Le Château des cœurs/Dixième Tableau

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Le Château des cœurs
ThéâtreLouis Conard (p. 332-350).

DIXIÈME TABLEAU.

LA FÊTE DU PAYS.

Un beau parc dans les environs de Paris, chez le banquier Kloekher. Des deux côtés de la scène il y a de grands arbres. — Au fond un petit mur soutenant une terrasse, avec un escalier de pierre au milieu. Sur chaque marche de l’escalier, aux deux bouts, un vase de fleurs. D’autres vases sont alignés sur la dalle du mur. Au delà, on aperçoit la campagne avec Paris dans l’éloignement. Le milieu de la scène se trouve occupé par une pelouse de gazon.



Scène première.

M. ET Mme KLOEKHER, LETOURNEUX, Alfred de CISY, Onésime DUBOIS, MACARET, COLOMBEL, BOUVIGNARD, Invités, Messieurs et Dames, tous en élégants costumes d’été.

C’est le soir. Au lever du rideau les invités arrivent par la gauche et se répandent sur la scène, Mme Kloekher donnant le bras à Alfred. Bouvignard se précipite à droite, seul, à l’écart, et tire de sa poche une petite cruche de faïence, enveloppée dans son mouchoir, qu’il découvre et se met à contempler.

Madame Kloekher, respirant largement.

Enfin, ici on respire ! car cette fête du pays, avec ses trompettes et sa grosse caisse, nous a ennuyés si fort durant le dîner…

Monsieur KLOEKHER.

Ah ! voilà le jour qu’on choisit pour recevoir ses amis, Messieurs les gens du peuple s’amusent !

Letourneux.

Si au moins dans leurs divertissements ils respectaient la morale !

Macaret.

Puis, ils viendront crier misère à la porte de notre usine…

Colombel.

Et il faudra les recevoir dans les hôpitaux, ou l’on perd à les soigner un temps…

Il sort.
Letourneux, gaiement.

Et dire que de vieux camarades comme nous ont été sur le point de se fâcher, mon pauvre Kloekher !

Kloekher.

Comment sur le point ? Nous étions furieux !

Il rit.

Ha ! ha !

Letourneux, riant.

À propos de quoi, je vous le demande ? Pour ce petit monsieur Paul.

Kloekher, avec une colère concentrée.

L’intrigant !

Alfred, haussant les épaules.

Un fou !…

Madame Kloekher.

Un véritable drôle !

Elle s’assoit sur le banc à gauche. Alfred se met près d’elle.
Kloekher.

Sait-on au moins ce qu’il est devenu ?

Alfred.

Non ! Sombré.

Madame Kloekher.

Vous ne pleurez pas, Onésime, vous, son ami ?

Onésime.

Moi, Madame ! jamais de la vie, je vous jure.

Madame Kloekher, riant.

C’eut été fort beau, cependant, que de le voir, la semaine prochaine, à vos côtés, comme témoin de votre mariage.

Kloekher.

Eh ! mon Dieu, ne causons plus de ce misérable ! Si nous faisions quelques pas, Letourneux, hein, pour régler les bases de notre opération !…

Letourneux.

Avec plaisir !

Letourneux et Kloekher se mettent à se promener
du haut en bas de la scène.
Madame Kloekher, à Onésime.

On la dit une excellente personne, votre fiancée ?

Onésime.

Elle n’est point d’une beauté… extraordinaire. Mais… il y a d’autres avantages.

Macaret, à Onésime.

Qu’a-t-il donc, Bouvignard ? Il semble absorbé dans une contemplation…

Ils vont à lui.
Bouvignard, à Onésime.

Vous qui êtes artiste, examinez-moi cela ! Quels filets ! quel émail !

Onésime veut prendre le pot.

Prenez garde ! Non ! Je vais vous le démonter moi-même.

Bouvignard, Onésime et Macaret restent debout à examiner le pot que Bouvignard leur montre sur toutes les faces. Mme Kloekher est assise sur le banc, à gauche, avec Alfred. Letourneux et Kloekher se promènent de haut en bas.

Madame Kloekher, à demi-voix.

Ainsi c’est convenu ? je recevrai pour samedi mon invitation chez Mme la comtesse de Trémanville ?

Alfred.

Et pour tous ses autres samedis.

Kloekher et Letourneux passent en gesticulant.

Ma tante s’est fait prier, je vous l’avoue. La différence des mondes, des quartiers, je veux dire…

À part.

Attrape, ma petite bourgeoise !

Madame Kloekher.

Oh ! merci ! il ne faudra plus me faire de terreurs, comme l’autre jour.

Alfred.

Non ! non ! bien sûr ! C’est que j’avais perdu la tête, à propos de rien ; tout s’est arrangé. Je vous adore, Ernestine !

Montrant Kloekher qui repasse.

Vous lui parlerez de moi, n’est-ce pas, comme d’un homme entièrement à lui, prêt à toutes les démarches, et auquel il pourrait, dans son intérêt même, confier ses affaires… les plus capitales.

Madame Kloekher.

Sans doute, mon ami !

Alfred, à part.

Si elle ne s’y met pas, dans huit jours la Belgique !

Macaret.

Et vous avez acheté cela… ?

Bouvignard.

Quatre-vingts francs ! — pas un sou de plus, — ici dans un cabaret, à côté !

On entend un bruit de trompettes et de grosse caisse.
Madame Kloekher, se levant.

Encore ! mais c’est intolérable, monsieur Kloekher ; il faudrait se plaindre à l’autorité.

Le bruit redouble ; il s’y mêle des cris d’enthousiasme
et comme le brouhaha d’une foule.

Scène II.

Les Précédents, COLOMBEL rentrant.
Colombel.

Savez-vous qu’il y a là sur la place, au milieu des boutiques, quelque chose de fort original, d’extraordinaire, une chose très amusante, ma parole ! J’ai vu bien des saltimbanques, mais aucun de pareil à celui-là. Un homme qui vend des cœurs pour un sou !

Alfred.

Ce n’est pas cher !

Une dame.

Oh ! non, mais curieux.

Un invité.

On ferait peut-être bien de voir… Qui sait ?

Un autre.

Quand ce ne serait que pour entendre le boniment.

Macaret.

Ces gaillards-là, quelquefois, vous ont une verve !…

Les invités entourent Mme Kloekher.
Madame Kloekher.

Je ne sais si je dois ?… Est-ce un homme que l’on puisse faire venir, docteur ?

Colombel.

Oh ! pour vous, certainement non, belle dame ; il n’en est nul besoin. Mais, quant à nous autres, à qui vous avez pris tous nos cœurs…

Kloekher, se disposant à sortir.

Bah !… à la campagne !… Je vais l’appeler !

Les invités.

Bien !… Bravo !… c’est une idée !

Colombel, remonte de quelques pas,
en faisant un signe à droite.

Entrez ! — Je me suis permis, en qualité de médecin, de vous donner cette petite surprise, Mesdames.


Scène III.

Les Précédents, PAUL, avec de longs cheveux blancs, une barbe blanche et une vaste robe de velours noir qui l’enveloppe complètement. DOMINIQUE le suit, habillé en Chinois, et portant sur son dos une grosse caisse et un sac de peau rouge, à la main un petit pliant..

Ils s’arrêtent, au milieu, sur le gazon. Dominique place le sac sur le pliant.

Les dames.

Oh ! ça va être gentil ! Ça m’amuse déjà, moi ; j’aime les escamoteurs.

Madame Kloekher.

Vous faut-il une table pour exécuter vos tours ?

Paul.

Merci, Madame, je ne fais pas de tours. Ma mission est plus haute. C’est votre amélioration morale, votre salut que je demande. Je suis chargé par les Fées de vous remettre vos cœurs.

Les invités.

Comment, nos cœurs ?

Alfred.

Il est poli, le Nostradamus !

Paul.

Eh ! il ne s’agit pas de politesse ; je parle sérieusement, croyez-moi.

Les invités, riant.

Très drôle ! très drôle !

Colombel, à Mme Kloekher.

Quand je vous disais qu’il est parfait !

Dominique, après avoir vidé sur le pliant
le sac plein de bonbons dorés.

Eh bien ! Messieurs, qui vous empêche… ? Voyons Mesdames, un peu de courage !… C’est joli, sucré, hygiénique !

Colombel.

II s’exprime en bons termes, ce Chinois, qui vient de Paris.

Dominique.

Non, Monsieur, nous arrivons de Pipempohé… (caressant sa moustache) où la sultane nous a fait les offres les plus avantageuses !

Les invités, riant.

Pipempohé !… la sultane !…

Paul.

Oui ! et c’est ensuite que je les ai conquis moi-même dans la forteresse des Gnomes.

Les invités.

Les Gnomes !… Il est d’un sérieux !…

Onésime.

Laissez-le donc continuer.

Paul.

Mais j’ai fini !… Je vous répète encore une fois que je dois, d’après l’ordre des Fées, vous remettre vos cœurs !

Dominique, tapant sur la grosse caisse à tour de bras.

Des cœurs ! des cœurs ! des cœurs ! prenez des cœurs !

Paul, l’arrêtant.

Tais-toi !

Joignant les mains d’un air suppliant.

Ah ! c’est dans votre intérêt, je vous le jure. Prenez ! Hâtez-vous !

Une dame, s’avançant.

Cela se mange ?

Madame Kloekher.

N’y touchez pas ! Quelque drogue, sans doute.

Onésime.

Tant pis ! Je me risque !… Allons, père Bouvignard, je vous en paye un ! — Faites comme moi !

Il donne une pièce de monnaie et se met à croquer un bonbon,
comme Bouvignard.
Une dame, à demi-voix.

Ces artistes !… toujours singuliers !

Colombel, tout en payant et prenant un cœur.

Il faut bien que je donne l’exemple aussi, moi qui l’ai amené, ce farceur-là.

Onésime, se frappant le front.

Malheureux ! Où est-elle ?

Madame Kloekher.

Qui donc ?

Onésime.

Clémence !

Madame Kloekher, bas.

Y pensez-vous ? devant le monde !… Votre mariage !…

Onésime.

Plus de mariage !

Il sort en criant.

Clémence ! Clémence !

Bouvignard, élevant la voix.

Mais quelle stupidité que de prodiguer son argent à de pareils bibelots !

Il jette son pot, qui se brise par terre.

Ah ! ça soulage !… et je vais vendre toute ma collection pour doter ma fille !

Colombel, se parlant à lui-même en se promenant.

Pour l’achat du terrain, un million, je le donne ! — Et, quant au reste, avec des souscriptions particulières et en s’adressant au gouvernement, j’arriverai à fonder mon hôpital !

Voyant qu’on le regarde.

Oui, Messieurs, j’y consacrerai ma fortune, mon temps, ma science, tous mes efforts. Les services seront dirigés par de véritables savants ; les salles tapissées en aubusson, les lits en acajou. Je veux, diable m’emporte !…

Les invités, surpris.

Eh bien ! eh bien !…

Letourneux.

Il y a là dedans quelque chose qui monte au cerveau.

Paul.

Prenez donc !… Je ne les vends plus, je les donne !

Macaret.

À ce prix-là… D’ailleurs je ne vois pas l’intérêt qu’il aurait…

Il avale un bonbon.
Paul, à Alfred.

Et vous, Monsieur, auriez-vous peur, quand les autres… ?

Alfred.

Moi ! peur !… Allons donc ! J’en demande deux !

Il en prend deux et en mange un.
Madame Kloekher.

Vous aussi ?…

Alfred, à voix basse.

Mais c’est excellent ! plus sucré que du miel et suave comme un baiser ! Partagez enfin la passion qui me torture ! Quoi que j’aie pu dire, elle est nouvelle. Quittons cette horrible existence ! Fuyons bien loin sur quelque plage inconnue, au fond des bois, dans un désert ! n’importe où, pourvu que nous soyons seuls tous les deux à savourer le bonheur de vous chérir.

Il porte le bonbon aux lèvres de Mme Kloekher, qui l’avale.
Madame Kloeker, aussitôt baisse son voile,
et vient prendre le bras de son mari, affectueusement.

Alphonse, mon ami ?

Kloekher.

Hein ? Quoi ?

Madame Kloekher.

Ce monde m’ennuie… nous sommes si bien dans notre petite intimité… Je t’aime !

Kloekher, à part.

Ma femme qui m’aime, maintenant !… Elle a perdu la tête !

Macaret, dans le coin de droite, sanglotant.

Oh ! oh ! mon Dieu !… Oh ! oh ! mon Dieu !… Oh ! oh !…

Kloekher.

Qu’avez-vous donc, vous ?

Macaret, sans lui répondre.

Oh ! oh !… tant de jours perdus !… Oh ! oh !… comme Titus !

Les invités, qui peu à peu ont pris des cœurs, s’empressent autour de Paul de plus en plus.
Dominique, bas à Paul.

Ça va bien !

Paul, bas.

Non !… Comme il en reste ! Dominique !

Dominique frappe sur sa caisse.
Paul, avec impatience.

Allons ! Allons donc !

Kloekher, irrité.

Eh ! la farce est trop longue !… le monde en a assez… Laissez-nous !

Paul.

Vous n’en avez pas, vous, Alphonse-Jean-Baptiste-Isidore Kloekher !

Kloekher.

Insolent ! Qui t’as dit mes noms ?

Paul.

Je les sais !

Kloekher et Letourneux.

À la porte ! À la porte !

Paul.

Pas avant que tu n’aies pris ce cœur.

Kloekher.

Moi !

Paul.

Je vous en conjure !

Kloekher.

Mais c’est une indignité !

Paul.

Je te l’ordonne !

Kloekher, reste quelque temps abasourdi, pâle de colère.

De quel droit ?

Paul, sans lui répondre, arrache d’un seul mouvement sa barbe et ses cheveux blancs, ainsi que sa longue robe de velours noir. Kloekher lève les bras, épouvanté, comme à la vue d’un spectre, en s’écriant :

Lui !

Madame Kloekher, pressant délicatement le bras de son mari,
et le lui montrant, avec une voix douce.

Monsieur Paul !

Letourneux, se mordant le pouce et détournant la tête.

Paul de Damvilliers !…

Une dame.

Ah ! la bonne surprise !

Colombel.

Cet excellent jeune homme !

Alfred, venant lui presser la main.

Cher ami !

Tous les invités viennent ou lui serrer la main ou l’entourer.
Kloekher, à part.

Mon Dieu !… tout le monde pour lui !… S’il allait parler !…

Étendant la main.

Je veux bien.

Il avale un cœur.
Dominique, à part.

Allons donc !

Kloekher, d’une voix entrecoupée.

Tiens ! tiens !… Mais… qu’est-ce que j’ai donc ?… Ah ! j’oubliais ! Ces pauvres gens que j’ai fait avant-hier enfermer à Clichy.

S’adressant à une dame.

François…

À un monsieur.

Pierre, délivrez-les. Qu’on y coure !

Letourneux, s’approchant avec inquiétude.

Mon ami !

Kloekher.

Et ce brave inventeur à qui j’ai refusé… vingt mille francs tout de suite ! Nous verrons après ! mon caissier !

Letourneux.

Mais vous n’y pensez pas, Kloekher.

Kloekher.

Laissez-moi, vous !

Letourneux fait un geste de stupéfaction et de pitié.

Je suis heureux… oui, — écoutez tous ! — heureux de vous avoir là, réunis, pour être témoins d’un acte de… haute justice… non !… (Bas.) de confiance ! Il s’agit d’une restitution ! — qu’est-ce que je dis donc là ? — d’un dépôt sacré !…

Se frappant la poitrine à deux poings.

Imbécile !… oui, tant pis !… je dis bien !… sa… sa… sacré !

Paul, fièrement.

Je ne suis pas venu pour cela, Monsieur !

Kloekher.

N’importe, jeune homme ! Je profite de l’occasion. C’est un fardeau qu’on m’enlève, et, dès ce soir… (lui serrant la main) pas plus tard !

Le bruit de la fête villageoise redouble au dehors.

Ah ! comme ça fait plaisir d’entendre cette gaieté populaire ! Eh ! ce serait doubler notre bonheur que de le partager avec eux. Les pauvres gens ! ils n’ont pas déjà tant de joie tout le long de l’année !…

Criant.

Débouchez le champagne ! Qu’on les fasse entrer ! Ouvrez tout !… Ah ! le beau jour !…

Tout le décor s’éclaire en rose.

Je vois la vie en rose !… Quel beau jour !


Scène IV.

Les Précédents, un flot de peuple où se trouve le Cabaretier, le père et la mère THOMAS.
La foule, criant.

Vive monsieur Kloekher ! Vive monsieur Kloekher !

Kloekher, à part.

Mon cœur déborde !

Macaret, dans son coin, sanglotant.

Ah ! ah ! bien touchant ! bien touchant !

Dominique, tapant sur la caisse.

Dépêchez-vous ! Suivez la foule ! Enlevez le reste !

La multitude tourbillonne autour de Paul et de Dominique. — Trois valets, en grande livrée, apportent des paniers pleins de vin de Champagne. — Kloekher en fait sauter le bouchon, et, suivi par un Domestique, il se précipite de groupe en groupe et verse à boire.

Kloekher.

Sablez ! sablez ! sablez !

Le décor, tout rose maintenant, s’éclaire de plus en plus, jusqu’à la fin du tableau. Des fleurs lumineuses, pareilles à de grandes tulipes et à des tournesols, s’épanouissent dans les arbres. Les raisins d’une vigne, serpentant autour d’un chêne, deviennent des grenats ; les feuilles d’un tremble se changent en argent ; et tous les arbres et tous les arbustes, selon leur essence particulière, prennent différents feuillages en pierres précieuses. Tout le monde s’embrasse, saute de joie, applaudit. Le père et la mère Thomas envoient des baisers à leur fils.

Dominique, à Paul.

Eh bien ! Tout est fini, mon bon maître, plus rien dans le sac ! Amusons-nous, comme les autres.

Paul, lentement et bas, en prenant sur le pliant un cœur
et le tenant entre ses doigts.

Mais il y en a encore un, Dominique !

Dominique, le lui prenant vivement.

Ah ! ce ne sera pas long ! ça me connaît !

À un monsieur.

Vous, là-bas, Monsieur ?

Le monsieur.

J’en ai pris !

Dominique, à une dame.

Et vous, Madame ?

La dame.

Moi aussi !

Dominique.

Voyons !… le dernier !

Une personne.

Nous en avons tous.

La foule.

Tous ! tous !

Paul, à demi-voix.

Mais ce serait épouvantable ! C’est impossible !

Dominique, bas et d’une voix effrayée, en montrant le cœur,
qui peu à peu grossit démesurément.

Maître ! maître ! comme il grandit !… comme il s’enfle !

Letourneux, survenant tout à coup derrière Paul
et lui frappant sur l’épaule.

Vous voudriez bien me le faire gober, celui-là ?

Paul.

Oui, oui !… Pardon pour ce que je vous ai fait.

Montrant le cœur.

Prenez-le ! C’est la paix de la conscience, le pouvoir du bien, l’intelligence de tout ce qui est beau ; le moyen de comprendre à la fois l’humanité, la nature et Dieu !

Letourneux sourit ironiquement, sans bouger.

Mais qui êtes-vous donc, pour rester insensible dans l’allégresse de tous ? Dans quelle pierre êtes-vous taillé ? Vous n’avez donc jamais aimé quelque chose, quelqu’un ? Vous n’avez donc rêvé jamais au bonheur de la posséder, au désespoir de le perdre ? Ah ! s’il ne fallait, pour vous convaincre, que verser mon sang, retourner à l’autre bout du monde, vous servir en esclave ! Un peu de pitié ! grâce ! attendrissez-vous !… Prenez-le !

Letourneux.

Merci, ça gêne trop !

Paul.

Adieu, Jeanne !… Oh ! je suis maudit !… Je t’ai perdue !…

Le petit mur de la terrasse s’est levé, et l’escalier, devenu d’argent, a grandi. De chacun des vases de fleurs posés sur les marches est sortie une femme. Elles étendent leurs bras sur les épaules les unes des autres, de sorte que l’escalier semble avoir pour rampe une longue file de femmes vêtues de perles. On distingue en haut, enveloppée dans les nuages et sous les teintes laiteuses d’un clair de lune, la base du palais des Fées, couleur de nacre. Jeanne est en avant, sur la plate-forme, au sommet de l’escalier. — Paul, en se retournant pour suivre du regard Letourneux qui s’éloigne, l’aperçoit, s’écrie :

Jeanne !…

et escalade, en courant l’escalier. — Pendant qu’il monte, son habillement disparaît pour un costume d’apothéose, tout en blanc, long manteau. Chaque marche, à mesure qu’il monte, exhale un son d’harmonica : succession de toutes les notes de la gamme. — Au moment où il va ouvrir les bras pour serrer Jeanne, la Reine des Fées apparaît auprès d’elle, avec toutes les Fées, qui sont un peu en arrière, à sa droite et à sa gauche ; sur le péristyle du temple, lequel est maintenant plus éclairé, Paul s’arrête et recule.

Je n’ose avancer, ô Reine ! ma mission n’est pas finie. J’ai laissé le mal sur la terre.

La Reine.

Il lui en faut toujours un peu ! Tu n’en as pas moins mérité la récompense. Soyez heureux dans l’immortalité.

Dominique, tenant le cœur dans ses mains et le pied
sur la première marche de l’escalier.

Eh bien ! et moi ? et moi ? qu’est-ce que je vais devenir avec cette charge-là ?

La Reine.

Valet de cœur, surveille ceux qui trichent, console ceux qui perdent !

Dominique est changé en valet de cœur. — Le cœur se place dans l’air, à sa gauche, sur un carré blanc, fait à sa taille, et qui lui sert de fond, tandis qu’une longue banderole se déploie dans les airs, portant, écrits en lettres lumineuses, ces mots :

LA VERTU ÉTANT RÉCOMPENSÉE,
ON N’A RIEN À DIRE !