Le Chant de la Bohême

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LE CHANT DE LA BOHÊME.




à mon ami alexandre guérin.


I

La poésie au cœur et la harpe à l’épaule,
Libres comme l’éclair dont s’embrase le pôle ;
Nous marchons sous le grand ciel bleu.
Appuyant notre main sur un bâton de saule,
En chantant l’avenir et Dieu.

De notre vie, amis, voilà le beau poëme ;
Vive la poésie et vive la Bohême !
II
Nous aimons Beethoven, Shakspeare et Véronèse,
Et les grands boulevards où l’on dort à son aise
Au doux soleil des nuits d’été ;
Nos jours splendides comme une nuit javanaise
Vivent d’art et de liberté.
III
Comme les anciens rois, de longues chevelures
Déroulent sur nos cous leurs brunes annelures ;
Nous n’avons pas de haine au cœur ;
Vivant seuls bien souvent, nous avons nos allures
Et nous gardons notre vigueur.
IV
Les murs de nos salons sont riches en lézardes ;
La misère souvent s’assied dans nos mansardes ;

— Quand je dis souvent, c’est toujours ! —
Et la faim sur nos fronts met des teintes blafardes
Au fond de nos sombres séjours.
V
Mais nous avons pour nous l’art et la poésie,
Cieux d’azur et de lune où l’âme s’extasie ;
Nous avons Shakspeare et Mozart :
Dans nos rêves souvent nous buvons l’ambroisie,
Et notre espoir c’est le hasard !
VI
Nous ne connaissons pas les ennuis des richesses ;
Sur nous tombent pourtant les beaux yeux des duchesses,
Nous, des loisirs gais vendangeurs !
Nous n’avons vu de l’or, dans nos folles ivresses,
Qu’aux étalages des changeurs.
VII
Quand on a le soleil, à quoi servent les lustres ?
Dans quarante ans d’ici nous serons tous illustres,

Et notre front reste joyeux :
Aucun de nous encor n’a dépassé six lustres,
Et nous avons la flamme aux yeux.
VIII
Nous sommes les seuls rois qu’aiment les républiques ;
Nous ne trônons jamais sur les places publiques :
Parfois nous y dormons l’été.
Nous n’adressons jamais ni placets ni suppliques,
Car nous avons la liberté !

De notre vie, amis, voilà le beau poëme ;
Vive la poésie et vive la Bohême !