Le Chevalier de Saint-Georges/53

La bibliothèque libre.
H.-L. Delloye (IVp. 143-157).

XXVIII.

L’idole abattue.

Te semel ac vidit, credidit esse senem.
(Martial.)

Il était parti chargé de portraits, de couronnes et de vers à sa louange ; les maîtres d’armes ses rivaux avaient essayé vainement de le faire périr d’indigestion ; les Anglaises lui avaient su gré de ses trois mois de séjour, pendant lesquels il n’avait pas manqué un seul bal.

La seule nomenclature des bonnes fortunes du chevalier remplirait autant de volumes que celles de Casanova, seulement Saint-Georges ne spéculait pas sur elles comme l’Italien ; bien au contraire, il était prodigue et fastueux avec les dames, et ce qui le prouve, c’est qu’après avoir obtenu les faveurs de plusieurs ladies, right hounourable, il revenait en France avec le seul argent d’un pari gagné au prince de Galles.

Ce pari de deux cents guinées consistait dans le fossé de Richemond à franchir. Saint-Georges, qui avait sauté déjà celui de la Muette, n’eut pas de peine à battre l’héritier présomptif de la couronne.

Il laissait donc à Londres une réputation aussi enviée que celle obtenue plus tard par le merveilleux Brummel. Les gentlemen, les lords et les squires, s’étaient empressés de copier son habit et ses gilets ; l’anglomanie, en revanche, lui avait imposé le chapeau rond et les bottes.

Le marquis de Stafford, en se promenant à Green-Park avec lui, un certain soir, s’était pris à lui demander pourquoi il n’écrivait pas ses mémoires ?

— Parce que je n’ai rien fait d’utile, répondit tristement le chevalier.

Et il devint sombre et morose tout le temps de la conversation.

Cette pudeur de Saint-Georges vis-à-vis du public était-elle une vanité ? Nous ne le croyons pas, nous qui tenons à cette heure en main quelques-unes de ses lettres. L’ambition de Saint-Georges, son ambition réelle, ce fut la cour ; malheureusement le patron qu’il avait pris et les singulières amitiés que le duc d’Orléans lui imposa devaient l’écarter de ce chemin.

En arrivant à Paris après cette courte absence, Saint-Georges le trouva incroyablement changé. Les préoccupations de la politique et les idées révolutionnaires avaient altéré déjà la gaîté parisienne et glacé le rire aux lèvres de ce monde nourri de chansons et de folies. Quelques mois avaient suffi pour faire de ce même peuple, ami du plaisir et futile comme le peuple d’Athènes, un peuple de sophistes et de lourds raisonneurs, disposé d’avance à accueillir l’établissement de toutes les théories législatives. En voyant ces hommes qu’il avait quittés lestes et beaux, partagés entre l’Opéra et la cour, courant tout le jour après des vices brillans et ne s’inquiétant guère du lendemain, le chevalier s’étonna de les retrouver presque enfouis sous une masse de feuilles périodiques, dépôt obscur et volumineux de discours contradictoires où le nom de Pitt heurtait celui de Voltaire, où l’abbé Siéyès osait coudoyer Mirabeau. Les vents, déchaînés sous le sceptre mythologique d’Éole, ne lui semblèrent alors qu’une image imparfaite en regard de ces agioteurs de maximes et de systèmes, charlatans nouveaux qui invoquaient tantôt l’exemple de l’Angleterre, tantôt les rêves creux des économistes et de l’Encyclopédie. En examinant de nouveau ces pâles figures, Saint-Georges crut rêver ; il pensa que c’étaient des personnes mortes. Les constructeurs de la Babel révolutionnaire lui parurent funestes, parce que tout d’abord ils avaient proscrit le plaisir, les réunions folles, les habits de fête, le tout pour se cadenasser chez eux et faire ce qu’ils appelaient le grand compte de la nation ! La joie publique, ce beau fruit que les souverains n’écartent jamais de la bouche du peuple, s’était pourri de bonne heure entre les mains de ces réformateurs impurs, déjà plus forts que cette cour sans force, sans amis et sans puissance. Le chevalier put se croire encore à Londres en voyant ces mille clubs dont le dégoût suivait de si près la connaissance, repaires assurés de tous les intrigans et aventuriers de la province, dans le sein desquels se fabriquaient les poisons dont les habiles enivrèrent les dupes de toutes les classes. Annoncés d’abord comme une importation d’Angleterre, ces clubs n’avaient pas tardé à devenir le foyer de la désorganisation. Quand ils n’auraient eu que le tort de caserner la société au lieu de l’étendre, de la parquer par coteries et de la miner peu à peu, ce tort eût suffi pour qu’on dût les fuir, car la société elle aussi est une puissance… Par l’acceptation des clubs, elle perdait tous ses droits.

Un contraste qui ne put échapper au chevalier vis-à-vis de ces modifications anglaises et sérieuses qu’avaient subies l’attitude et le costume des hommes, ce fut la tenue de presque toutes les femmes qui composaient alors la société parisienne. Leurs seuls habillemens parurent à Saint-Georges un oubli et un scandale. Ces femmes qui avaient assisté, la gorge nue, aux plus étranges comédies, à commencer par celle du Mariage de Figaro, cette prophétique trompette de la ruine du dix-huitième siècle, jusqu’à celles du diacre Paris, n’affichaient plus alors la moindre nuance d’hypocrisie et de dissimulation ; elles se promenaient à Longchamps et au Colysée sous les gazes les moins pudiques. Elles trouvaient qu’il était de bon air de se moquer en tout de la cour et d’adopter le contre-pied de ses éloges. C’étaient elles qui sifflaient de leurs jolies bouches rebelles les pièces applaudies par de royales mains à Fontainebleau, elles encore qui se précipitaient avec fureur sur les derniers romans licencieux dus à l’agonisante lubricité de Voltaire. Les livres de Crébillon fils ne suffisaient même plus à cette génération fiévreuse qui s’était hâtée de vivre ; il lui fallait les épileptiques fureurs, les inventions obscènes et déhontées de M. de Sade. À voir ces femmes avilies, souillées déjà avant qu’elles ne vous eussent cédé, l’imagination elle-même reculait et se hâtait d’imposer silence à ses caprices.

Le doyen de ce siècle, l’homme qui en avait pour ainsi dire dirigé l’essor et pompé les vices, l’élégant et spirituel Richelieu venait de mourir, assez heureux pour mourir à temps et pour ne point voir de ses yeux les tressaillemens précurseurs de sa ruine. Le dernier soupir de Richelieu avait été celui de la galanterie française elle-même, cette galanterie qui remontait à Louis XIV. Il semblait présager les brutalités sanglantes et le règne de la populace qui devait suivre…

Où fuir, où se cacher pour éviter ces symptômes ? Saint-Georges, tout mulâtre qu’il était, ne pouvait souffrir le peuple ; il y avait chez lui, nous l’avons dit, une aristocratie presque innée, une aversion intime de tout ce qui pouvait sentir mauvais. Le peu de fois qu’il rencontra deux ou trois membres de la Société des Amis des Noirs, il leur demanda comment ils comptaient procéder à l’égard des colonies ? — Par le fer et par le feu, répondirent ces stupides niveleurs, qui ne se croyaient pas alors eux-mêmes les victimes de l’insidieux Pitt. — Ce mot avait, dès ce jour, consolidé les répugnances de Saint-Georges.

Le Palais-Royal n’était même plus un refuge vers lequel la reconnaissance pût lui faire tourner les yeux. Abandonnée à l’intérieur par son propre maître, pour ne point appeler la surveillance sur ses visiteurs, la maison du prince avait l’air d’une de ces maisons souterraines d’Herculanum ; les jeux et les fêtes l’avaient quittée. Le duc était à Londres, où ses affiliés l’attendaient. Parfois cependant, la nuit et lorsque les grilles de l’impur jardin étaient fermées un fantôme pâle osait se dessiner à ce balcon, encombré autrefois de princes, de jeunes seigneurs et d’artistes ; c’était la malheureuse duchesse d’Orléans, la seule plante noble et respectée de cette famille, pure et religieuse ; martyre dont la vie, après avoir été un holocauste, devint un exemple.

Considéré comme centre de société, le palais du duc était donc devenu un vain mot ; il n’y avait plus que son jardin. En parcourant ces arcades empestées elles-mêmes de tant de miasmes révolutionnaires, Saint-Georges put se convaincre d’une chose bien plus triste encore, c’est qu’il n’y avait plus en France aucun respect pour la royauté ! À chaque pas ce n’étaient qu’écrits contre le chef de l’État ou complots furtifs contre la reine ; la calomnie distillait partout son venin. La représentation extérieure était elle-même devenue à charge aux grands ; l’égoïsme et l’avarice, qui semblaient gouverner les âmes, avaient porté la confusion des états à un point extrême. Les personnes d’un âge mûr, celles qui avaient travaillé toute leur vie pour obtenir les ordres du roi, témoignages de la plus haute faveur, s’étaient habituées à en cacher en public les marques distinctives sous le frac plus uni. Ce travestissement, résultat de la mode anglaise, était un moyen commode d’échapper à la gêne de la représentation ; le mépris du peuple en résultait ; un tel oubli validait les insinuations perfides contre une noblesse se déconsidérant ainsi elle-même.

Les hommes que le chevalier rencontrait ne parlaient plus de maîtresses et de soupers, mais bien de tiers-état, d’émeutes, de disette et de tribune. Les publicistes avaient remplacé les marquis de l’Œil-de-Bœuf ; les poëtes eux-mêmes cédaient le pas aux aligneurs de phrases et de doléances politiques. Le chevalier avait laissé Paris barbouillé de tabac d’Espagne, il le retrouvait taché d’encre.

Toutefois, un tel spectacle l’eût affligé médiocrement s’il n’eût participé lui-même à l’incroyable déclin de ce règne. Devant ce ciel gros d’orages et ces préoccupations sévères, que vouliez-vous que devint un homme curieux seulement de charmer, un beau, glorieux d’avoir traversé son siècle en lui faisant subir son bon vouloir en fait de modes ? Quel comédien aimé du public eût pu lutter contre Mirabeau, le grand acteur, Mirabeau dont la voix remuait cette pâle société ? Il y avait un personnage que le chevalier rencontrait partout, c’était le comte de Mirabeau, c’est-à-dire la passion et la fièvre du jour en personne, renommée terrible qui ne laissait personne l’approcher ou vivre seulement autour d’elle ; sorte de génie fatal qui, comme l’antique Minotaure, dévorait tout ! Ce fut devant ce colosse que Saint-Georges sentit surtout je ne sais quelle crainte et quelle angoisse ; il lui sembla que du jour où Mirabeau avait secoué sa torche à la tribune et déchaîné les plus monstrueux démons contre la société, il n’y avait plus en France de règne possible pour l’élégance et la grâce. À cet imposant athlète avaient déjà succédé en effet de misérables démagogues, sinistres corbeaux de nuit qui venaient croasser après le vautour. Il était facile d’expliquer le succès de ces épouvantables orateurs : ils s’adressaient chaque jour à la dépravation humaine au nom de la liberté ! Hormis eux, rien ne leur paraissait devoir occuper l’attention ; sous les sons discordans de leur orchestre il devenait impossible de rien distinguer.

Encore une fois, se disait Saint-Georges, n’a-t-on pas changé ce peuple ? Voilà des gens qui ont violemment déchiré l’affiche de leur spectacle d’hier ; qu’y ont-ils gagné ? Des jongleurs moroses, des auteurs misérables, ennuyés d’eux-mêmes et qui ne peuvent récréer la galerie… L’Anglais est triste, mais il ne vient pas ainsi se mettre sous la roue du char qui doit le broyer ; il ne se livre pas pieds et poings liés au servile troupeau du peuple ! Laquelle est la plus forte, en vérité, de ces deux nations, ou de celle-ci, qui vient d’ouvrir les portes du Panthéon au plus grand corrupteur qui ait flatté les vices de son siècle, ou de l’autre, qui bannit de Westminster tout homme qui a pu la déshonorer ?

Ainsi l’analyse de ce Paris métamorphosé devenait pour Saint-Georges un roman cruel et sombre. Lui-même ne tarda pas à se trouver déplacé dans ce monde si nouveau pour ses regards, mille choses l’avertirent qu’il avait vieilli et qu’il ne tarderait pas à se voir dans peu remplacé. Quand il se remontra pour la première fois dans les cercles, ce fut un étonnement concerté sur ce que les envieux nommaient sa frivolité. On ne manqua pas de trouver qu’il voulait demeurer jeune trop longtemps, qu’il avait grossi, et que le frac anglais lui allait moins bien que l’habit à larges basques. Les femmes ne rougissaient plus et ne pâlissaient plus tour à tour à son aspect ; elles n’avaient plus vis-à-vis du Don Juan Noir, comme on l’avait appelé longtemps, cette timidité suppliante que l’on ne saurait comparer qu’au regard humide et voilé de la gazelle. Il ne jetait plus dans les promenades l’éclat d’un vif météore ; il lui sembla même qu’on ne le regardait que pour l’étrangeté de sa couleur. Le terrain sur lequel il marchait était devenu du sable… Ce n’était plus le beau, l’inimitable Saint-Georges ! D’autres plus heureux et plus jeunes, il est vrai, occupaient déjà les mille bouches des oisifs : c’étaient Garat, l’homme aux roulades et aux cravates ; le duc de Lauzun, devenu depuis le citoyen Biron, dont toutes les femmes s’engouaient et qui les trahissait avant de trahir la cour ; M. de Choiseul, surnommé le beau danseur. Depuis le jour où Saint-Georges s’était cassé le tendon d’Achille dans une partie de chasse, il ne devait plus prétendre à se faire admirer pour le bon goût de sa danse ; et pour le chant il était loin de valoir Garat. Saint-Georges ne put voir ces rivaux et d’autres encore sans le dépit jaloux d’un premier sujet auquel un acteur d’hier vient prendre son rôle. À ces blessures secrètes se joignirent bientôt d’autres chagrins d’amour-propre. Le talent particulier dont Saint-Georges avait fait preuve plus d’une fois au théâtre pour la composition trouvait bon nombre de contradicteurs. On sait que Saint-Georges avait travaillé à la partition de plusieurs opéras comiques ; or, à son retour, il ne manqua pas de gens pour écrire que sa musique était dépourvue d’invention. Il venait d’être question de confier à une régie l’Académie royale de Musique, qui était sous la surveillance de la ville de Paris ; le chevalier, quelque temps avant ce voyage de Londres, fut mis à la tête d’une compagnie de capitalistes qui se présentèrent. Ce fut alors que Mlles Arnoult, Guimard, Rosalie Levasseur et autres actrices de l’Opéra adressèrent un placet à la reine pour représenter à sa majesté que leur honneur et leurs priviléges ne leur permettaient pas d’être soumises à la direction d’un mulâtre. Les propositions de Saint-Georges avaient donc été repoussées[1].

Pendant son absence, la calomnie ne l’avait pas épargné ; il en glana bientôt les fruits amers à chaque pas qu’il fit dans les cercles qui l’avaient tant admiré. Jaloux à l’excès de ses triomphes, désirant se venger de lui et ne plus avoir sous les yeux le spectacle de ses succès, plusieurs de ses rivaux s’étaient réunis, résolus de faire payer au chevalier les maîtresses qu’il leur avait enlevées ou les paris que son adresse leur avait fait perdre… À la tête de ces ligueurs de salons était venu se placer naturellement M. de Vannes, plus acharné, en sa qualité d’homme à bonnes fortunes, à ruiner la réputation de Saint-Georges que le chevalier de La Morlière, son ami, qui ne faisait après tout que le métier de Morande[2]. M. de Vannes était du petit nombre de ces hommes qui médisent parce qu’ils ne se croient jamais à leur place. L’ambiguïté honteuse de sa vie et ses lâchetés, mises à couvert sous un uniforme, lui faisaient poursuivre avec acharnement le jeu des âmes médiocres et envieuses, le dénigrement. Beaumarchais, qui avait cru devoir personnifier la calomnie dans Basile sous un costume de moine, aurait sans doute regretté de n’avoir pas connu cette classe intermédiaire d’officiers sans valeur comme sans emploi, dont l’épée demeurait une arme inutile à leur côté, pendant que leur langue distillait partout la calomnie à Paris ou à Bruxelles. Cette race métive entre les pamphlétaires et les diffamateurs patentés méritait de se voir peinte en traits sérieux, au lieu de se sentir seulement effleurée à l’épiderme par quelques poésies fugitives de Voltaire. Une chose à laquelle on ne fait pas assez d’attention, c’est que la loyauté militaire en France n’avait pas cédé, jusqu’à cette terrible époque, à la vile influence de l’argent et des caresses. Ce système, mis en œuvre par le duc d’Orléans, par ses émissaires et ses courriers, ne rencontra par bonheur dans l’armée de France qu’un petit nombre d’hommes assez vils pour se vendre à sa faction et avec eux les soldats dont la fidélité leur était confiée. M. de Vannes fut un de ces hommes. Joueur effréné, imbu des plus méprisables principes, il déshonorait sa lieutenance de dragons en affichant tous les vices qui peuvent égarer et pervertir. Digne à tous égards de devenir l’un de ces officiers jacobins, traîtres à leur devoir, à l’honneur et à leur roi, il s’était jeté avec plus de fureur que jamais dans le parti du duc d’Orléans, se flattant sans doute d’obtenir, par sa criminelle soumission, les premières places de l’armée. La froideur que Saint-Georges avait cru devoir lui témoigner depuis quelque temps lui avait paru une insulte suffisante pour qu’il s’appliquât de toutes ses forces à lui nuire. L’empoisonnement de Mme de Langey l’avait jeté d’ailleurs dans une sorte de haine contre Saint-Georges ; il le croyait ravi de la mort de cette femme, que le chevalier, en homme généreux, ne cherchait qu’à oublier.

Saint-Georges ne tarda pas à se voir instruit par La Boëssière des odieuses menées de M. de Vannes. Non-seulement cet homme avait abjuré son caractère de témoin, véritable sacerdoce de discrétion que l’on ne doit accepter qu’avec la ferme volonté de le remplir, mais il avait encore déposé en parlant de lui tout honneur et toute dignité militaire. Il avait insinué à diverses reprises qu’il préférait tenir l’épée à la salle d’armes qu’en champ clos, qu’il fuyait toute rencontre, que son voyage en Angleterre n’avait pas d’autre but que d’éviter M. de Langey. La fureur du chevalier ne connut plus de bornes en apprenant ces nouvelles ; il serra la main de La Boëssière dans une rage convulsive… Il passa trois jours à chercher M. de Vannes par tout Paris ; il éprouvait un plaisir âpre et violent à manier le fleuret à la salle d’armes en pensant qu’à la fin ce fleuret allait devenir une épée ! L’espèce d’oubli dans lequel il était tombé n’était guère de nature à lui faire quitter une idée de misanthropie et de vengeance. Dans ses nuits agitées, il voyait ce lâche dont la bouche n’avait pas craint de déverser sur lui le fiel et l’injure ; il le voyait à genoux, humble et suppliant devant son épée… Il aurait enfin raison de ces tortueux mensonges, de ces insinuations qui flétrissent plus qu’une injure ! Par malheur, M. de Vannes était parti, et le secret de son voyage était assez bien recommandé pour que Saint-Georges n’obtint que de vagues renseignemens.

À peine revenu à Paris, une douleur plus accablante mille fois que toutes ces douleurs, une douleur à laquelle le chevalier attachait un sens prophétique, était venu l’assaillir : en arrivant il avait trouvé sa porte tendue de noir… Noëmi était morte ! morte sans un seul des baisers de ce fils pour lequel l’infortunée mère avait sacrifié sa vie ! Saint-Georges frémit à ce nouveau coup ; il baisa religieusement la main de ce froid cadavre, que nul, excepté Platon et lui, ne suivit au cimetière… La négresse fut enterrée à la nuit ; on plaça sur sa tombe une petite croix de pierre ; mais la tombe reçut le nom de Noëmi : le chevalier, comme pour racheter sa faute, n’y fit graver que ces deux mots : Mater mea !

Avec cette mère, étoile de sérénité et de bonheur, se mourait toute force au cœur de Saint-Georges… Le mulâtre superstitieux se rappela que la veille de son départ elle lui avait fait les cartes, qu’au milieu de sa prédiction les larmes l’avaient suffoquée…

— Sans doute, se dit-il, elle n’a pas voulu me montrer les nuages de l’horizon ; elle aura craint de voir faiblir mon courage devant ce qui se prépare ! Ainsi me voilà vieux à l’œil de ces hommes qui se sont eux-mêmes vieillis à plaisir pour prendre la livrée d’une fausse philosophie ! Me voilà à nu, dépouillé de tout prestige, confondu dans la foule, moi qui autrefois la dominais ! Voilà où devait aboutir mon existence inutile ; je n’aurai rien fait, sinon de servir de hochet à ce siècle dissipé ; je n’aurai pas même eu les passions d’un noble cœur ! Ah ! puisque l’absence de ce misérable m’interdit jusqu’à la haine, puisque de Vannes me fuit, il me faut choisir une route par laquelle je rentre dans le paradis ou dans l’enfer ! Il y a ici deux partis en présence, le parti de la cour et celui de ce triste prince avec lequel j’ai rompu tout lien et toute entrave. Je n’hésiterai pas, mon sort est fixé. Dans mes plus brillans succès, c’est toujours une femme qui m’a souri ; une femme est l’ange qui peuple nos solitudes ! Celle de mon âme a besoin d’être habitée. Tu n’as fait que me précéder, ma mère ; je sens que je ne tarderai pas à t’aller rejoindre ! Mais, rassure-toi, je ne veux point mourir, noble et généreux fantôme, sans avoir sauvé celle femme qui ne se doute pas des manœuvres d’un lâche, et ce lâche, oh ! ma mère ! ce n’est pas le malheureux, l’homme obscur qui me calomnie ; c’est un prince du sang dont je sais tous les secrets, un tigre altéré de sang que j’ai fui ; cet homme est le cousin de cette femme, c’est le duc d’Orléans ; et cette femme, c’est la reine !

Parlant à cette ombre chère d’une voix lente et triste, il s’agenouilla. Il semblait qu’à ce souvenir de la reine il eût retrempé sa vie… Sa poitrine et sa tête étaient en feu, il regardait un portrait de cette noble femme avec laquelle il avait chanté, et dont la douce voix, soutenue au clavecin par Sacchini, avait charmé son oreille comme une prière.

  1. L’auteur de l’article sur Saint-Georges, tome 39e de la Biographie universelle, remarque qu’il ne serait pas impossible qu’une pareille disgrâce eût rendu celui qui en était l’objet plus accessible aux opinions révolutionnaires, qui au reste devinrent celles de tous les hommes de couleur. Nous pouvons affirmer, nous qui avons lu plusieurs lettres de Saint-Georges, que son seul instigateur vers les idées révolutionnaires fut le duc d’Orléans Philippe-Égalité ; il suffira de lire le chapitre intitulé le Chiffre de la reine pour s’en convaincre ; il n’est que la traduction affaiblie d’une curieuse lettre de Saint-Georges adressée à Mme D***, lettre que nous avons lue, mais qu’on ne nous a pas permis de livrer à la publicité des pour motifs de famille. (Note de la 2e édition.)
  2. Morande, diffamé à Londres comme à Paris, était un pamphlétaire qui a eu beaucoup d’imitateurs ; il fut surtout célèbre par ses discussions avec le comte de Cagliostro.