Le Chemin de Buenos-Aires/XXV

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 221-231).

XXV

PROPOS AMERS D’UN ANCIEN AU COURS D’UNE SOIRÉE INTIME

Ce soir j’étais invité à dîner en famille.

Il y aurait une Galline, son homme, un vieil ami, la portière et moi.

La chose se passerait dans la casita.

J’attendais mon hôte, Ideal Bar.

C’était Lu-Lu, Lucien Carlet, le passager de Bilbao, l’une de mes plus anciennes relations. J’aurais pu tourner dix ans autour de l’Amérique du Sud, entrer par Panama, sortir par Magellan, je n’eusse rencontré plus sympathique compagnon.

Quand on a vécu quarante jours côte à côte, dont vingt-quatre de mer, on doit se connaître et l’on peut s’apprécier.

On était d’ailleurs devenus amis. J’espère qu’on le demeurera.

Il arriva, ses yeux toujours aussi bleus que la Méditerranée, ce qui me changea des eaux sales du Rio de la Plata.

Nous causâmes de nos petites affaires. Il n’avait pas encore « casé » la nouvelle, la passagère de Bilbao. Il ne lui trouvait que des places « indignes ». La mettre à la Boca ? jamais ! En faire une femme d’appartement ? Elle ne parlait pas encore l’espagnol. Aucune casita de libre dans un quartier convenable. L’employer « aux remplacements » ? Elle en avait déjà fait un avant-hier. Ce n’était que transitoire. Le mieux serait l’envoi au campo, à Rosario. Elle apprendrait la langue. On verrait après. Il me demanda mon avis.

— Que préfère-t-elle ?

— Ce que je déciderai.

Je fus sans avis.

Le cartel de l’Ideal Bar sonna huit heures.

— Il faut s’en aller ! La bourgeoise ne serait pas contente si nous laissions brûler son dîner. Elle doit vous avoir en sympathie, elle y travaille depuis hier soir.

— Alors, on va manger de la ratatouille ?

Taxi. Vitesse. Belgrano. Nous y sommes.

Dring ! La portière s’empresse. Le vieil ami est là, dans le patio.

— Et Madame ?

— Occupée.

— J’avais dit de fermer à sept heures. Qui surveille la cuisine ?

— Soyez tranquille, elle s’en occupe. Elle ne fait que courir, entre temps.

Ce dîner confectionné entre temps eût excité le plus lamentable appétit.

— Faites vider la maison !

— Il n’en reste plus qu’un !

Il dut sortir. J’en demande pardon à ce malheureux ! Le précédent était encore avec madame et le dîner brûlait peut-être ?

Je me mis à me promener avec autorité. Je n’étais pas fâché, pour une fois, de faire le propriétaire dans l’une de ces maisons où mes plus hautes espérances ne m’avaient jamais fait entrevoir qu’un rôle de locataire !

Madame sortit de la chambre en coup de vent et courut à son fourneau.

L’intrus apparut. Je le toisai comme s’il eût été chez moi. Il s’en alla rapidement.

— Mettez le verrou ! cria Lulu.

Je répétai à la portière : Mettez le verrou ! Enfin ! on était entre soi !


Ô métamorphose des maisons d’amour vues à l’envers. Tout est ordre, santé et bourgeoisie. Le vieil ami scie du bois dans la cour, la portière lit le feuilleton du Petit Provençal. Lulu débouche les bouteilles en chantant : Les Montagnards ! Les Montagnards sont là ! Madame saute d’une queue de casserole à une autre queue de casserole. Un chien policier va de l’un à l’autre, léchant ces mains qui sont bonnes pour lui. L’honnête vie d’intérieur !

Retraversant la cour, madame embrasse Lulu sur les deux joues. Deux bons baisers qui pourraient se donner devant des enfants.

— Passe ta robe noire !

— Bien sûr ! Je ne vais pas me mettre à table avec mon peignoir de travail !


Le dîner est bon.

Je suis à la droite de madame. Madame est très gracieuse. Sur ses cartes de publicité son nom est Solange. Dans l’intimité : Marie.

Je ne l’avais revue depuis le soir du Mihanovitch, quand elle allait à Montevideo chercher l’autre femme de son « mari ».

— Je la trouve trop bien ! dit-elle.

— Madame Marie, fait l’ancien, vous savez que vous êtes la première.

— En tout cas, Lulu, je ne veux plus que tu lui prêtes mes affaires.

Pour le remplacement dont il fut question, Lulu avait emprunté du linge à sa femme.

— Ma chemise, mon peignoir, ma même couleur de cheveux ! Tu n’as qu’à l’appeler Marie, aussi !

— Cela te prouverait, au contraire, dit Lulu, que même dans une autre je ne veux voir que toi.

Elle lui piqua la main du bout de sa fourchette.

L’ancien souriait à ces galanteries.

Il avait cinquante-deux ans. La roue de la vie n’arrêtait plus devant lui que ses mauvais numéros. C’est pourquoi le jeune « assistait » l’ancien. Son couvert était mis chaque jour à cette table.

— On me piquait aussi la main avec une fourchette, autrefois ! dit-il.

— Il te reste dix mille pesos. Change-les. Cela te fait cent quarante mille francs, et rentre à Marseille. Voilà ton avenir maintenant. Tu ne veux pas m’écouter.

— Il veut me mettre à la retraite ! celui-là !

Il soupira :

— Les femmes… les femmes ! Elles sont gentilles tant qu’elles n’ont rien à manger. Sitôt que leur ventre est plein, elles deviennent méchantes. Elles n’ont aucune reconnaissance ! Je ne dis pas cela pour vous, madame Marie.

— Ce n’est pas la faute de la Berthe si elle est morte !

— Je ne pense pas à la Berthe. Mais après ce que j’ai fait pour tant d’autres ! Ces voyages ! Ces remontes ! j’ai risqué le bagne, moi, pour elles ! Il y a de ces traversées dont je me souviens comme d’un cauchemar. Je préférerais « tirer » un an de Santé que de les recommencer.

J’ai débuté au temps où nous, les anciens, nous les dirigions d’abord sur Ostende. Le bateau s’appelait le Lapin. On en a dépensé du courage et de l’héroïsme. On arrivait dans le port de Londres. On se défilait à travers les docks. On allait embarquer à Manchester sur des cargos de bananes. À ce moment c’était la Havane qui rendait bien. On les menait jusqu’à Kingston, à la Jamaïque. Peut-être ne suis-je pas né du côté de la chance, je tombais sur des « bêtes véreuses ». C’était pourtant moi qui les choisissais. Ah ! les paysannes ! Tiens ! je préférais une apache, c’était plus difficile à tenir en main, mais plus loyale ! Vous ne pouvez pas vous imaginer tout le vice qu’il y a dans la peau d’une femme mal affranchie, et même dans celle des autres ! J’ai failli en laisser deux à Colon, que j’amenais à Santiago. Mes premiers cheveux blancs, ces deux dames me les ont fait prendre. D’abord, sur le bateau : allez-y avec tout le monde ! Avec les officiers, avec les matelots, avec les passagers ! Ah le bateau était content, c’était moi qui régalais. Qu’est-ce qui fait donc les femmes aussi grues ?

— Dites, monsieur Antoine, vous oubliez que je suis là !

— Vous savez bien, madame Marie, que vous n’êtes pas de cette catégorie. Et moi ? Je ne pouvais rien dire, officiellement. J’étais censé ne pas les connaître. Elles allaient m’attraper des maladies ! Et qu’est-ce que je ferais d’elles en arrivant ? Je n’avais pas encore tout vu ! Ne voilà-t-il pas qu’une de mes pouliches se toque d’une passagère ! Et la passagère, une Américaine, se toque de ma pouliche. Elle était plus riche que moi, cette vicieuse-là ! Vous voyez d’ici la lutte. J’ai été forcé de me mettre au mieux avec une émigrante dans le but de m’en servir comme appât pour ramener la Sapho ! Voilà ce qu’elles vous obligent à faire, les femmes !

Elles m’échappent encore à Kingston ! Je dois lâcher dessus deux beaux gosses chargés de leur prendre le porte-monnaie. Le lendemain de la nuit d’amour, je les ai retrouvées. Elles pleuraient le long d’une vitrine. Elles avaient le ventre vide et ne savaient pas parler la langue. Alors elles redevinrent maniables. Mais pensez ce que cela m’a coûté ! Dites-moi, madame Marie ? N’aurais-je pas bien mérité de les tuer ?

— Monsieur Antoine, dit la portière, moi j’ai été comme ça dans le temps, avec mon deuxième homme.

— Ce n’est pas beau, madame Lison, c’est tout ce que je peux dire ! C’est peut-être pourquoi vous voilà portière, au lieu d’être propriétaire d’un bar bien luisant et bien placé, à Marseille.

— Chacun fait ses bêtises irréparables, monsieur Antoine.

Royal repas. On traite bien ses invités dans le Milieu. Peut-être me demanderez-vous si je ne trouvais pas un certain goût à la cuisine ? Pas du tout. Je me souvenais même, incidemment, d’un autre dîner que j’avais fait naguère en Orient chez un personnage considérable et qui portait, large comme un pion, une rosette de la légion d’honneur. Cette aimable fripouille avait gagné ses millions de livres, son influence et, par la suite, sa décoration, en stockant le blé pendant la guerre, ce qui avait créé dans le pays l’une de ces famines que l’on qualifie d’historiques. Il avait dépêché par la faim et le typhus des milliers et encore des milliers de pauvres serfs, de femmes de serfs et d’enfants de serfs. Le dîner de monsieur et madame Lulu passait tout de même mieux.

Le timbre de l’entrée retentit. Instinctivement la portière se leva. Le maître de la maison la pria de se rasseoir.

On découpait les poulets.

— Voyez-vous, reprit l’ancien, aller à New-York ou au Canada, c’était un plaisir. Au moins elles étaient malades pendant toute la traversée. Elles n’avaient pas le temps de vous déshonorer sur le bateau. Mais par ici, avec ces Espagnols qui sont terribles et parfumés, et cette mer qui est douce, c’est un calvaire.

— Rentre au pays !

— C’est dur, après tout ce travail, de se trouver « désaffecté ». J’étais pourtant bien capable. J’ai toujours eu le malheur de travailler pour les autres. Quand je pense que c’est un préfet de police qui m’a enlevé le pain de mes vieux jours, tu vois…

Il en posa avec force son couteau sur la table.

Le timbre de l’entrée retentit de nouveau. Personne ne broncha.

— Oui, monsieur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mais, parole d’homme, c’était au Chili. Il avait connu ma femme lors d’une arrestation. Elle n’avait rien fait de mal, elle était dans une affaire d’ensemble. Il en tomba complètement amoureux. Il l’envoyait chercher tous les matins, à la prison, par son automobile, pour la conduire au bain sur la plage ! Vous croyez que l’on ne voit pas des choses dans ces pays ? Jusque-là tout allait bien. C’était même bon.

— C’est encore assez bon ! fis-je tout réjoui.

— Elle ne traîna pas dans les cellules ! Il la prit. Il l’installa provisoirement dans un grand hôtel. Je n’y voyais pas d’inconvénient, encore. Je m’aperçus bientôt que la môme changeait. Une femme, ça ne peut pas supporter une haute situation sans perdre la tête !

Le timbre de l’entrée retentit une troisième fois.

— Je sentis que le monsieur voulait se débarrasser de moi, me voler ma propriété, quoi ! Mais la petite s’opposa à mon expulsion. Le luxe ne lui avait pas encore fait perdre tous ses bons sentiments.

Il lui acheta une villa dans l’avenue principale. Savez-vous ce qu’il inventa ? Il m’interdit de passer dans cette avenue. J’étais libre, je pouvais me promener dans tout Valparaiso, excepté dans cette avenue. Dès que les flics apercevaient ma silhouette du côté de l’avenue, ils me faisaient faire demi-tour. C’était une rue barrée uniquement pour moi. Connaissez-vous un autre homme qui ait eu une histoire pareille ? Comment trouvez-vous ça ?

— Magnifique ! et digne d’être fêté.

Je tendis mon verre. On me le remplit.

Le timbre de la porte retentit une quatrième fois, … puis une cinquième.

Je bus. On but.

… puis une sixième.

— Bon Dieu ! fit Lulu, on n’a jamais vu des cochons pareils ! Va leur dire qu’ils nous fichent la paix.

Noblement, la portière se leva et s’en fut transmettre aux Argentins impétueux l’ordre catégorique du maître.

Cependant madame Lulu, plus sérieuse, regardait sa montre.

— Et je suis parti, fit l’ancien. La petite, qui sentait bien qu’elle me devait quelque chose, m’a donné ses bijoux. Je fus toujours le sacrifié !

Et l’on mangeait !

Et le timbre retentissait.

Plus l’heure avançait plus il retentissait.

Et l’on buvait du bon champagne gagné par la courageuse Galline.

— Il serait peut-être sage, dis-je sur un nouveau coup de timbre, de laisser votre femme à ses devoirs.

— C’est une idée !

Et l’on ouvrit la porte. Et le flot contenu se précipita. Et nous, les trois hommes de l’autre côté de la barricade, nous les rois de la création, nous partîmes ailleurs continuer la fête, laissant notre belle hôtesse en tête à tête avec sa double vaisselle.