe. Saisir Marion ou vous aider à décapiter la noblesse comme vous le rêvez, même besogne. Vous avez besoin d’un dévouement qui ne recule devant rien : je suis ce dévouement-là. Ne me remerciez pas. J’ai besoin de vous, et vous avez besoin de moi. Vous avez le génie des vastes combinaisons, et j’ai le génie de la ruse. Et, si j’ose dire, je vous complète. C’est que je ne veux pas m’appeler Beausemblant, moi, comme s’appelait mon père, qui n’avait pas de nom ! C’est que je ne veux pas demeurer le pauvre avocat que je suis ! C’est que je veux monter, grimper, me hisser aux sommets d’où l’on écrase les autres ! Et alors, monseigneur, je m’attache à vous parce que vous êtes celui qui monte, parce que, dans cette cour livrée à de pauvres intrigues, dans ce Paris où se déchaînent de piètres ambitions, j’ai reconnu la profondeur de votre intrigue et l’envergure de votre ambition ! Et moi, monseigneur, je veux que mon nom devienne illustre ou terrible. Je veux qu’on tremble un jour en prononçant tout bas le nom de M. de Laffemas !..."

Le petit homme au manteau noir se redressa. Puis, plus profondément, il se courba, et dit :

"Monseigneur, en cette soirée, Laffemas s’offre à vous, corps et âme. Que décidez-vous ?

— C'est bien, dit Richelieu. Je te prends."

Une bouffée de joie sinistre monta au front de Laffemas.

"C’est bien, fit-il à son tour. Vous pouvez rentrer en votre hôtel, mon seigneur et maître. Moi, j’entre là ! Je me suis donné à vous. Vous m’avez pris. Mon service commence ce soir. Demain matin, monseigneur, vous saurez le nom de l’amant de Mlle Marion."

Richelieu grinça des dents.

"Je tuerai cet homme ! gronda-t-il.

— Non, monseigneur, dit Laffemas. Ceci est mon affaire ! Il suffit que vous le condamniez à mort. Le condamnez-vous ?"

L'évêque de Luçon eut une hésitation vite balayée par le large souffle de la jalousie.

"Qu'il meure donc ! prononça-t-il d’une voix tremblante de rage et d’amour.

— C'est bon, dit Laffemas. Je tuerai l'amant de Marion Delorme... ou je le ferai tuer !"

Et il entra dans l’auberge, tandis que Richelieu s’éloignait dans la nuit, le manteau relevé par l’épée, les éperons sonnants, la démarche souple et le regard terrible. Laffemas demeura deux heures dans l’auberge du Grand-Henri, après quoi il regagna son logis, rue Dauphine, à l’angle du quai, en face l’hôtel d’Angoulême.

Le lendemain matin, de très bonne heure, Laffemas qui avait passé la nuit à méditer se présenta rue de Tournon, à l’hôtellerie des Trois-Monarques, et se fit conduire à l’appartement occupé par le marquis de Cinq-Mars. L’entrevue du marquis et de l’espion dura quelques minutes à peine. À la suite de cette entrevue, Cinq-Mars descendit aux écuries comme un fou, sauta à cheval, et, la figure bouleversée de fureur, se rua vers la rue de Vaugirard, c’est-à-dire vers l’hôtellerie du Grand-Henri, c’est-à-dire vers Capestang, c’est-à-dire vers la vengeance, vers le meurtre ! Quant à Laffemas, il courut tout d’une traite chez l’évêque de Luçon et le trouva qui se disposait à se rendre auprès de la reine mère pour la séance du conseil. Le jeune prélat[1] était tout pâle de sa nuit sans sommeil. Il interrogea l’espion d’un ardent regard.

"Monseigneur, dit Laffemas, il faut que vous obteniez dès aujourd'hui un édit punissant de mort quiconque aura tué son adversaire en duel.

— Pourquoi ?

— Parce que, d'ici trois jours au plus tard, aujourd'hui même peut-être, le marquis de Cinq-Mars aura tué le chevalier de Capestang. Ainsi, nous serons débarrassés du petit Cinq-Mars, qui gêne nos vues sur Mlle Marion...

— Il ne s’agit pas de Cinq-Mars, misérable ! Il s’agit de l’homme qui, cette nuit...

— Eh bien ! monseigneur, interrompit Laffemas, l’homme qui, cette nuit, a été visité par Marion est un aventurier de sac et de corde, tout frais débarqué à Paris. Cet aventurier s’appelle le chevalier de Capestang !"

Richelieu tressaillit violemment. Laffemas, courbé en deux, sa figure livide balafrée par un sourire terrible, acheva froidement :

"Cinq-Mars et Capestang se disputent Marion. Je fais tuer Capestang par Cinq-Mars. A vous, monseigneur, de faire tuer Cinq-Mars par l’édit sur les duels !

— Allons voir d’abord Cinq-Mars tuer ce Capestang !" dit Richelieu.


Notes :

  1. On sait que Richelieu avait à peine vingt-deux ans lorsqu’il fut nommé évêque de Luçon, évêché qui faisait partie pour ainsi dire du patrimoine de sa famille. (Note de l'auteur)