Le Chemin de Buenos-Aires/XXVI

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 232-236).

XXVI

L’ATTENTE

Il était dix heures du soir.

Nous longions le jardin d’acclimatation. J’étais avec l’Ours.

Vous savez, l’Ours, à qui Bébert avait envoyé un colis ! Il était descendu du Campo pour en prendre livraison.

J’avais fait sa connaissance depuis une semaine.

Tout à l’heure nous avions quitté sa femme, sa première, la vraie, qui travaille dans le promenoir du Casino. Ce promenoir du troisième étage ! Il faut que je vous dise un mot, en passant. C’est quelque chose comme une fosse. Les dames n’ont le droit de se tenir que dans le fond, loin de la rampe. Il ne faut pas qu’on les voie de la salle. Si vous ne vous rendez pas compte du spectacle que cela compose, c’est que vous n’avez jamais rencontré cinq cents moutons sur un petit cargo d’Algérie.

Il est vrai que l’Argentine est le pays de la laine !

Et des peaux aussi.

Et des cornes.

J’ai fendu des mers et des continents. Je n’ai pu fendre l’îlot des Gallines du Casino de Buenos-Aires. Elles sont comme les phoques de l’Isla de Lobos. Elles couvrent tout ce territoire du troisième étage. Encore ne sont-elles pas allongées, mais debout. Chacune ne l’occupe que de son volume vertical. On dirait une colossale botte d’asperges, maintenue comme par un cordon, par les hommes arrivés, le matin, de la pampa.

Je referais le voyage rien que pour voir ça.


L’Ours avait simplement dit à sa femme : Cette nuit je ne rentrerai pas. Le vais « soigner » la nouvelle.

Dans le monde ordinaire l’homme quitte aussi sa femme pour aller en voir une autre. Mais il ne le lui dit pas. Il invente de folles histoires. Pourquoi ? L’adultère ne vous suffit donc pas, il faut que vous y ajoutiez le mensonge ? Et peut-être même le faux serment ? Vous voulez donc vous charger de tous les péchés à la fois, ô mes semblables à moi !

Cet ours était assez convenablement léché. Il avait déjà conquis tous les droits sur le petit gâteau de miel, importé de France.

Il se déclarait satisfait. Le collègue ne s’était pas moqué de lui. Nous allions voir la clandestine de l’Alsina. Elle était « en attente ».

C’est-à-dire qu’elle ignorait encore à quelle sauce elle serait mangée : sauce Boca, sauce casita, sauce appartement, sauce campo.

Elle attendait bien sagement son destin comme un petit poulet déjà tout prêt, dans un garde-manger.

Ce « garde-manger » était une chambre. Nous y arrivions.

— Écoutez ! me dit le caftane.

La rue était vide et sans lumière et le quartier lointain.

Le bruit d’une machine à coudre parvenait d’un rez-de-chaussée.

— Elle travaille !

L’Ours retira trois clefs de sa poche.

— Les clefs de mes trésors ! fit-il. Avec trois clefs on commence à gagner sa vie !

Il choisit la bonne. On entra. On traversa une cour. Nous voici dans la chambre.

Le dos tourné, courbée sur sa machine, piquant avec application, la petite ne nous avait pas entendus.

C’était une grande pièce, peu meublée. La lampe du plafond, descendue au-dessus de la machine, n’éclairait bien que la jeune travailleuse.

— C’est moi ! fit-il.

Elle sursauta.

— Voyez ! elle prépare sagement son petit linge.

On ne se présenta pas davantage, n’étions-nous pas de vieilles connaissances ?

— J’ai fait quatre chemises, déjà.

— Tu n’en as jamais eu autant ?

— Non !

Il lui donna un paquet de bonbons anglais.

— Eh bien ! embrasse-moi !

Elle avait dix-neuf ans. C’est tout ce qu’elle avait… avec sa grand’mère !

Je lui demandai si elle était contente.

— Il faut bien ! dit-elle.

— Vous n’avez pas envie de repartir ?

— Oh ! je suis bien raisonnable !

L’Ours :

— Elle n’ignore pas que je vais faire d’elle une grande fille. Que je l’ai déjà prise en amitié.

— Il m’emmène au cinéma toutes les après-midi.

— C’est pour l’apprendre la langue.

— Mais c’est pas défendu. Si ça m’amuse aussi ?

Le chapeau était sur le lit et le point d’interrogation toujours sur le chapeau…

— Si elle veut, dans deux ou trois ans, elle pourra retourner en France. Je lui mettrai de côté sa part d’argent.

— On en enverra à ma grand’mère avant !

— Avant et après, tous les mois. J’aime les filles comme toi qui ont du cœur. Je lui ai acheté deux belles robes, hier.

Elle alla les chercher pour me les montrer.

— Elle n’en voulait qu’une ! Il fallait envoyer l’argent de l’autre à la grand’mère. Elle ne mourra plus de faim ta grand’mère, je te le dis.

Elle l’embrassa.

— Travaille bien ! Je reviendrai cette nuit avec toi.

Nous sortîmes.

La rue était vide et sans lumière et le quartier lointain.

Le bruit de la machine à coudre recommençait.