Le Chevalier de Saint-Georges/54

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H.-L. Delloye (IVp. 158-177).

XXIX.

Le chiffre de la reine.

Tentanda via est !
(Hor.)
Pour ce que je suis à présent
Avec la gent votre esnemie,
Il faut que je fasse semblant
Feignant que ne vous aisme mie !
(Poésies de Charles d’Orléans, père de
Louis XII et de François Ier.)
Ô ma reine calomniée !
Ô ma princesse reniée
Par bien des miens aux mauvais jours !
(La Cape et l’Épée.)


Dans les premiers jours du mois de janvier 1789, le grand canal à Versailles offrait un tableau aussi curieux qu’animé.

L’hiver rigoureux de cette année venait de mettre à la mode l’amusement des patins ; la cour et la société parisienne avaient l’air de s’être donné rendez-vous ce matin-là au grand canal.

Qu’on se représente cette magnifique pièce d’eau qui n’a pas moins de trente-deux toises de large sur huit cents toises de long, et dans laquelle Louis XIV, dans ses beaux jours, se promenait en barque avec Mmes de Montespan et de la Vallière, transformée tout d’un coup en un immense parquet de cristal. La neige couvre de sa blanche broderie les plates-bandes et les gazons du jardin ; le tapis vert est poudré à frimas comme un conseiller de la cour des comptes. Les statues, les sphynx, les groupes du Puget, les marbres de toute espèce épars sur les pelouses, sont couverts d’une couche d’émail et d’albâtre. On se rappelle involontairement les peintures d’Ostade et les beaux lacs glacés de la Hollande en voyant ce monde en manchons, en chars, en traîneaux, qui égaie de ses mille couleurs bariolées cette nappe éblouissante. Çà et là quelques plumes éparses d’oiseaux et des gouttes de sang rougissent la neige ; ce sont de pauvres mésanges ou des moineaux francs que les chats alertes et cruels du suisse de l’orangerie ont déchirés la nuit, pendant qu’ils bravaient en chantant sur la neige la rigueur de la saison.

Placé en face de l’allée principale, le grand canal reçoit en ce moment quelques rayons fugitifs de soleil ; il s’est vu envahir en un clin d’œil par une foule de patineurs, de dames traînées par des chevaux marins et des cygnes dorés que poussent leurs laquais. Vous diriez presque une représentation de l’Opéra. Les hommes sont pour la plupart en habits à insectes, en culottes vert-céladon ou en redingotes à brandebourgs. Les femmes portent des polonaises et des circassiennes ; il y a des bourgeoises qui, pour plaire à la reine, ont fait revivre sur leurs têtes les fleurs et les plumes qu’elle a quittées. Il est impossible de rien imaginer de plus fou, de plus mouvementé que ce canal hollandais. Des abbés en manchon font crier la glace sous leurs patins à côté de jeunes officiers du Royal-Allemand ou d’élégans vêtus à l’anglaise ; des nègres, des jockeys, des heiduques, attirent le regard par leurs différens costumes. Les grelots et les sonnettes des coquilles qui sillonnent le canal résonnent partout.

Après avoir visité avec Mesdames les porcelaines qu’on étale toujours vers ce temps dans les cabinets de Versailles, la reine, qui s’est arrachée au petit Trianon, est venue assister elle-même, dans la compagnie de Mmes Jules de Polignac et de Lamballe, à ce spectacle d’hiver. Elle est entourée de son escadron habituel, les beaux de la cour ; ce sont MM. de Coigny, de Vaudreuil, d’Adhémar, de Guiche, de Narbonne et le prince d’Esterhazy.

Parmi ces cavaliers, beaux par leur tournure et leur visage, on distingue surtout les Dillon, dont l’un porte le bras en écharpe ; ils causent avec M. de Bezenval, dont chaque parole est une saillie et qui suit M. de Crussol, capitaine des gardes de M. le comte d’Artois.

Cette année, que M. de Lafayette (qui avait bien ses raisons) nomme l’immortelle année, s’est ouverte pour le peuple sous les plus funestes auspices. Le froid excessif est devenu un véritable fléau ; il a fallu que la charité et l’aumône allumassent continuellement pour les pauvres des feux sur les places publiques. Les artisans, les malades ont trouvé partout des tables et des lits dressés : la reine a été la première au-devant de cette publique infortune. Cependant sur le passage de la souveraine s’élèvent à peine quelques cris ; c’est que les bienfaits intéressés du duc d’Orléans, ses aumônes fastueuses et ses largesses calculées ont trompé le petit peuple. Il a grand soin de faire insérer dans toutes les feuilles publiques une lettre qu’il a dictée, pour le curé de Saint-Eustache, à son intendant des finances, Geoffroi de Limon. Cette lettre promettait des secours si considérables en argent pour les besoins de tous les malheureux qu’un souverain eût été à peine capable d’une telle munificence. Mais, suivant son usage, le duc a promis et n’a pas donné.

Les libéralités de la reine, plus secrètes et non moins grandes, n’ont pas empêché la camarilla du duc d’en rapporter tous les honneurs à leur maître. On commence à croire qu’il est naturellement généreux, lui le chef du monopole ! La popularité récompense souvent les traîtres.

Encore quelques mois, et il ne s’agira plus de prévenir la révolution, mais de la diriger. Hélas ! dans cette cour travaillée de tant de symptômes mortels, il est écrit qu’on ne réfléchira pas. Aussi voyez avec quels battemens de mains, avec quelle insouciante frivolité tout ce monde s’agite et se promène ! L’épigramme accueille les patineurs du grand canal ; ceux qui tombent, on les compare à Brienne ; ceux qui se relèvent, à Necker. Ce royal jardin, qui ressemble à un linceul blanc, ces arbres dépouillés de feuilles, ces allées couvertes de neige, tout cela pourtant ferait presque songer au deuil de la monarchie. Ce n’est plus là le Versailles si sagement ordonné de Louis XIV, le Versailles dont les allées ne s’étoilaient jamais aux flambeaux que de ducs et de princesses ; la confusion des classes qui a envahi la société l’a dénaturée, perdue ! Sous le manteau de la philanthropie, il s’est glissé à la cour d’obscurs charlatans qui n’ont pas tardé à surprendre la religion même du roi de France ; on y a rencontré des histrions, des faiseurs de paradoxes. Un procès inouï et dont l’issue, après le plus sévère et le plus long examen, n’a pas même offert l’apparence d’un tort, n’en a pas moins déchaîné contre la reine le mensonge et la diffamation. Versailles n’est plus même le séjour de la reine de France, elle l’a délaissé pour son petit temple de Trianon, cet asile ouvert à Sacchini, à Cimarosa et à Gluck.

Cependant Versailles semble enchanter ce jour-là Marie-Antoinette. Chaque acteur de ce spectacle mouvant la salue quand il passe devant le banc de pierre sur lequel elle est assise ; ce banc est devenu vite un trône. Sa charmante présence n’a pas tardé à répandre sur tous les visages des curieux un air de contentement ; c’est à qui enviera un coup d’œil de cette femme dont la taille et le port font souvenir des plus belles statues antiques. Sa figure, légèrement violacée par le froid, a l’air d’un marbre ; son bras, d’un contour admirable, s’appuie sur le bras de Mme de Lamballe. Autour d’elle l’air semble imprégné de fraîcheur et de parfums.

M. de Vaudreuil, dit-elle en se penchant d’un air enjoué vers le comte, quoi ! vous ne patinez pas ! Voyez donc là-bas cet heiduque… tout le monde le suit des yeux… Il vient de se laisser choir, le pauvre homme !

— Aussi de quoi s’avise-t-il ? pousser un traîneau à son âge ! il est aussi vieux qu’un triton de la pièce d’eau de Neptune !

— Dieu me pardonne, il pousse un traîneau vide ! dit M. de Narbonne ; le maître n’est pas encore arrivé, sans doute, car il semble le chercher partout avec des yeux inquiets… Vous verrez que ce sera ce fou de Jaucour ou bien Noailles… Ils auront déterré le traîneau et l’homme dans le magasin des Menus-Plaisirs de Versailles… Vous allez les voir entrer dans la lice, armés de toutes pièces et prêts à disputer le prix, même à Saint-Georges !…

— Bon le traîneau glisse vers l’angle du grand canal, les patineurs qui se croisent devant nous vont nous le faire perdre de vue… N’importe, nous reconnaîtrons toujours l’heiduque ; il n’y en a pas deux comme celui-là !

Le traîneau venait de disparaître en effet avec l’heiduque… Une seconde après, il repassa devant les beaux de la cour, dans les rangs desquels il n’y eut qu’un cri :

— Saint-Georges !

C’était bien en effet le chevalier qui occupait le traîneau ; l’heiduque, c’était bien Joseph Platon…

Saint-Georges avait loué pour ce jour-là un habit des plus magnifiques ; il avait soif de se retrouver devant la reine. En examinant de près la minutieuse toilette du chevalier, il était facile de se convaincre du soin qu’il y avait apporté.

Il avait mis un frac velours ponceau, sur lequel se pavanait par derrière une large bourse noire ; l’habit était semé de douze boutons qui représentaient, suivant la mode, les douze Césars. Ses deux mains reposaient sur ses genoux, cachées par un manchon à rubans verts ; sa culotte était brune ; des bottines à glands chaussaient son pied. Le nœud de sa cravate blanche avait la largeur d’un nœud d’écharpe ; il avait posé sur le coussin du traîneau son épée et ses patins.

Le traîneau figurait un cygne flanqué de pendeloques de rubis ; ses ailes ouvertes semblaient frémir sous la brise. Le rasoir aigu du traîneau lui fraya vite un chemin, et Joseph Platon, remis de sa chute, le poussa avec toute la vigueur d’un Lapon.

Après avoir fait une ou deux fois le tour du canal, comme pour s’assurer du rang et du nombre des spectateurs, le chevalier chaussa lestement ses patins et courut se mêler aux acteurs de ce passe-temps, dans lequel il n’avait point de rival.

C’était un plaisir pour la haute société que d’aller voir patiner Saint-Georges, tant le chevalier avait su perfectionner cet art frivole. La guirlande de spectateurs qui entourait la pièce d’eau s’agita tout d’un coup et se pencha comme les épis au souffle du vent : elle le suivit avec une anxiété croissante. Non-seulement il décrivait les plus merveilleux losanges, mais encore il sculptait sur la glace des fleurs, des portraits et même quelquefois un vers entier de Racine. Arrivé devant la reine, il s’arrêta tout d’un coup, tournoya sur lui-même, et d’un coup de patin aussi rapide que l’éclair traça le chiffre de Marie-Antoinette…

La reine fit alors une légère inclination de tête et montra du doigt le chiffre à Mme de Polignac…

Au-dessous du chiffre il y avait un autre mot que l’acier du patin avait incrusté dans la glace, mais ce mot presque imperceptible venait d’être ajouté brusquement par le chevalier ; c’était un mot allemand que la reine seule pouvait lire…

— Retirons-nous, j’ai froid, dit-elle en saisissant tout d’un coup le bras de la princesse de Lamballe…

Elle jeta un regard d’inquiétude et d’angoisse sur ces quelques lettres tracées par le mulâtre au-dessous du chiffre royal, et se retira précipitamment…

Saint-Georges glissait encore comme une flèche rapide sur le canal lorsque la reine se leva ; ce ne fut qu’aux limites du bassin qu’il s’aperçut de ce brusque départ…

Ennuyé de se faire admirer seulement par les bourgeois, le chevalier avait regagné son traîneau… Le vent soufflait avec violence et menaçait d’enlever à toute minute le shako à plumes de Platon, qui commença à demander grâce au chevalier. Le départ de la reine avait éclairci les groupes… Plusieurs officiers des Gardes-Françaises donnèrent la main à Saint-Georges à la sortie, et le prièrent de venir dîner avec eux à l’hôtel d’Elbœuf ; le chevalier refusa.

Depuis quelque temps, l’humeur de Saint-Georges était changée. Sa rupture avec le Palais-Royal et le duc d’Orléans ne lui laissait que peu de ressources ; la noblesse de son caractère l’encourageait seule dans cette lutte contre sa propre fortune. Les menées du duc l’avaient indigné, lui qui ne comprenait rien à ce tragique pantin soumis aux fils du cabinet de Saint-James, à ce prince du sang conspirant contre les princes. Devant cette incurable dégradation, il avait jugé convenable de fuir, malgré toutes les belles paroles de son Mécène tendant à lui persuader que la révolution française assurerait bientôt, dans la moindre presqu’île, aux hommes de couleur tous les droits du citoyen. Confiné chez lui et souffrant déjà des atteintes d’une maladie cruelle qui le minait insensiblement, il préférait la compagnie de quelques artistes à cette pesante intimité.

On ne le voyait plus guère dans les cercles, il se promenait au bras d’un domestique dans les plus sombres allées des Tuileries… Ce n’est pourtant pas que le chevalier ne fût plus beau, seulement il était triste. Ses regards désenchantés ne se reposaient plus avec amour sur aucune image. Les femmes faciles l’ennuyaient, les hommes lui étaient devenus insupportables. Il n’avait qu’un culte, nous l’avons dit, une passion aussi profonde qu’insensée, passion dont il s’avouait à lui-même la folie ; cette passion, c’était la reine !

Il savait à n’en pouvoir plus douter que le duc d’Orléans avait formé autrefois le projet coupable d’élever jusqu’à la femme qu’il aurait dû le plus respecter des vœux rejetés avec dédain ; il le savait, et cela suffisait pour lui expliquer le ressentiment de cet homme contre la reine. Aux prises avec le besoin, Saint-Georges eût rougi de devoir à la pitié de ce prince quelques secours nécessaires ; c’était assez pour lui d’avoir voyagé avec le duc, il se souvenait de Wapping.

Ce n’était point pour la foule, mais pour la reine qu’il était venu. L’habit qu’il portait, il l’avait loué ; le faste en lambeaux de son heiduque, c’était sa réponse aux calomnies journalières qui l’accusaient d’être subventionné par d’Orléans. Avec quelle tristesse ne revit-il point Versailles ; Versailles, où la reine elle-même l’avait fait entrer autrefois par la main, par la même porte que Gluck ; Versailles, où par un singulier hasard le premier morceau de musique qu’il avait chanté au clavecin de la reine avait été celui-ci, noté par le divin Cimarosa :

Se mai senti spirarti sul volto
Lieve fiato che lento s’aggiri
Di, son questi gl’estremi sospiri
Del tuo fido che muore per te
[1] !

Quelle opinion devait avoir de lui cette royale hôtesse, cette femme qu’il n’avait fait qu’entrevoir dans ses jardins aussi belle que l’Armide de son maître Gluck ? Pouvait-elle ignorer que le duc d’Orléans lui avait ouvert aussi son palais, devait-elle le voir sous un autre aspect que sous celui d’un ennemi et d’un traître ? Tourmenté de ces pensées, Saint-Georges allait au-devant de quelque incident étrange ; il aurait voulu revêtir le corps de l’un de ces anges aimés de Dieu, pour épancher son âme quelques instans devant la reine.

Assis avec Platon dans une misérable chambre d’auberge, devant un feu dont la seule lueur l’éclairait, il tenait alors sa tête tristement dans ses deux mains.

Tout d’un coup l’on frappa légèrement à la porte ; un homme entra. C’était M. de Crussol, capitaine des gardes du comte d’Artois… À sa vue, Saint-Georges se leva ; un éclair de bonheur avait traversé sa prunelle…

— Veuillez me suivre, monsieur, dit avec précaution le capitaine des gardes à Saint-Georges ; je vous expliquerai chemin faisant le sujet de ma visite.

Joseph Platon pensa un moment qu’on lui enlevait son maître. Il se hâta de fondre sous son souffle les miroiteries de la glace aux carreaux de la fenêtre, et se rassura en voyant le chevalier monter dans une des voitures du château, dans la compagnie de M. de Crussol.

Le trajet fut court, les chevaux allaient avec la vitesse du vent. La neige tombait à flots ; la nuit était venue. La voiture s’arrêta devant l’une des petites portes de Trianon,

— Le roi est parti, Bazin ? dit M. de Crussol à l’intendant de Marie-Antoinette.

— Parti répondit Bazin en considérant Saint-Georges avec défiance.

M. de Crussol congédia Bazin, traversa la galerie, et tournant le bouton en cristal d’une autre porte cintrée, il introduisit Saint-Georges dans un salon orné de glaces.

Cet appartement, de moyenne grandeur, était embaumé de cette senteur douce que répandent les plantes aromatiques. Plusieurs vases de porphyre contenaient des fleurs rares sorties de la serre de Trianon. Une harpe et quelques ouvrages de femme semés sur une petite table incrustée de marqueteries interrompaient seuls l’harmonie de l’ameublement, qui était bleu.

La reine entra presque en même temps que M. de Crussol ; elle était pâle et tenait une rose blanche entre ses doigts. La princesse de Lamballe suivait la reine.

Marie-Antoinette fit signe à M. le capitaine des gardes de s’éloigner ; M. de Crussol obéit.

M. de Saint-Georges, balbutia la reine quand ils furent seuls, je vous ai fait venir, j’en avais le droit. J’ai lu ce matin le mot que vous avez tracé vous-même sur le canal : ce mot signifie PÉRIL. Je pense que vous voudrez bien m’expliquer ce mot. Quel est ce péril qui nous menace, monsieur ? Ce n’est pas la première fois que je vous adresse la parole ; remettez-vous et répondez-moi.

Tandis qu’elle parlait ainsi au chevalier, son émotion était visible, elle se peignait jusque dans le son de sa voix tremblante.

La reine était debout ; ses cheveux à demi roulés pendaient le long de ses joues blanches comme celles de Léda. Saint-Georges palpitait de trouble et de crainte…

— Encore une fois, poursuivit-elle, ne sauriez-vous me dire, vous qui êtes du parti de M. le duc d’Orléans, ce qu’il peut tramer de nouveau contre le roi ? Vous êtes de nos ennemis, monsieur, vous devez savoir où est le péril…

— Il y a péril, madame, répondit-il en regardant la reine avec une respectueuse assurance, du jour où un homme qui n’a pas le droit d’entrer ici à cette heure est mandé par vous, la nuit, dans votre palais ; il y a péril du jour où vous-même tremblez devant cet homme. On m’a calomnié, madame, en me disant l’ami du duc. Le duc d’Orléans me fait pitié !

Il y eut une pause glaciale de quelques secondes entre la reine et le chevalier. Après l’avoir envisagé avec attention, elle lui fit signe de s’asseoir. Madame de Lamballe, retirée dans un coin du salon, avait pris par contenance un canevas de broderie.

La reine se hâta de reprendre :

— Vous avez accompagné, je crois, le duc d’Orléans en Angleterre ?

Saint-Georges resta muet ; il se flattait que la reine ignorait encore ce voyage… Il était venu pour la sauver, et voici qu’elle l’accusait.

— Madame, répondit-il, car il se voyait bien forcé de répondre à cette souveraine interrogation, j’ai suivi le duc à Londres… Puisque le nom de cet homme est inséparable du mien dans votre pensée, il faut bien que je dénoue d’abord moi-même le nœud fatal qui nous lie. Je n’appartiens plus au duc d’Orléans, madame ; j’appartiens aux convictions de ma conscience. Un prince du sang m’avait tendu la main à mon entrée dans le monde : c’était alors un homme de plaisirs et d’étourderie ; j’étais loin de penser qu’il pût chercher en moi un partisan. Je lui devais ma fortune ; il pouvait se dire mon maître… Ses saturnales privées me faisaient frémir ; sa maison de filles perdues et de complaisans me répugnait. Spectateur résigné de ses vices, je portais le poids de cette reconnaissance funeste, devenue pour moi un devoir. Madame, j’ai bien souffert ! La moitié de ma vie s’est passée à excuser cet homme à mes propres yeux ; je le croyais frivole, curieux seulement de renommée et d’éclat. Son palais était le mien ; son père m’y avait lui-même accueilli. Mais un jour, supplice affreux ! moi qui vous parle, madame, je l’ai vu dormir sous la main impérieuse de l’orgie ; sous cette main il palpitait et parlait. Sa voix, qui avait l’air de la voix d’un homme mourant, révélait alors d’étranges pensées qui toutes se levaient et formaient autour de moi une ronde impitoyable. Ces pensées bruissent encore comme le flot des grèves à mon oreille… Révolté déjà en secret contre cet homme, je me suis révolté contre lui ouvertement ; je lui ai écrit sous l’empire de ce frémissement d’horreur excité en moi par sa confession involontaire. J’ai refusé d’être son agent. Tous mes doutes tombaient devant sa conduite. Je me suis interdit sa faveur et sa maison. Depuis ce temps ! hélas ! je n’ai plus songé qu’à une chose, à me faire aimer et pardonner de la seule femme qui pouvait me croire coupable. Présomptueux que j’étais ! cette femme se souvient-elle seulement de moi ? sait-elle seulement l’histoire de ma passion insensée, de ma lutte, de mes tortures ? Hélas ! elle me juge incapable de secouer ce terrible joug, elle me croit rivé à tout jamais à ce lâche bourreau ! Mais alors pourquoi m’avoir appelé, pourquoi me regarder encore ici-même avec ces yeux qui décident de la destinée d’un homme ? Madame, je tombe suppliant à vos genoux… Si vous me croyez l’ami et le confident du duc, faites-moi reconduire où l’on m’a pris ; si vous doutez de moi, ne me forcez point à demeurer devant vous. Hélas ! il n’est que trop vrai, je n’appartiens à vous que d’aujourd’hui. Mais ne me repoussez pas, car je sais tous vos destins !

— Je veux croire à vos paroles, monsieur, dit la reine en lui commandant avec une affectueuse dignité de se relever ; je me souviens d’ailleurs qu’il y a six ans vous avez fait ici de la musique avec moi… Ici… reprit-elle, dans mes temps joyeux… Et elle cachait mal une larme qui coulait de sa paupière gonflée…

— Oh ! je m’en souviens, continua-t-il à son tour avec une lente tristesse ; je ne touche pas une seule fois un clavecin sans me rappeler aussi ce temps !… Temps heureux où je n’étais qu’un artiste admis dans un concert de la reine ! Il n’y avait alors autour de nous ni souffle empesté ni volcan : la haine et le mensonge n’avaient pas besoin d’être combattus. Moi pauvre, venant du fond d’un désert, je ne croyais pas alors qu’un jour une reine de France me ferait chercher comme un pâle magicien ! Aujourd’hui un nuage cache l’étoile ; aujourd’hui, reine, plus de musique et de calme ; il faut vous résoudre à écouter des terreurs que votre insouciance traitera peut-être de chimères… Merci ! oh ! merci ! mon adorable souveraine, vous qui m’avez fait venir, vous éveillez dans mon âme tout un monde de bonheur ! Pourquoi faut-il que cette entrevue soit sinistre ! Pourquoi m’avoir choisi pour votre prophète, madame ? Encore quelques mois, ô reine, et tous vos amis parleront autour de vous d’exil et de fuite ; encore quelques mois, et votre tige royale sera brisée comme cette frêle fleur que vous balancez entre vos doigts ! Votre palais, le savez-vous, madame ? est plein d’ennemis ; les pamphlets qui vous déchirent se font chez vous ; lisez cette lettre, elle vous fera pâlir : cette lettre est de M. de Lauzun ! Par quelle fatalité, pendant que les défenseurs naturels de votre couronne vous trahissent, un homme obscur comme moi, rêveur ignoré, misérable, vient-il vous prier de réfléchir ? Est-il donc écrit que tous vos serviteurs devront se disperser un jour et fuir loin de vous au moindre péril ; que la reine boira sans eux cette coupe empoisonnée ? Derrière ce prince qui ose se dire encore votre parent malgré ses crimes, et qui vous reniera sans doute un jour, se cache une redoutable puissance : quand vous n’aurez plus de cour, il en aura une ; c’est le peuple ! Effroyable cour, madame, et dont le lâche se défie lui-même ! N’importe, il la craint, il la nourrit, il la pousse comme autant de flots irrités contre le trône. Vous tenez la lettre de M. de Lauzun ; voici d’autres papiers… car moi aussi je pourrais écrire un jour l’histoire de ces défections honteuses, de ces traîtrises qui avilissent les plus braves. Encore une fois, madame, vous êtes menacée, ces lettres sont le trop fidèle récit de mes craintes. Je vous les adressais comme à une fée invisible ; elles n’ont point d’autre but que celui de vous arracher au danger. Reine de France, ce n’est point un placet que je vous présente, c’est une liste véritable de conjurés, sur laquelle un prince eût voulu écrire mon nom. Pesez-la dans votre prudence et votre sagesse. La calomnie, madame, ne m’a pas épargné plus que vous ; la calomnie, qui énerve jusqu’au courage ! Le temps est venu enfin où je ne dois plus refouler en mon cœur tout ce que je sais ; lisez, madame, lisez ; ceci me donne le droit de mourir pour vous, si je n’ai pu vous sauver !

Il s’arrêta, éprouvant lui-même une indéfinissable fierté, car en tenant ces lettres et en les parcourant avec d’avides regards, le visage de Marie-Antoinette avait réfléchi toute son âme. Elle pâlissait et rougissait en même temps devant ces lâchetés inattendues.

— Monsieur, reprit-elle en donnant les lettres à Mme de Lamballe, je n’oublierai pas un si éminent service. Que puis-je faire pour vous ? parlez. Puisque le Palais-Royal n’est plus qu’un foyer de crimes et que vous l’avez quitté, je puis vous ouvrir une autre retraite. Mes bienfaits ne sont point de ceux qui font rougir. Parlez ; que désirez-vous ? Je verrai demain le roi ; il saura ce que vous avez fait pour lui…

— Pour vous, madame… murmura-t-il d’une voix entrecoupée par les sanglots. Je n’ai point de roi, point de patrie, moi qui suis né loin de votre ciel, moi qui fus bercé dans les maigres bras de la servitude. Je ne suis rien dans la cour, dans l’État ! Mais j’ai vu souffrir une femme de cœur, j’ai vu pleurer une reine ! Ce n’est que pour elle que je suis venu, pilote effrayé, lui dire les abîmes et les écueils. Maintenant, ô madame ! oubliez-moi.

— Vous oublier ! Saint-Georges ; non, vous n’êtes point de ceux qu’on oublie. Voire voix en ce moment a pour moi la douceur de celle d’un ami ; pourquoi faut-il que je ne vous aie pas tendu la main avant le duc d’Orléans ? Vous resteriez près de moi, Saint-Georges, et maintenant vous partez !

— Oui, je pars, répondit-il en faisant sur lui-même un prodigieux effort, je pars comblé de douleurs et de regrets. Adieu, noble femme, dont j’aurais pu être le serviteur ; adieu, maîtresse souveraine, dont j’ai tant de fois baisé la main dans mes rêves. Un démon jaloux m’a séparé longtemps de votre présence, et vous-même vous avez pu me croire votre ennemi. Adieu, reine ; je ne demande rien, et je pars. Qui sait, madame, où nous nous reverrons un jour ! Qu’importe l’avenir ? j’aurai réchauffé mon âme aux rayons purs de votre soleil. Qu’importent les jours sereins ou mauvais ? je vous aurai toujours contemplé, ange céleste ! Vous voulez savoir ce que je désire de vous ? Hélas ! c’est bien peu, c’est la rose que vous tenez là. Elle est aussi pâle en ce moment-ci que vos lèvres. Oh ! donnez-la-moi : je saurai bien, reine, la protéger sur ma poitrine, cette douce et chaste fleur ! À elle seule, madame, j’oserai dire ce que je ne pourrais dire sans vous offenser ! Encore une fois, je suis un insensé qui ne mérite que l’oubli !

En prononçant cet adieu, sa tête était retombée sur sa poitrine… Il pleurait alors, et il sanglotait comme un enfant.

La reine en eut pitié ; elle lui tendit la rose blanche… Il prit la fleur et baisa la main royale que Marie-Antoinette lui présentait.

Hélas ! c’était cette même femme qui devait, quatre ans plus tard, demander pardon au bourreau de lui avoir marché involontairement sur le pied — elle une reine de France !

Quand le chevalier se fut éloigné et qu’il eut marché longtemps à travers les allées du parc, il se retrouva, comme par un bizarre enchantement, vis-à-vis du grand canal… La lune avait percé les nuages ; le chiffre de la reine et le mot tracé par le patin de Saint-Georges étaient déjà effacés sous le souffle d’un vent tiède. Les glaçons avaient fondu leur croûte cristallisée. Versailles s’endormait dans un pacifique sommeil ; vous eussiez dit que le grand roi lui-même y reposait dans sa gloire.

Saint-Georges tira la rose de la reine de sa poitrine ; il en respira avidement le parfum et la mouilla d’une larme.

Un homme l’arracha à sa rêverie : c’était Platon. Tous deux franchirent les grilles du château royal, où dans quelques mois allait se ruer le peuple…

  1. Stances de Métastase.