Le Château des cœurs/Dixième Tableau
DIXIÈME TABLEAU.
Un beau parc dans les environs de Paris, chez le banquier Kloekher. Des deux côtés de la scène il y a de grands arbres. — Au fond un petit mur soutenant une terrasse, avec un escalier de pierre au milieu. Sur chaque marche de l’escalier, aux deux bouts, un vase de fleurs. D’autres vases sont alignés sur la dalle du mur. Au delà, on aperçoit la campagne avec Paris dans l’éloignement. Le milieu de la scène se trouve occupé par une pelouse de gazon.
Scène première.
C’est le soir. Au lever du rideau les invités arrivent par la gauche et se répandent sur la scène, Mme Kloekher donnant le bras à Alfred. Bouvignard se précipite à droite, seul, à l’écart, et tire de sa poche une petite cruche de faïence, enveloppée dans son mouchoir, qu’il découvre et se met à contempler.
Enfin, ici on respire ! car cette fête du pays, avec ses trompettes et sa grosse caisse, nous a ennuyés si fort durant le dîner…
Ah ! voilà le jour qu’on choisit pour recevoir ses amis, Messieurs les gens du peuple s’amusent !
Si au moins dans leurs divertissements ils respectaient la morale !
Puis, ils viendront crier misère à la porte de notre usine…
Et il faudra les recevoir dans les hôpitaux, ou l’on perd à les soigner un temps…
Et dire que de vieux camarades comme nous ont été sur le point de se fâcher, mon pauvre Kloekher !
Comment sur le point ? Nous étions furieux !
Ha ! ha !
À propos de quoi, je vous le demande ? Pour ce petit monsieur Paul.
L’intrigant !
Un fou !…
Un véritable drôle !
Sait-on au moins ce qu’il est devenu ?
Non ! Sombré.
Vous ne pleurez pas, Onésime, vous, son ami ?
Moi, Madame ! jamais de la vie, je vous jure.
C’eut été fort beau, cependant, que de le voir, la semaine prochaine, à vos côtés, comme témoin de votre mariage.
Eh ! mon Dieu, ne causons plus de ce misérable ! Si nous faisions quelques pas, Letourneux, hein, pour régler les bases de notre opération !…
Avec plaisir !
du haut en bas de la scène.
On la dit une excellente personne, votre fiancée ?
Elle n’est point d’une beauté… extraordinaire. Mais… il y a d’autres avantages.
Qu’a-t-il donc, Bouvignard ? Il semble absorbé dans une contemplation…
Vous qui êtes artiste, examinez-moi cela ! Quels filets ! quel émail !
Prenez garde ! Non ! Je vais vous le démonter moi-même.
Bouvignard, Onésime et Macaret restent debout à examiner le pot que Bouvignard leur montre sur toutes les faces. Mme Kloekher est assise sur le banc, à gauche, avec Alfred. Letourneux et Kloekher se promènent de haut en bas.
Ainsi c’est convenu ? je recevrai pour samedi mon invitation chez Mme la comtesse de Trémanville ?
Et pour tous ses autres samedis.
Ma tante s’est fait prier, je vous l’avoue. La différence des mondes, des quartiers, je veux dire…
Attrape, ma petite bourgeoise !
Oh ! merci ! il ne faudra plus me faire de terreurs, comme l’autre jour.
Non ! non ! bien sûr ! C’est que j’avais perdu la tête, à propos de rien ; tout s’est arrangé. Je vous adore, Ernestine !
Vous lui parlerez de moi, n’est-ce pas, comme d’un homme entièrement à lui, prêt à toutes les démarches, et auquel il pourrait, dans son intérêt même, confier ses affaires… les plus capitales.
Sans doute, mon ami !
Si elle ne s’y met pas, dans huit jours la Belgique !
Et vous avez acheté cela… ?
Quatre-vingts francs ! — pas un sou de plus, — ici dans un cabaret, à côté !
Encore ! mais c’est intolérable, monsieur Kloekher ; il faudrait se plaindre à l’autorité.
et comme le brouhaha d’une foule.
Scène II.
Savez-vous qu’il y a là sur la place, au milieu des boutiques, quelque chose de fort original, d’extraordinaire, une chose très amusante, ma parole ! J’ai vu bien des saltimbanques, mais aucun de pareil à celui-là. Un homme qui vend des cœurs pour un sou !
Ce n’est pas cher !
Oh ! non, mais curieux.
On ferait peut-être bien de voir… Qui sait ?
Quand ce ne serait que pour entendre le boniment.
Ces gaillards-là, quelquefois, vous ont une verve !…
Je ne sais si je dois ?… Est-ce un homme que l’on puisse faire venir, docteur ?
Oh ! pour vous, certainement non, belle dame ; il n’en est nul besoin. Mais, quant à nous autres, à qui vous avez pris tous nos cœurs…
Bah !… à la campagne !… Je vais l’appeler !
Bien !… Bravo !… c’est une idée !
en faisant un signe à droite.
Entrez ! — Je me suis permis, en qualité de médecin, de vous donner cette petite surprise, Mesdames.
Scène III.
Ils s’arrêtent, au milieu, sur le gazon. Dominique place le sac sur le pliant.
Oh ! ça va être gentil ! Ça m’amuse déjà, moi ; j’aime les escamoteurs.
Vous faut-il une table pour exécuter vos tours ?
Merci, Madame, je ne fais pas de tours. Ma mission est plus haute. C’est votre amélioration morale, votre salut que je demande. Je suis chargé par les Fées de vous remettre vos cœurs.
Comment, nos cœurs ?
Il est poli, le Nostradamus !
Eh ! il ne s’agit pas de politesse ; je parle sérieusement, croyez-moi.
Très drôle ! très drôle !
Quand je vous disais qu’il est parfait !
le sac plein de bonbons dorés.
Eh bien ! Messieurs, qui vous empêche… ? Voyons Mesdames, un peu de courage !… C’est joli, sucré, hygiénique !
II s’exprime en bons termes, ce Chinois, qui vient de Paris.
Non, Monsieur, nous arrivons de Pipempohé… (caressant sa moustache) où la sultane nous a fait les offres les plus avantageuses !
Pipempohé !… la sultane !…
Oui ! et c’est ensuite que je les ai conquis moi-même dans la forteresse des Gnomes.
Les Gnomes !… Il est d’un sérieux !…
Laissez-le donc continuer.
Mais j’ai fini !… Je vous répète encore une fois que je dois, d’après l’ordre des Fées, vous remettre vos cœurs !
Des cœurs ! des cœurs ! des cœurs ! prenez des cœurs !
Tais-toi !
Ah ! c’est dans votre intérêt, je vous le jure. Prenez ! Hâtez-vous !
Cela se mange ?
N’y touchez pas ! Quelque drogue, sans doute.
Tant pis ! Je me risque !… Allons, père Bouvignard, je vous en paye un ! — Faites comme moi !
comme Bouvignard.
Ces artistes !… toujours singuliers !
Il faut bien que je donne l’exemple aussi, moi qui l’ai amené, ce farceur-là.
Malheureux ! Où est-elle ?
Qui donc ?
Clémence !
Y pensez-vous ? devant le monde !… Votre mariage !…
Plus de mariage !
Clémence ! Clémence !
Mais quelle stupidité que de prodiguer son argent à de pareils bibelots !
Ah ! ça soulage !… et je vais vendre toute ma collection pour doter ma fille !
Pour l’achat du terrain, un million, je le donne ! — Et, quant au reste, avec des souscriptions particulières et en s’adressant au gouvernement, j’arriverai à fonder mon hôpital !
Oui, Messieurs, j’y consacrerai ma fortune, mon temps, ma science, tous mes efforts. Les services seront dirigés par de véritables savants ; les salles tapissées en aubusson, les lits en acajou. Je veux, diable m’emporte !…
Eh bien ! eh bien !…
Il y a là dedans quelque chose qui monte au cerveau.
Prenez donc !… Je ne les vends plus, je les donne !
À ce prix-là… D’ailleurs je ne vois pas l’intérêt qu’il aurait…
Et vous, Monsieur, auriez-vous peur, quand les autres… ?
Moi ! peur !… Allons donc ! J’en demande deux !
Vous aussi ?…
Mais c’est excellent ! plus sucré que du miel et suave comme un baiser ! Partagez enfin la passion qui me torture ! Quoi que j’aie pu dire, elle est nouvelle. Quittons cette horrible existence ! Fuyons bien loin sur quelque plage inconnue, au fond des bois, dans un désert ! n’importe où, pourvu que nous soyons seuls tous les deux à savourer le bonheur de vous chérir.
et vient prendre le bras de son mari, affectueusement.
Alphonse, mon ami ?
Hein ? Quoi ?
Ce monde m’ennuie… nous sommes si bien dans notre petite intimité… Je t’aime !
Ma femme qui m’aime, maintenant !… Elle a perdu la tête !
Oh ! oh ! mon Dieu !… Oh ! oh ! mon Dieu !… Oh ! oh !…
Qu’avez-vous donc, vous ?
Oh ! oh !… tant de jours perdus !… Oh ! oh !… comme Titus !
Ça va bien !
Non !… Comme il en reste ! Dominique !
Allons ! Allons donc !
Eh ! la farce est trop longue !… le monde en a assez… Laissez-nous !
Vous n’en avez pas, vous, Alphonse-Jean-Baptiste-Isidore Kloekher !
Insolent ! Qui t’as dit mes noms ?
Je les sais !
À la porte ! À la porte !
Pas avant que tu n’aies pris ce cœur.
Moi !
Je vous en conjure !
Mais c’est une indignité !
Je te l’ordonne !
De quel droit ?
Paul, sans lui répondre, arrache d’un seul mouvement sa barbe et ses cheveux blancs, ainsi que sa longue robe de velours noir. Kloekher lève les bras, épouvanté, comme à la vue d’un spectre, en s’écriant :
Lui !
et le lui montrant, avec une voix douce.
Monsieur Paul !
Paul de Damvilliers !…
Ah ! la bonne surprise !
Cet excellent jeune homme !
Cher ami !
Mon Dieu !… tout le monde pour lui !… S’il allait parler !…
Je veux bien.
Allons donc !
Tiens ! tiens !… Mais… qu’est-ce que j’ai donc ?… Ah ! j’oubliais ! Ces pauvres gens que j’ai fait avant-hier enfermer à Clichy.
François…
Pierre, délivrez-les. Qu’on y coure !
Mon ami !
Et ce brave inventeur à qui j’ai refusé… vingt mille francs tout de suite ! Nous verrons après ! mon caissier !
Mais vous n’y pensez pas, Kloekher.
Laissez-moi, vous !
Je suis heureux… oui, — écoutez tous ! — heureux de vous avoir là, réunis, pour être témoins d’un acte de… haute justice… non !… (Bas.) de confiance ! Il s’agit d’une restitution ! — qu’est-ce que je dis donc là ? — d’un dépôt sacré !…
Imbécile !… oui, tant pis !… je dis bien !… sa… sa… sacré !
Je ne suis pas venu pour cela, Monsieur !
N’importe, jeune homme ! Je profite de l’occasion. C’est un fardeau qu’on m’enlève, et, dès ce soir… (lui serrant la main) pas plus tard !
Ah ! comme ça fait plaisir d’entendre cette gaieté populaire ! Eh ! ce serait doubler notre bonheur que de le partager avec eux. Les pauvres gens ! ils n’ont pas déjà tant de joie tout le long de l’année !…
Débouchez le champagne ! Qu’on les fasse entrer ! Ouvrez tout !… Ah ! le beau jour !…
Je vois la vie en rose !… Quel beau jour !
Scène IV.
Vive monsieur Kloekher ! Vive monsieur Kloekher !
Mon cœur déborde !
Ah ! ah ! bien touchant ! bien touchant !
Dépêchez-vous ! Suivez la foule ! Enlevez le reste !
La multitude tourbillonne autour de Paul et de Dominique. — Trois valets, en grande livrée, apportent des paniers pleins de vin de Champagne. — Kloekher en fait sauter le bouchon, et, suivi par un Domestique, il se précipite de groupe en groupe et verse à boire.
Sablez ! sablez ! sablez !
Le décor, tout rose maintenant, s’éclaire de plus en plus, jusqu’à la fin du tableau. Des fleurs lumineuses, pareilles à de grandes tulipes et à des tournesols, s’épanouissent dans les arbres. Les raisins d’une vigne, serpentant autour d’un chêne, deviennent des grenats ; les feuilles d’un tremble se changent en argent ; et tous les arbres et tous les arbustes, selon leur essence particulière, prennent différents feuillages en pierres précieuses. Tout le monde s’embrasse, saute de joie, applaudit. Le père et la mère Thomas envoient des baisers à leur fils.
Eh bien ! Tout est fini, mon bon maître, plus rien dans le sac ! Amusons-nous, comme les autres.
et le tenant entre ses doigts.
Mais il y en a encore un, Dominique !
Ah ! ce ne sera pas long ! ça me connaît !
Vous, là-bas, Monsieur ?
J’en ai pris !
Et vous, Madame ?
Moi aussi !
Voyons !… le dernier !
Nous en avons tous.
Tous ! tous !
Mais ce serait épouvantable ! C’est impossible !
qui peu à peu grossit démesurément.
Maître ! maître ! comme il grandit !… comme il s’enfle !
et lui frappant sur l’épaule.
Vous voudriez bien me le faire gober, celui-là ?
Oui, oui !… Pardon pour ce que je vous ai fait.
Prenez-le ! C’est la paix de la conscience, le pouvoir du bien, l’intelligence de tout ce qui est beau ; le moyen de comprendre à la fois l’humanité, la nature et Dieu !
Mais qui êtes-vous donc, pour rester insensible dans l’allégresse de tous ? Dans quelle pierre êtes-vous taillé ? Vous n’avez donc jamais aimé quelque chose, quelqu’un ? Vous n’avez donc rêvé jamais au bonheur de la posséder, au désespoir de le perdre ? Ah ! s’il ne fallait, pour vous convaincre, que verser mon sang, retourner à l’autre bout du monde, vous servir en esclave ! Un peu de pitié ! grâce ! attendrissez-vous !… Prenez-le !
Merci, ça gêne trop !
Adieu, Jeanne !… Oh ! je suis maudit !… Je t’ai perdue !…
Le petit mur de la terrasse s’est levé, et l’escalier, devenu d’argent, a grandi. De chacun des vases de fleurs posés sur les marches est sortie une femme. Elles étendent leurs bras sur les épaules les unes des autres, de sorte que l’escalier semble avoir pour rampe une longue file de femmes vêtues de perles. On distingue en haut, enveloppée dans les nuages et sous les teintes laiteuses d’un clair de lune, la base du palais des Fées, couleur de nacre. Jeanne est en avant, sur la plate-forme, au sommet de l’escalier. — Paul, en se retournant pour suivre du regard Letourneux qui s’éloigne, l’aperçoit, s’écrie :
Jeanne !…
Je n’ose avancer, ô Reine ! ma mission n’est pas finie. J’ai laissé le mal sur la terre.
Il lui en faut toujours un peu ! Tu n’en as pas moins mérité la récompense. Soyez heureux dans l’immortalité.
sur la première marche de l’escalier.
Eh bien ! et moi ? et moi ? qu’est-ce que je vais devenir avec cette charge-là ?
Valet de cœur, surveille ceux qui trichent, console ceux qui perdent !
Dominique est changé en valet de cœur. — Le cœur se place dans l’air, à sa gauche, sur un carré blanc, fait à sa taille, et qui lui sert de fond, tandis qu’une longue banderole se déploie dans les airs, portant, écrits en lettres lumineuses, ces mots :
ON N’A RIEN À DIRE !