Le Citoyen/Chapitre III

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Traduction par Samuel Sorbière.
Société Typographique (Volume 1 des Œuvres philosophiques et politiquesp. 97-126).

CHAPITRE III

Des autres lois de nature.


SOMMAIRE

I. Deuxième loi de nature, qu’il faut garder les conventions. IL Qu’il faut garder sa foi à tous, sans exception. III. Ce que c’est qu’injure.


IV. Qu’on ne peut faire tort qu’à celui avec lequel on a contracté. V. Distinction de l’injustice, en injustice des hommes et des actions. VI. Distinction de la justice en commutative et distributive examinée. VII. Qu’on ne fait point d’injure à celui qui veut la recevoir. VIII. Troisième loi de nature, touchant l’ingratitude. IX. Quatrième loi de nature, qu’il faut se rendre com­mode et sociable. X. Cinquième loi de nature, touchant la miséricorde. XI. Sixième loi de nature, que les punitions ne regardent que le temps à venir. XII. Septième loi de nature, contre les outrages. XIII. Huitième loi de nature, contre l’orgueil. XIV. Neuvième loi de nature, touchant la modestie. XV. Dixième loi de nature, touchant l’équité, ou contre l’acception des personnes. XVI. Onzième loi de nature, touchant ce qu’il faut avoir en commun. XVII. Douzième loi de nature, touchant ce qu’il faut diviser par sort. XVIII. Treizième loi de nature, du droit d’aînesse, et de la préoccu­pation. XIX. Quatorzième loi de nature, que les médiateurs de la paix doivent jouir d’une sûreté inviolable. XX. Quinzième loi de nature, qu’il faut établir des arbitres des différends. XXI. Seizième loi de nature, que personne ne peut être juge en sa propre cause. XXII. Dix-septième loi de nature, que les arbitres ne doivent point espérer de récompense des parties. XXIII. Dix-huitième loi de nature, touchant les témoins. XXIV. Dix-neuvième loi de nature, qu’on ne fait aucun pacte avec un arbitre. XXV. Vingtième loi de nature, contre l’ivrognerie, et tout ce qui empêche l’usage de la raison. XXVI. Règle pour connaître d’abord si ce que nous ferons sera contre la loi de nature, ou non. XXVII. Les lois de nature n’obligent que devant le tribunal de la conscience. XXVIII. Qu’on viole quelquefois les lois de nature, par une action que les autres lois permettent. XXIX. Que les lois de nature sont immuables. XXX. Que celui est juste qui tâche d’accomplir les lois de nature. XXXI. Que la loi de nature et la loi morale sont une même chose. XXXII. D’où vient donc que ce qui a été dit de la loi de nature, n’est pas le même que ce que les philosophes enseignent touchant les vertus. XXXIII. Que la loi de nature n’est pas loi à parler proprement, sinon en tant qu’elle est contenue dans la sainte Écriture.


I. La deuxième loi de nature, qui dérive de cette fondamentale, que nous avons tantôt posée en l’article II du chapitre Il, est qu’il faut garder les conventions qu’on a faites, et tenir sa parole. Car il a été montré ci-dessus, que la loi de nature ordonne, comme une chose nécessaire à procurer la paix, qu’on se fasse transport de certains droits les uns aux autres, ce qui se nomme un pacte, toutes fois et quantes que ce dont on est demeuré d’accord se doit exécuter à quelque temps de là. Or est-il certain que cela fait beaucoup à l’établissement de la paix, en tant que mettant nous-mêmes en exécution ce dont on est convenu, nous montrons bon exemple aux autres, et que les pactes seraient fort inutiles, si on ne les accomplissait. Puis donc que l’observation de la foi promise est très nécessaire à se procurer le bien de la paix, la loi de garder les pactes sera un précepte de la loi naturelle.


II. Il n’y a en ceci aucune exception à faire des per­sonnes avec lesquelles nous contractons, comme si elles ne gardent point leur foi aux autres, ou même n’estiment pas qu’il la faille garder, et sont entachées de quelque autre grand défaut. Car celui qui contracte avec elles, dès là montre que tout ce qu’il y a à reprendre en elles ne lui semble pas digne d’empêcher son action : et ce serait d’ailleurs une chose contre le bon sens, que de faire de gaieté de cœur une formalité inutile. C’est tomber en contradic­tion que de dire qu’un contrat n’est pas à observer, et ne laisser pas cependant de le faire ; car en contractant on avoue tout le contraire. Mais pour éviter une telle absur­dité, il faut ou garder la foi promise à qui que ce soit sans exception, ou ne pas la promettre, c’est-à-dire ou déclarer ouvertement la guerre, ou maintenir une paix assurée et inviolable.


III. Faire une injure, c’est proprement fausser sa parole, ou redemander ce qu’on a donné. Elle consiste en quelque action, ou en quelque omission. L’une et l’autre se nomment injustes ; de sorte que le mot d’injure signifie la même chose qu’une action ou une omission injuste, et toutes deux emportent une infraction de quelque accord. En effet, il semble que ce nom d’injure a été donné chez les Latins à cette sorte d’ac­tion ou d’omission, à cause qu’elle est faite sine jure, hors de tout droit, dont le transport avait été fait à autrui par celui qui fait, ou qui manque à faire quelque chose. Il y a beaucoup de rapport, à mon avis, entre ce qu’on tient pour injure dans le cours de la vie, et ce qu’on nomme absurde dans l’École. Car de même qu’on dit, que celui qui est contraint par la force des démonstrations de nier une assertion, qu’il avait auparavant soutenue, est réduit à l’absurde ; celui aussi, qui, par une faiblesse d’esprit, fait, ou laisse à faire une chose qu’il avait promise tout autrement dans son contrat, commet une injure, et ne tombe pas moins que l’autre en cette espèce de contradic­tion, que l’École a nommée absurdité. Car, en accordant qu’une telle action sortira à effet, il a voulu qu’elle se fit : et en ne la faisant pas, il témoigne qu’il veut tout le contraire ; ce qui est vouloir, et ne pas vouloir en même temps, contradiction honteuse et manifeste. Je dirais donc volontiers, que l’injure est une certaine absurdité qui se commet en la conversation ; tout ainsi que l’absurdité est une espèce d’injure qui se fait en la dispute.


IV. De là il s’ensuit * qu’on ne peut faire tort à une personne, si on n’avait point auparavant contracté avec elle, si on ne lui avait, par quelque pacte, donné ou promis quelque chose. C’est pourquoi on met bien souvent de la différence entre le dommage et l’injure. Si un maître commande à son valet, qui lui a promis obéissance, de compter quelque argent, ou de faire quelque autre présent à une certaine personne qu’il a envie de gratifier ; lorsque le valet manque à la commission, il cause du dom­mage à ce troisième-là, et ce n’est qu’à son maître à qui il fait une injure. De même, en une ville, si quelqu’un nuit à un autre avec qui il n’avait point fait de pacte, à la vérité il lui cause du dommage en ce mal qu’il lui fait ; mais l’injure, à parler saine­ment, redonde sur celui qui a le gouvernement des affaires publiques, et qui y exerce la plus haute magistrature. Car, si celui qui a reçu le dommage se plaignait de l’injure, l’autre pourrait lui répondre « pourquoi vous plaignez-vous de moi  ? » Suis-je tenu de faire selon votre fantaisie, plutôt que selon la mienne, puisque je n’empêche pas que vous fassiez à votre volonté, et que la mienne ne vous sert pas de règle ? Qui est un discours auquel je ne trouve rien à redire, lorsqu’il n’est point intervenu de pactes précédents.


Remarque :

  • [Qu’on ne peut faire tort, etc.] « Le nom d’injustice a une signification relative à la loi ; celui d’injure a du rapport à la lo i, et à une certaine personne particulière. Car ce qui est injuste, est tel envers tous. Mais une injure peut toucher un autre, sans me toucher aussi. Elle ne regarde quelquefois aucun particulier, mais seulement le public. Il y en a où le public, ni le particulier, n’ont rien à dire, mais où Dieu seul est offensé. C’est proprement la force du pacte et le transport du droit, qui fait qu’une certaine personne, plutôt qu’une certaine autre, reçoit une injure. De là vient qu’en toutes les villes du monde, la police laisse aux particuliers la liberté de rompre, au de faire exécuter la teneur des contrats. Mais les dommages publics, les infractions des lois politiques, ne sont pas laissés de même : car Les larcins, les meurtres et les autres crimes ne sont pas punis selon la volonté de ceux contre qui ils ont été commis, mais selon les lois établies. De sorte qu’une injure ne peut être faite à quelqu’un, qu’après qu’on lui a cédé quelque droit. »


V. Ces noms de juste et d’injuste, comme aussi ceux de justice et d’injustice, sont équivoques : car ils signifient choses diverses, suivant qu’on les attribue aux personnes ou aux actions. Quand on les applique aux actions justes, juste signifie le même que fait à bon droit, et injuste, tout au contraire de l’équité. Celui qui a fait quelque chose justement est nommé innocent, et ne mérite pas pour cela seul le titre de juste ; com­me celui qui a commis une injustice est nommé coupable, plutôt qu’injuste. Mais quand ces termes sont appliqués aux personnes, être juste signifie le même que se plaire aux actions justes, s’étudier à rendre la justice, et l’observer partout ponctuel­lement. Au contraire, être injuste se dit d’une personne qui méprise la justice, et qui ne la mesure pas à ses promesses, mais à sa commodité présente. Par ainsi, il y a différence entre la justice, ou l’injustice, qui se trouvent en l’âme d’une personne, dans le fonds de ses mœurs, et celles qui se voient dans une action, ou dans une omission mauvaise. Et comme il peut échapper à un homme juste une infinité d’actions injus­tes, il en peut aussi sortir de justes d’une personne injuste. Cela étant, on peut nommer juste, un homme qui fait des actions justes, à cause que les lois les commandent, et qui n’en commet d’autres que par infirmité. Mais on doit appeler injuste, celui qui n’agit justement que par la crainte qu’il a des peines que les lois imposent et qui, en faisant des actions injustes, suit la pente de ses mauvaises inclinations.


VI. On distingue d’ordinaire la justice des actions en deux espèces, en la commu­tative, et en la distributive, dont on dit que la première suit la proportion arithmétique, et l’autre la géométrique : que celle-là se pratique aux échanges, aux ventes, aux achats, aux emprunts, aux restitutions, aux louages, aux arrentements, et en telles autres actions de personnes qui contractent ; là où la justice commutative naît de la reddition des choses égales à celles qu’on a reçues. Que celle-ci s’exerce en la juste estimation de la dignité et du mérite des personnes ; de sorte que la justice distributive se trouve dans la dispensation des biens et des honneurs, que l’on fait à chacun proportionnément à son mérite. Je reconnais en cela quelque distinction de l’égalité, en sorte qu’il y ait une égalité simplement telle, comme lorsque l’on compare deux choses de même prix entre elles, une livre à douze onces d’argent ; et une autre égalité qui n’est pas tout à fait telle ; par exemple, s’il y a mille écus à distribuer à cent hommes, et qu’on en donne six cents à soixante, et quatre cents aux quarante qui restent, il n’y a pas de l’égalité entre ces deux hommes, et toutefois, à cause qu’il y en a avec ceux à qui il les faut distribuer, l’un en recevra autant que l’autre, d’où la distribution deviendra égale. Cette égalité tombe dans la proportion géométrique. Mais que fait cela au sujet de la justice ? Car, ni si je vends ma marchandise le plus haut que je puis, je ne fais tort à personne, à cause que l’acheteur l’a ainsi voulu et me l’a demandée ; ni aussi je n’offense personne, si je donne davantage de ce qui m’appar­tient à celui qui en mérite le moins, pourvu que je donne aux autres ce que je leur ai promis : ce que notre Sauveur confirme en quelque part de l’Évangile. Ce n’est donc pas là une bonne division de la justice, mais de l’égalité. Néanmoins il est peut-être malaisé de nier tout à fait que la justice ne consiste en quelque égalité, c’est-à-dire en ceci seulement, qu’étant tous naturellement égaux, l’un ne s’attribue pas plus de droit qu’il n’en accorde à autrui, s’il ne s’en est acquis, par des pactes préalables, quelque prérogative. Ce que je dis en passant contre cette distinction de la justice, bien qu’elle soit reçue presque de tous universellement ; afin que personne ne pense qu’une injure soit autre chose que le violement des pactes et de la foi promise, comme je l’ai définie ci-dessus.


VII. C’est une fort ancienne maxime, qu’on ne fait point d’injure à celui qui veut la recevoir. Mais voyons si nous en pourrons découvrir la vérité par nos principes. je suppose donc que ce que quelqu’un répute à injure, ait été fait de son consentement ; il a permis qu’on ait fait ce que les pactes précédents défendaient de faire. Mais puisqu’il l’a ainsi voulu, le pacte a été annulé (comme il appert de l’article XV du chapitre précédent) ; donc le droit d’agir, comme il lui a plu, est retourné à celui qui s’en est servi ; et, par conséquent, il n’a rien fait contre le droit, ni il n’a point commis d’injure.


VIII. La troisième loi de nature est qu’on ne permette point que celui qui, s’assu­rant de notre reconnaissance, a commencé le premier à nous bien faire, reçoive de l’incommodité de sa franchise, et qu’on n’accepte un bienfait qu’avec une disposi­tion intérieure de faire en sorte que le bienfaiteur n’ait jamais de juste sujet de se repentir de sa bénéficence. Car sans cela, celui qui se mettrait le premier à bien faire aurait peu de raison de prodiguer et de voir périr la plus belle chose du monde, qui est sans doute un bienfait. D’où il s’ensuivrait qu’il ne se trouverait plus de courtoisie parmi les hommes, et que toute l’amitié et la fidélité qui les lient en seraient ôtées ; qu’ils ne se prêteraient aucune assistance, et qu’il n’y aurait jamais aucun commencement aux civi­l­ités réciproques qui les assemblent. Ce qui étant, on demeurerait nécessairement dans l’état de guerre, qui est contre la loi fondamentale de nature. Or, d’autant que l’infraction de cette loi n’est pas un violement de sa foi et de ses promesses (car on ne suppose point qu’il en soit intervenu aucunes) elle n’a pas aussi accoutumé d’être nommée injure : mais parce que le bienfait et la reconnaissance ont une relation réci­proque, on lui donne le nom d’ingratitude.


IX. La quatrième loi de nature est que chacun se rende commode et traitable aux autres. Pour mieux entendre cela, il faut remarquer que les hommes qui doivent entrer en société y apportent une merveilleuse diversité d’esprits, comme leurs affections sont diverses. Il en est de même d’eux, que des pierres qu’on assemble de diverse matière et de diverse figure, pour élever un grand édifice : car tout ainsi qu’une pierre, dont la figure est raboteuse et irrégulière, qui se met en œuvre malaisément, et fait perdre aux autres plus de place qu’elle n’en occupe, si la dureté de sa matière ne permet point qu’elle soit taillée, est enfin rejetée comme malpropre et incommode au bâtiment ; pareillement, un homme, qui, par la rudesse de son esprit, veut retenir des choses qui lui sont superflues, et ôter à autrui ce qui lui serait nécessaire, qui demeure opiniâtre et incorrigible, devient à charge, fâcheux, et incommode à tout le monde, très malpropre à entrer dans la société civile. En effet, puisque ce n’est pas tant seulement avec juste raison, mais par quelque nécessité naturelle, que chacun s’effor­ce de tout son possible d’acquérir les choses nécessaires a sa conservation ; s’il se rencontre quelqu’un, qui s’opiniâtre à retenir les superflues, ce sera par sa faute que la guerre en naîtra ; parce que rien ne l’oblige à émouvoir cette dissension. Il choque en ce déraisonnable procédé la loi fondamentale de nature ; suivant laquelle je tire cette conclusion, comme démontrée, que chacun doit se rendre souple et maniable aux intérêts d’autrui, qui ne renversent pas les liens propres et nécessaires. Celui qui enfreint cette loi est barbare, ou pour m’expliquer plus doucement, fâcheux, et incom­mode à la société civile.


X. La cinquième loi de nature est qu’il faut pardonner les fautes passées à celui qui s’en repent et qui en demande pardon, en prenant toutefois des assurances pour l’avenir. Le pardon du passé, ou la rémission de l’offense, n’est autre chose que la paix qu’on accorde à celui qui la demande, plein de repentir d’une action par laquelle il provoquait à la guerre. Mais la paix qu’on accorde à une personne qui ne se repent point, c’est-à-dire qui conserve un cœur ennemi, ou qui ne donne point des assurances pour l’avenir, n’est pas tant une paix, qu’un effet honteux de la crainte : et par consé­quent, ce n’est pas la nature qui nous l’ordonne. Au reste, celui qui ne veut pas par­don­ner à une personne qui se repent, et qui lui donne pour l’avenir toutes les assuran­ces qu’il doit désirer, montre en cette obstination que c’est la paix qui lui désagrée. Ce que je tiens entièrement contraire aux lois de la nature.


XI. La sixième loi de nature est qu’en la vengeance ou imposition des peines il ne faut pas regarder au mal passé, mais au bien à venir. C’est-à-dire, qu’il n’est permis d’imposer quelque peine, à autre dessein qu’à celui de corriger le coupable, ou de rendre meilleurs ceux à qui le supplice servira d’exemple. je confirme cela, première­ment de ce que, par la loi naturelle démontrée en l’article précédent, chacun est obligé de pardonner à autrui, pourvu qu’il prenne des précautions pour l’avenir. D’ailleurs, parce que la vengeance, lorsqu’elle ne regarde que le temps passé, n’est autre chose qu’un triomphe, et qu’une gloire d’esprit qui n’aboutit à aucune fin (car on ne consi­dère que le passé et la fin doit toujours regarder l’avenir). Or ce qui ne tend à aucune fin certaine, est vain et tout à fait inutile. La vengeance, qui ne regarde pas l’avenir, procède d’une vaine gloire, et s’exerce contre toute raison. Mais d’offenser quelqu’un sans raison, c’est introduire la guerre dans le monde, et renverser la loi fondamental- de nature. C’est donc un précepte de la nature, que d’user de prévoyance en la ven­gean­ce des injures, sans avoir d’égard au passé ; et l’infraction de cette loi est ce qu’on nomme cruauté.


XII. Or, d’autant que sur toutes choses les témoignages de haine et de mépris excitent les disputes et les querelles, en sorte qu’il s’en trouve plusieurs qui aimeraient mieux perdre la vie, et à plus forte raison se priver de la paix, que souffrir une injure ; il s’ensuit que la nature ordonne en sa loi septième, que personne ne témoigne ou ne donne à connaître à autrui, par aucune de ses actions ou de ses paroles, ni par le rire, le geste, ou la contenance de son visage, qu’il le hait, ou qu’il le méprise. Le viole­ment de cette loi se nomme outrage. Mais bien qu’il n’y ait rien de si ordinaire que les outrages dont les plus forts offensent les plus faibles ; et que les juges jettent souvent contre les criminels des brocards et des railleries, qui ne font rien à la question, ni à l’exercice de leur judicature, si est-ce que ces personnes-là violent la loi de nature, et doivent être tenues pour outrageuses.


XIII. Il n’appartient pas à l’état de nature, mais à celui de la politique, de vuider la question de la dignité et du mérite entre deux hommes qui disputent de la préférence, ni même ce n’est pas une chose qui tombe en question dans l’état de nature : car j’ai fait voir ci-dessus, chapitre premier, article III, que naturellement tous les hommes sont égaux entre eux ; et par ainsi, que toute l’inégalité qui règne maintenant parmi eux, et qui se tire des richesses, de la puissance, ou de la noblesse des maisons, vient de la loi civile. Je sais bien qu’Aristote, au livre premier de ses politiques, établit com­­me un fondement de toute cette science, qu’il y a des hommes que la nature a faits dignes de commander, et d’autres qui ne sont propres qu’à obéir : comme si la qualité de maître et de serviteur n’était pas introduite du consentement des hommes, mais par une disposition, ou par une imperfection naturelle. Mais ce fondement, outre qu’il est contre la raison, l’expérience aussi lui est toute contraire. Car il n’y a person­ne si stupide, qui ne s’estime assez capable de se conduire, et qui aime mieux se laisser gouverner à quelque autre. Et s’il fallait que les plus forts et les plus sages combattissent pour le commandement, je ne sais si ces derniers l’emporteraient. Soit donc que les hommes soient naturellement égaux entre eux, ou qu’ils ne le soient pas, il faut reconnaître une égalité ; parce que s’ils sont inégaux, ils entreront en querelle, et combattront pour le gouvernement, et la nécessité les obligeant enfin de tendre à un accord, en la paix qui se fera ils se tiendront pour égaux. C’est pourquoi j’établis cette maxime comme la huitième loi de nature, qu’on estime tous les hommes naturelle­ment égaux. A laquelle loi, l’orgueil est tout contraire.


XIV. Comme il était nécessaire pour la conservation de chaque particulier qu’il cédât de quelques-uns de ses droits, aussi il n’est pas moins important à ce même dessein qu’il se réserve la possession de certains droits inaliénables : par exemple, celui de défendre sa personne, de jouir de la liberté, de l’air, de l’eau, et de toutes les autres commodités nécessaires à la vie. De même donc que ceux qui font une paix entre eux, retiennent quantité de droits communs, et en acquièrent de propres, c’est aussi une règle de la nature que je mets au neuvième rang, « qu’on accorde à tous les autres les privilèges qu’on demande pour soi-même ». Autrement, ce serait en vain qu’on aurait reconnu l’égalité, que nous avons établie en l’article précédent. Car qu’est-ce autre chose, je vous prie, reconnaître, en contractant une société, que les per­sonnes sont égales, que de leur attribuer choses égales ; sans laquelle condition rien ne les forçait de se réunir en une société civile ? Or par ces choses égales, que je veux qu’on distribue entre des égaux, je n’entends que des proportionnées. L’observation de cette loi se doit nommer modestie, et l’infraction est un certain dérèglement de pensées qui produit l’avarice, l’insolence, et tous ces autres vices qui ne regardent point la mesure et la modération de la modestie.


XV. La dixième loi de nature commande à chacun de rendre la justice avec une distribution égale de faveur aux deux parties. Par la loi précédente, il est défendu que nous nous attribuions plus de droit de nature, que nous n’en accordons aux autres. Nous pouvons nous en réserver moins, si bon nous semble, et c’est quelque­fois un effet de modestie. Mais quand il s’agit de distribuer le droit à autrui, cette loi-ci nous défend de favoriser l’un plus que l’autre : car cela est contre l’égalité naturelle, et l’on fait tort à celui que l’on postpose par ce mépris qu’on témoigne de sa personne. Or est-il que cette force d’outrage heurte la loi de nature, comme je l’ai déjà prouvé. L’obser­vation de cette loi se nomme équité, et quand on l’enfreint, on tombe dans l’acception des personnes.


XVI. Je recueille la loi onzième de cette précédente. Il se faut servir en commun (s’il se peut) des choses qui ne peuvent pas être divisées, et cela au gré de celui qui en a besoin, si la quantité le permet : mais si elle ne souffre pas que chacun en prenne autant que bon lui semble, il faut qu’on en use avec mesure, et proportion­nément au nombre de ceux qui ont à s’en servir. Car autrement on ne pourrait pas garder cette égalité, laquelle j’ai démontré ci-dessus que la nature nous enseigne.


XVII. Pareillement, si la chose dont on a à se servir ne peut être divisée, ni pos­sé­dée en commun, la douzième loi de nature ordonne qu’on s’en serve tour à tour, ou qu’on la donne, au sort, et que même en l’usage alternatif, on jette le sort à qui en aura le premier la possession. Car en cette conjoncture aussi, il faut avoir égard à l’égalité, et on ne peut point trouver d’autre moyen de la garder que celui du hasard.


XVIII. Or il y a de deux sortes de hasard, l’une est arbitraire et l’autre est natu­relle. Le sort arbitraire est celui qui est jeté du consentement des parties, et qu’on laisse à la conduite de la fortune. Le sort naturel est la primogéniture, et la préoccu­pation. De manière que les choses, qui ne peuvent être divisées, ni possédées en commun, doivent demeurer à celui qui s’en est saisi le premier ; et par la même raison, les biens d’un père viennent à l’aîné de ses enfants, s’il n’avait auparavant fait transport de ce droit. Je mets donc ce droit d’aînesse pour la treiziè­me loi de nature.


XIX. La quatorzième loi de nature est que ceux qui s’entremettent pour procurer la paix, doivent jouir d’une sûreté inviolable. Car la même raison qui nous persuade la poursuite de quelque fin, nous porte aussi à la recherche de tous les moyens nécessai­res à y parvenir. Or la première chose que le bon sens nous dicte est la paix, toutes les autres ne sont que des moyens pour l’acquérir : mais surtout la médiation, et cette sûreté que nous voulons maintenant donner aux médiateurs, comme une prérogative fondée dans l’une des principales lois de nature.


XX. Au reste, d’autant qu’il pourrait arriver, que bien que les hommes demeuras­sent d’accord de toutes ces lois de nature, et tâchassent de les observer, néanmoins des difficultés et des disputes naîtraient tous les jours en ce qui regarde leur usage, et l’application qui s’en doit faire aux occurrences particulières ; de sorte que de cette question du droit, si une certaine action a été contre la loi, ou non, les parties qui se tiendraient lésées, pourraient en venir aux mains. Pour remédier à cet inconvénient, et conserver le bien de la paix, ne se pouvant choisir une voie plus équitable, il est nécessaire que les deux parties, qui sont en différend, conviennent d’un tiers et s’obli­gent par des pactes réciproques de se tenir au jugement qu’il prononcera sur la chose controversée ; et cette personne, choisie du commun consentement, se nomme un arbitre. Duquel raisonnement je tire cette quinzième règle de la loi de nature, qu’il faut que les deux parties, qui sont en contestation du droit, se soumettent à l’arbitrage d’une personne tierce et désintéressée.


XXI. Or dès là que ce juge ou cet arbitre a été choisi des parties pour terminer leur différend, il ne faut point que ce soit l’un des plaidants : car on présume que chacun cherche naturellement ses propres avantages, et ne regarde à la justice que par acci­dent, à cause du bien de la paix ; de sorte qu’il ne pourrait pas si précisément observer cette égalité prescrite par la loi de nature, comme ferait un troisième. D’où s’ensuit cette seizième maxime : que personne ne doit être juge, ou arbitre de sa propre cause.


XXII. J’en tire aussi cette dix-septième loi de nature : qu’il ne faut point que celui-là soit arbitre, qui a à espérer plus d’avantage, ou de gloire de la victoire de l’une que de l’autre partie. Car c’est la même raison que j’ai apportée en la loi précédente.


XXIII. Mais quand il est question du fait, c’est à l’arbitre qui prête une égale croyance aux parties, qui assurent des choses contradictoires, de ne croire à l’un ni à l’autre. Il faut donc s’en tenir à un troisième, à un quatrième, ou à plusieurs, sur le rapport desquels on prononce du fait, au défaut de preuves plus manifestes. Et ainsi ce sera la dix-huitième loi de nature, que les juges et les arbitres donnent leur sen­ten­ce suivant le dire des témoins qui semblent ne favoriser aucune des parties, lorsqu’ils ne découvrent pas des indices du fait plus assurés.


XXIV. De la définition que j’ai donnée de l’arbitre, il sera très aisé de comprendre qu’il ne doit être intervenu aucun pacte, ni aucune promesse entre l’arbitre et les parties dont il est juge, par où il soit obligé de prononcer en faveur de l’une d’elles ; ni même par où il se soit obligé en général de régler son jugement à ce qui est de la justice, ou à ce qui lui semble en être. Il est vrai que l’arbitre s’est obligé par la loi de nature, dont j’ai fait mention en l’article XV, de donner une sentence qu’il estime juste. A laquelle obligation de la loi, le pacte ne peut rien ajouter davantage ; et par conséquent le pacte serait inutile. D’ailleurs, si le juge prononçant un jugement ini­que, assurait qu’il est très équitable, et si ce prétendu nouveau pacte n’était invalide, la controverse demeurerait indécise après la sentence prononcée, ce qui est directement contraire à la constitution de l’arbitre, qui a choisi des parties, en sorte qu’elles se sont obligées réciproquement de ratifier sa sentence. Ce sera donc ici la dix-neuvième loi de nature, qu’un arbitre doit être libre en son jugement.


XXV. Au reste, vu que les lois de nature ne sont autre chose que des maximes du bon sens ; de sorte que si quelqu’un ne tâche de se conserver la faculté de bien rai­sonner, il ne peut pas les observer ; il est manifeste que celui qui fait à escient des choses qui obscurcissent l’usage de la raison, se rend de gaieté de cœur coupable envers les lois de nature. Car il n’importe que quelqu’un manque à son devoir, ou qu’il s’occupe de son bon gré à des choses qui l’empêcheront de le faire. Or est-il que ceux-là pervertissent leur raison, qui font des choses dont ils se troublent la raison, et tirent leur âme de son assiette naturelle, comme il arrive manifestement à ceux qui s’adon­nent à l’ivrognerie, et qui s’ensevelissent dans le vin et les viandes. Donc l’ivro­gnerie pèche contre la vingtième loi de nature.


XXVI. Peut-être que quelqu’un, qui aura remarqué l’artifice avec lequel les règles précédentes sont tirées de cette maxime fondamentale de la raison, qui nous porte naturellement à procurer notre conservation, me dira que la déduction de ces lois est si malaisée, qu’il ne faut pas s’imaginer que le vulgaire les puisse connaître, et que par conséquent elles ne l’obligeront pas. Car les lois n’obligent, et ne sont proprement lois qu’en tant qu’elles sont connues. A cela je répondrai, qu’il est vrai que l’espérance, que la crainte, la colère, l’avarice, l’orgueil, et les autres perturbations de l’âme empêchent, tandis qu’elles dominent, qu’on ne découvre les lois de nature. Mais au reste qu’il n’y a personne qui n’ait quelquefois de bons intervalles, et qui ne jouisse de quelque sérénité d’esprit. Alors il n’y a rien de si aisé à qui que ce soit, pour si rude et ignorant qu’il puisse être, que de connaître des lois de nature ; et cela par une méthode bien courte, c’est qu’on se mette en la place de celui envers lequel on est en doute si l’on observera le droit de nature, en ce que l’on veut entreprendre qui le touche. Car on remarquera d’abord que les passions, qui poussaient à une action, se mettant dans l’autre bassin de la balance, la tiendraient en équilibre, et empêcheront de passer outre. Cette règle non seulement est aisée, mais il n’y a rien de si connu qu’elle, té­moin ce dire si commun, « qu’il ne faut point faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît à nous-mêmes ».


XXVII. Or, d’autant que la plupart des hommes, par un désir déréglé qui les pousse à la recherche de leurs commodités présentes, sont peu propres à observer tou­tes ces lois de nature, quoiqu’ils les connaissent et les avouent : s’il arrivait que quelques-uns, plus modestes que les autres, s’adonnassent à cette équité, et à cette condescendance que la droite raison leur dicte, sans que les autres fissent le même, ils se conduiraient, à mon avis, fort déraisonnablement : car bien loin de se procurer la paix, ils se précipiteraient inconsidérément dans une ruine certaine, et se donneraient en proie à ceux qui se moquent du bon sens et de la justice. Il ne faut donc pas esti­mer que la nature, c’est-à-dire la raison, nous oblige à mettre en œuvre * toutes ces maximes, en cet état où les autres hommes méprisent de les pratiquer. Cependant, nous ne laissons pas d’être tenus à conserver une disposition intérieure de les mettre en usage, toutes fois et quantes que leur pratique nous conduira apparemment à la fin qu’elles se proposent. Et ainsi il faut conclure que la loi de nature oblige toujours devant le tribunal, comme on parle, de la conscience : mais non pas toujours en l’exté­rieur, si ce n’est lorsque cela peut se faire en toute sûreté, et sans en encourir de danger.


Remarque :

  • [Toutes ces maximes.] Voire parmi ces lois il y en a, desquelles l’omission en l’état de nature vaut mieux (pourvu qu’elle ait pour but la paix et la conservation propre) que si on les observait ponctuellement. En ces occasions, enfreindre la loi de nature, c’est en être le protecteur. Celui qui emploie toutes sortes de moyens contre ceux qui font le même, qui ôte à ceux qui ravissent, ne fait rien contre la justice. Au contraire, pratiquer en temps de guerre ce qui serait tenu en temps de paix pour une action de modestie et de modération, c’est commettre une lâcheté, et se trahir soi-même. Mais il y a de certaines lois naturelles, dont l’exercice ne cesse point, mê me en temps de guerre. Car je ne comprends pas à quoi servent à un homme pour le bien de la paix, et pour la conservation propre, l’ivrognerie et la cruauté, je veux dire cette vengeance qui ne regarde pas un bien avenir. En un mot, dans l’état de nature, il ne faut pas mesurer le juste et l’injuste par les actions, mais par le dessein et la conscience de celui qui les pratique. Ce qu’il faut faire nécessairement, ce qu’on fait en désirant la paix, ce à quoi on se résout pour la conservation particulière, est toujours fait avec une grande justice. Hors de là, tous les dommages qu’on cause à un homme sont autant d’enfreintes de la lui de nature, et de péchés contre la majesté divine.


XXVIII. On peut enfreindre les lois qui obligent la conscience, non seulement par une action qui leur est opposée, mais aussi par une qu’elles permettent, s’il arrive que celui qui la commet ait une opinion contraire. Car encore que l’action soit en elle-même conforme aux lois, il n’en est pas ainsi de la conscience.


XXIX. Les lois de nature sont immuables et éternelles. Ce qu’elles ont une fois défendu ne peut jamais devenir licite ; et ce qu’elles ont commandé ne peut jamais être défendu. Car il n’arrivera jamais que l’orgueil, que l’ingratitude, que l’infidélité ou l’injure, l’inhumanité et les outrages soient des choses permises, ni que les vertus opposées soient des choses défendues, si vous les prenez pour des dispositions intérieures de l’âme, c’est-à-dire si vous les considérez devant le secret ressort de la conscience, où seulement elles obligent et prennent le titre de lois. Mais bien que les actions puissent être tellement diversifiées par les circonstances et par les lois civiles, que celles qui ont été justes en une saison deviendront injustes en une autre ; et que celles qu’on aura tenues en un temps pour raisonnables, seront estimées absurdes en un autre, néanmoins la raison ne change jamais cette dernière fin que nous avons établie de la paix et de la défense, ni les moyens que nous avons donnés pour y parvenir, c’est à savoir, ces vertus ou habitudes intellectuelles, qui ne peuvent être effacées par la coutume, ni abrogées par la loi civile.


XXX. De tout ce discours il appert, combien les lois naturelles sont aisées à remarquer : car elles ne demandent qu’un simple, mais vrai et constant effort de la connaître. Celui qui le contribue doit être nommé juste. Car en ce qu’il tâche de tout son possible, et s’étudie de régler toutes les actions aux préceptes de nature, il montre clairement la bonne volonté qu’il a de les accomplir, qui est tout ce à quoi la nature raisonnable nous oblige. Or celui-là mérite le titre de juste, qui a fait tout ce à quoi il était obligé.


XXXI. Tous les auteurs demeurent d’accord en ce point, que la loi de nature est la même que la loi morale. Voyons quelles sont les raisons qui prouvent cette vérité. Il faut donc savoir que ces termes de bien et de mal sont des noms imposés aux choses, afin de témoigner le désir ou l’aversion de ceux qui leur donnent ce titre. Or les appétits des hommes sont très divers, suivant que leurs tempéraments, leurs coutu­mes, et leurs opinions se rencontrent divers ; comme il est tout manifeste aux choses qui tombent sous les sens, sous le goût, sous l’odorat, ou sous l’attouchement ; mais encore plus en celles qui appartiennent aux actions communes de la vie, en laquelle ce que l’un loue et nomme bon, l’autre le blâme et le tient pour mauvais ; voire, le même homme en divers temps approuve le plus souvent, et condamne la même cho­se. Mais de cette discordance il est nécessaire qu’il arrive des dissensions, des que­relles et des batteries. Les hommes donc demeurent en l’état de guerre, tandis qu’ils mesurent diversement le bien et le mal, suivant la diversité des appétits qui do­mi­ne en eux. Et il n’y en a aucun qui ne reconnaisse aisément que cet état-là, dans lequel il se voit, est mauvais, et par conséquent que la paix est une bonne chose. Ceux donc qui ne pouvaient pas convenir touchant un bien présent, conviennent en ce qui est d’un autre à venir ; ce qui est un effet de la ratiocination : car les choses présentes tombent sous les sens, mais les futures ne se conçoivent que par le raisonnement. De sorte que la raison nous dictant que la paix est une chose désirable, il s’ensuit que tous les moyens qui y conduisent ont la même qualité, et qu’ainsi la modestie, l’équité, la fidélité, l’humanité, la clémence (que nous avons démontrées nécessaires à la paix) sont des vertus et des habitudes qui composent les bonnes mœurs. je conclus donc que la loi de nature commande les bonnes mœurs et la vertu, en ce qu’elle ordonne d’embrasser les moyens de la paix, et qu’à juste titre elle doit être nommée loi morale.


XXXII. Mais d’autant que les hommes ne peuvent dépouiller entièrement cet appétit brutal, qui leur fait préférer les biens présents (quoique suivis infailliblement de plusieurs accidents imprévus) aux futurs, il leur arrive qu’encore qu’ils s’accordent tous en la louange des vertus mentionnées, toutefois ils ne demeurent pas d’accord de leur nature, et de ce en quoi chacune d’elles consiste. Car dès qu’une bonne action de quelqu’un déplaît à un autre, celui-ci lui impose le nom du vice auquel elle a quelque rapport : comme au contraire les méchancetés pour lesquelles on a de la complaisance sont revêtues du nom de quelque vertu qui en approche, et qui en a de l’air, s’il le faut ainsi dire. De là vient qu’une même action est louée de ceux-ci, et est nommée vertu, pendant que ces autres lui font le procès et la nomment un vice. Mais ce qui est de plus fâcheux, c’est que les philosophes n’ont jusqu’ici point trouvé de remède à ce désordre. Car ne prenant pas garde que la bonté des actions consiste en cet égard, et en cette ordination qu’elles retiennent au bien de la paix ; que la malice au rebours et la défectuosité des actions se trouvent en ce qu’elles tendent à la discorde, ils ont bâti une philosophie morale, diverse de la loi morale, et toute pleine de honteuses contra­dictions. Ils ont voulu que la nature des vertus fût posée dans une certaine médiocrité entre deux vices extrêmes ; et que les vices logeassent au bout de ces extrémités ; ce qui est évidemment faux. Car on loue la hardiesse, et on la tient pour une vertu sous le nom de vaillance, quelque extrême qu’elle puisse être, pourvu que la cause en soit approuvée. Pareillement la quantité de ce qu’on donne, grande, petite ou médiocre, n’est pas ce qui fait la libéralité, mais la cause pour laquelle on l’exerce. Ce n’est pas aussi une injustice, si je donne du mien à un autre plus que je ne dois. je dis donc que les lois de nature ne sont autre chose que des sommaires et des abrégés de la philo­sophie morale, de laquelle j’ai touché en cet endroit quelques préceptes, ne m’arrêtant qu’à ceux qui regardent notre conservation contre les dangers qui naissent de la discorde. Mais il y a divers autres préceptes du bon sens outre ceux-ci, desquels se puisent quantité d’autres vertus excellentes. Par exemple, la tempérance est fondée sur une maxime de la droite raison, à cause que par l’intempérance on tombe dans des in­dis­positions, et on abrège le cours de la vie. La vaillance aussi, qui est une faculté de résister puissamment aux dangers présents, auxquels il serait plus malaisé d’esquiver qu’il n’est difficile de les vaincre, est une vertu qui s’appuie toute sur la raison ; car elle sert de moyens pour la conservation de celui qui use de résistance.


XXXIII. J’avoue cependant que les lois que nous avons nommées de nature, ne sont pas des lois à parler proprement, en tant qu’elles procèdent de la nature et considérées en leur origine. Car elles ne sont autre chose que certaines conclusions tirées par raisonnement touchant à ce que nous avons à faire ou à omettre : mais la loi, à la définir exactement, est le discours d’une personne qui avec autorité légitime commande aux autres de faire, ou de ne pas faire quelque chose. Toutefois, les lois de nature méritent d’être nommées proprement des lois, en tant qu’elles ont été promul­guées dans les Écritures Saintes avec une puissance divine, comme je le ferai voir au chapitre suivant : or cette sainte Écriture est la voix de Dieu tout-puissant et très juste monarque de l’univers.