Le Capitan/XIII

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XIII. Sa Majesté Louis XIII
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Le lendemain matin de cette soirée où Marion Delorme avait pénétré jusqu’au fond de l'auberge du Grand-Henri et où Laffemas s'était contenté d'entrer dans la salle commune de ladite auberge ; en cette matinée par conséquent, où le duc de Richelieu se préparait à tuer Cinq-Mars, tandis que Cinq-Mars courait après Capestang pour l’étriper, l’éventrer, le pourfendre, le mettre en capilotade – ce matin-là, Louis XIII, roi de France, de fort bonne heure, se préparait à aller chasser. On avait signalé de hâtifs passages de hérons au-dessus des bois de Meudon.

Le jeune roi, donc, se fit habiller par son valet de chambre de son costume de chasse : hauts-de-chausses en velours noir pourpoint de même étoffe sur laquelle tranchait la blancheur du col rabattu, ceinturon de cuir à boucle d’or supportant un poignard ou couteau, bottes en cuir noir dont les tiges souples enserraient les cuisses jusqu’au hauts-de-chausses, feutre de forme basse, orné d’une longue plume blanche et cavalièrement retroussé ; enfin, gants de peau qui remontaient très au-dessus des poignets et couvraient les manches du pourpoint.

Ainsi équipé, Louis XIII passa dans une vaste galerie dont les fenêtres donnaient sur la cour intérieure du Louvre. Il était simplement escorté de deux gentilshommes de service et de quelques pages. Dans la galerie, il n’y avait personne, sinon la garde d’honneur commandée par le sire de Vitry, capitaine des gardes. D’une voix retentissante, Vitry fit présenter les armes. Louis porta nonchalamment le pommeau de sa cravache au bord de son chapeau, et il continua de s’avancer dans la galerie solitaire. Pas de courtisans dans les antichambres ; pas de chefs militaires à costumes étincelants, pas de prélats s’inclinant sur le passage du roi. Il s’en allait seul, triste, mais hautain et déguisant son humiliation sous un masque de dédaigneuse indifférence. Il avait alors un peu plus de quinze ans.

Comme il allait sortir de la galerie, Louis XIII, tout à coup, tressaillit, redressa la tête, et se porta vivement vers l’une des fenêtres ouvertes : de la cour, une bouffée de bruits joyeux venait de monter jusqu’à lui ; murmure de voix animées, cliquetis d’éperons et d’épées ; une cinquantaine de gentilshommes parlant haut, riant, s’interpellant, somptueusement vêtus, éblouissante escorte de quelque roi cent fois plus riche et plus puissant que lui ! Ils étaient tous jeunes, beaux insolents, ils tourbillonnaient autour de leur maître qui s’avançait, calme, froid, orgueilleux, saluant à peine, comme s’il eût été le potentat à qui tout était dû, à qui tout appartenait... C'était Concini !

Et à son arrivée, le Louvre semblait s’éveiller. Des valets s’empressaient, couraient prévenir la reine, les gardes de la grande porte présentaient les armes ; des portes, à l’intérieur, s’ouvraient précipitamment.

"Le vrai roi de France !" murmura Louis XIII pâlissant.

Puis il se retourna, et alors il se vit en présence d’un homme de haute stature, la moustache grise, les cheveux noirs et rudes, l’œil étincelant sous les touffes épaisses des sourcils. Cet homme considérait le roi avec une pitié attendrie, presque paternelle.

"Bonjour, maréchal", dit Louis XIII.

C'était le maréchal d'Ornano, chef du bataillon des Corses.

"Dieu garde Votre Majesté, dit-il en s'inclinant. Je crois que le roi vient de prononcer d'étranges paroles.

— Quelles paroles, maréchal ?

— Vous avez dit, sire, vous avez dit en parlant de ce valet d’antichambre, de ce freluquet musqué, pommadé, frisé, de ce saltimbanque d’alcôve. Dieu me pardonne vous avez dit, sire : « Voici le vrai roi de France ! »

— Maréchal !

— Un mot, sire ! Un mot de vous ! Et je saisis le Concini au milieu de sa bande de mignons, et je l’empale sur la flèche de la Sainte-Chapelle !"

Le jeune roi devint très pâle. Son regard erra un instant de Concini qui s’engouffrait alors avec toute son étincelante escorte vers les appartements de la reine, à Ornano, qui, tranquille comme la statue de la force, attendait. Une seconde, les lèvres de Louis XIII s’agitèrent comme s’il allait donner l’ordre d’arrêter Concini. Mais tout à coup, il ploya les épaules, détourna la tête, et murmura :

"Adieu, maréchal, je m’en vais chasser à Meudon avec mes faucons."

Le maréchal d’Ornano pivota sur les talons et s’en alla, faisant sonner ses éperons sur le parquet de la grande galerie. Louis XIII, déjà, descendait en courant un escalier dérobé tandis que là-bas, Concini montait en tourbillon tapageur par le large et monumental escalier trop étroit pour lui et sa bande. Les yeux du jeune roi étincelaient. Ses lèvres se serraient. Un pli vertical creusait son front. Au bas de l’escalier il s’arrêta et, ce front rouge de honte, il le pressa à deux mains.

"Je suis trop jeune ! murmura-t-il. Trop petit, trop faible. Patience ... la force viendra et alors ..."

Un geste menaçant termina sa pensée. Il attendit là une minute pour composer son visage. Car le premier soin, le premier devoir des rois ou de ceux qui veulent gouverner les hommes, c’est d’apprendre à se faire des masques impénétrables. Alors il se dirigea vers la petite cour retirée où se trouvait la fauconnerie.

Là, un homme donnait des ordres, d'une voix métallique. Il tenait un jeune faucon sur son poing gauche, et, de la main droite, puisait dans une terrine de petits morceaux de viande qu'il présentait à l'oiseau. Cet homme aux yeux perçants, de taille élevée, d'allure élégante, la lèvre moqueuse, le nez crochu, cet homme, c'était le maître de la volerie du cabinet. Il s’appelait Charles d’Albert, et se faisait appeler Albert, duc de Luynes, parce qu’il avait hérité d’un vague parent une petite métairie qui portait ce nom. Un instant Louis XIII examina en connaisseur le travail auquel se livrait son maître de la volerie. Puis il s’approcha.

"Que lui donnes-tu là ? fit-il. De la viande lavée ?

— Sire, je vous présente mes humbles hommages, fit Luynes en se retournant et en s’inclinant. De la viande lavée ! Non, sire ! Voyez, cet oiseau ne perche pas encore. La viande lavée lui donnerait la maladie. Elle est bonne seulement pour les faucons… Quand Votre Majesté voudra, tout est prêt pour la chasse, ajouta-t-il en remettant le fauconneau à un valet.

— La chasse ! Toujours la chasse ! Voilà le seul plaisir qu'on me tolère ! fit le roi avec un soupir.

— Eh ! sire, votre pédagogue ne vous a-t-il pas fait lire dans Platon que la chasse est l’école des vertus guerrières ? s’écria Albert de Luynes avec une étrange familiarité. Je vais plus loin que cet illustre philosophe et je soutiens que la chasse est l’école des vertus royales. Henri IV était un roi chasseur. Ah ! c’était un rude chasseur, sire ! Ventre-saint-gris ! comme disait votre illustre père. Quelles randonnées à travers la France ! Quels coups d’estoc et de taille ! On n’entendait que le bruit des arquebusades, le gibier éperdu, fuyait, courait, revenait pour le découdre, mais lui le traquait, le forçait, lui enfonçait l’épieu jusqu’au fond de la gueule, et, finalement, il entrait à Notre-Dame pour saler la bête abattue, puis au Louvre pour la manger à la sauce qui lui conviendrait !"

Louis XIII accoté au mur palpitait. Ses yeux fulguraient. Ardemment, il murmurait :

"Oh ! la belle épopée !

— Vous voulez dire la belle chasse ! claironna Luynes dont les narines frémissaient et qui était superbe en cette minute. Il y a chasse, et chasse, mordieu ! Vous allez voir le héron piquer droit dans le ciel, très haut et se perdre au fond de l’azur infini. Qui peut l’atteindre là ? Quelle flèche ? Quelle balle ? Attends un peu, héron, mon ami, je vais t’apprendre qu’un roi, je veux dire un chasseur, peut monter plus haut que toi ! Et voici le faucon parti ! Le faucon, c’est le bec du roi ! Le faucon s’élance. Il pousse son cri perçant, son cri de guerre : « Vive le roi ! » Le héron l’entend, et il se sait perdu, car il se dit : « Voici l’envoyé du roi ! » Le faucon fond sur lui et l’attaque à coups redoublés. « Vive le roi ! » Bientôt les ailes du héron se replient et il tombe, il tournoie, il glisse du haut des airs, le faucon attaché à lui, et, quand il est à terre, il meurt en disant : « C’est bien fait. Ça m’apprendra à voler trop haut ! – Vive le roi ! » répond le faucon. Sire, regardez autour de vous. Il n’y a que faucons prêts à s’élancer. Où sont les hérons ? Dites, sire ?

— Tais-toi ! Tais-toi !" haleta Louis XIII en se couvrant les yeux d’une main, comme s’il eût été ébloui de ce que Luynes lui faisait entrevoir.

Et les paroles du formidable Ornano grondaient dans ses oreilles : "Un mot, sire ! et j’empoigne le Concini pour l’empaler sur la flèche de la Sainte-Chapelle !"

"Il y a chasse, et chasse, continua Luynes avec un rire terrible. Peut-être votre Majesté préfère-t-elle la chasse à courre ? Moi aussi, alors ! Daguet ou vieux dix-cors, ça m'est égal ! Nous détournons l’animal, nous lançons les limiers, et la meute suit ! Oui, oui, tu peux ruser, tourner, détourner, retourner, voici le bien-aller qui sonne ! Ah ! te voici hallali ! Bon ! Attention, sire ! La dague au poing, droit à l’animal, un bon coup dans le poitrail, et c’est fait ! Et si vous ne voulez daguer vous-même, voici vos piqueurs. Où est l’animal sire ? Quand faut-il découpler les limiers ? Dites, sire !"

A ce moment, une corneille passa au-dessus de leurs têtes en jetant son cri aigre. Comme s’il eût été heureux de saisir l’occasion de ne pas répondre, Louis XIII leva la tête et considéra attentivement le vol lourd de l’oiseau qui s’élevait vers les toits du Louvre.

"Tenez, sire !" fit Luynes qui, haussant les épaules, présenta au roi une arquebuse toute chargée.

Le jeune roi visa rapidement. La détonation éclata. La corneille tomba tout droit et vint s'abattre sur un pavé aux pieds de Luynes, qui, vraiment émerveillé, s'écria :

"Sire, l'histoire vous appellera Louis-le-Juste !"

Un sourire d’orgueil illumina le front du jeune roi. Il saisit Luynes par le bras et gronda :

"Tu vois que quand j’aurai décidé d’abattre l’animal, je n’aurai besoin ni de limiers, ni de piqueurs. Maintenant, à cheval, et en chasse !"