Le Citoyen/Chapitre VI

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Traduction par Samuel Sorbière.
Société Typographique (Volume 1 des Œuvres philosophiques et politiquesp. 155-184).

CHAPITRE VI

Du droit de cette assemblée, ou de cet homme seul, qui exerce une puissance souveraine dans la société civile.



SOMMAIRE

Qu’on ne peut attribuer aucun droit à la multitude hors de la société civile, ni lui imputer aucune des actions à laquelle chacun de ceux qui la composent, n’a point prêté un particulier consentement. II. Que le droit que le plus grand nombre a de con­train­dre le moindre qui n’est pas de son avis, est ce qui donne le premier commen­cement aux sociétés civiles. III. Que chaque particulier retient le droit de se défendre à sa fantaisie, tandis qu’on n’a pas pourvu à la sûreté. IV. Que la puissance de con­trainte est nécessaire pour la sûreté des particuliers. V. Ce que c’est que l’épée de justice. VI. Que l’épée de justice est entre les mains de celui qui a la puis­sance souve­raine. VII. Que le même tient en sa main l’épée de guerre. VIII. Que le même doit


être le souverain juge. IX. Que ce même souverain a le droit de faire des lois. X. Qu’il a la nomination des magistrats et des autres officiers de la ville. XI. Que c’est à lui d’examiner les doctrines qui sont enseignées dans l’État. XII. Qu’il doit être injus­ticiable, quoi qu’il fasse. XIII. Que ces sujets ou concitoyens lui ont donné un com­man­dement absolu, et quelle obéissance on lui doit rendre. XIV. Que le souverain n’est pas tenu aux lois de l’État. XV. Que personne -n’a rien de tellement propre qui ne relève du souverain. XVI. Que les lois civiles montrent ce que c’est que le larcin, le meurtre, l’adultère et l’injure. XVII. Opinion de ceux qui voudraient bâtir une ville et fonder une société civile, où il n’y eût personne qui possédât une puissance absolue. XVIII. Quelles sont les marques de la souverai­neté. XIX. Que si l’on fait comparaison d’une ville à un homme, celui qui y exerce la puissance souveraine, est à l’égard de cette ville-là, ce qu’est l’âme humaine dans le corps d’une personne. XX. Que la puissance souveraine ne peut pas être révo­quée légitimement, quoique ce soit du consentement de ceux qui l’ont établie.


I. Il faut considérer, dès l’entrée de ce discours, ce que c’est que cette multitude * d’hommes qui se sont assemblés de leur bon gré en un corps de république, car ce n’est pas un certain tout qu’on puisse désigner, comme les choses qui ont l’unité de nombre ; mais ce sont plusieurs personnes dont chacune a son franc arbitre et peut donner son jugement particulier sur les matières proposées. Et bien que, par des contrats particuliers, chacun possède ses droits et quelque propriété des choses dont il peut s’attribuer la possession ; il n’y a rien pourtant dont toute la multitude puisse dire légitimement, comme si elle était une personne distincte de quelque particulier, cela m’appartient plutôt qu’à un autre. Il n’y a aucune action qui doive être attribuée à la multitude comme sienne propre : mais si elle a été faite du consentement de tous ou de plusieurs, l’action ne sera pas comptée pour une seule, et il y aura autant d’actions qu’il y a eu de personnes. Car, encore qu’on ait accoutumé de dire en une grande sédi­tion, que le peuple d’une ville a pris les armes, il n’est pourtant vrai que de ceux qui ont effectivement les armes en main, et de ceux qui leur adhèrent : à cause que la ville, qui, toute en corps, est considérée comme une seule personne, ne peut pas prendre les armes contre soi-même. Quand donc la multitude a fait quelque chose, il faut entendre comme si elle avait été faite par chacun de ceux qui composent cette multitude. Mais si parmi ce nombre il s’est trouvé quelque particulier qui n’a point prêté son consentement, ni sa main à une action, il ne faut pas qu’elle lui soit imputée. D’ailleurs une multitude qui n’est pas encore réunie en une seule personne, en la manière que j’ai dite, demeure dans l’état de nature, où toutes choses appartiennent à tous, où la distinction du mien et du tien n’est pas reçue, et où le domaine et la propriété sont des façons de parler inconnues ; et cela d’autant qu’on ne trouve pas enco­re cette sûreté, de laquelle j’ai montré ci-dessus, que la précaution était abso­lu­ment nécessaire, afin de pouvoir mettre en usage ce que les lois de nature ordonnent.


Remarque :

  • [Multitude, etc. ] « La science du pouvoir que la ville a sur les citoyens ne peut être bien connue, si l’on n’explique la différence qu’il y a entre la multitude qui gouverne et la multitude qui est gouvernée. Car la nature de la société civile est telle que cette même multi­tude, dont l’assemblage forme une ville, commande et qu’elle est aussi soumise au commande­ment. Mais cela en divers égards. Ce que je croyais d’avoir assez clairement expliqué en ce premier article. Toutefois les objec­tions auxquelles je m’en vais répondre me font paraître du contraire : tel­le­ment que j’ai pensé, que je ne ferais point mal d’éclaircir un peu mes senti­ments.

« Le nom de multitude étant un terme collectif signifie plusieurs choses ramassées, et ainsi une multitude d’hommes est le même que plusieurs hommes. Ce même mot étant du nombre singulier, signifie une seule chose, à savoir, une seule multitude. Mais ni en l’une ni en l’autre façon on ne peut concevoir que la multitude n’ait de la nature qu’une seule volonté, car chacun de ceux qui la composent a la sienne propre. On ne doit donc pas lui attribuer aucune action quelle qu’elle soit ; par conséquent, la multitude ne peut pas promettre, traiter, acquérir, transiger, faire, avoir, posséder, etc. s’il n’y a en détail autant de promesses, de traités, de transactions, et s’il ne se fait autant d’actes qu’il y a de personnes. De sorte que la multitude n’est pas une personne naturelle. Mais si les membres de cette multitude s’accordent et prêtent l’un après l’autre leur consentement, à ce que de là en avant la volonté d’un certain homme particulier, ou celle du plus grand nombre, soit tenue pour la volonté de tous en général ; alors, la multitude devient une seule personne qui a sa volonté propre, qui peut disposer de ses actions, telles que sont, commander, faire des lois, acquérir, transiger, etc. Il est vrai, qu’on donne à cette personne publique le nom de peuple, plutôt que celui de multi­tude. Nous devons donc distinguer en cette manière ; quand nous disons que le peuple veut, commande, ou fait quelque chose, il faut entendre que c’est la ville qui agit par la volonté d’un seul homme, ou par les volontés unies de plusieurs personnes qui ne peuvent pas être recueillies que dans une assemblée légitime. Mais quand nous disons qu’une multitude, grande ou petite, a fait quelque chose sans la volonté de cet homme, ou de cette assemblée qui a le commandement, le peuple qui a pris cette licence n’est pas cette personne publique qui peut tout d’une autorité souveraine ; ce n’est pas au corps de la ville que cette action doit être attribuée, ce n’est pas d’une seule volonté qu’elle procède, mais de la conspiration et du dérè­gle­ment de quelques personnes séditieuses. D’où l’on peut voir la différence que je mets entre cette multitude que je nomme le peuple, qui se gouverne régulièrement par l’autorité du magistrat, qui compose une personne civile, qui nous représente tout le corps du public, la ville, ou l’État, et à qui je ne donne qu’une volonté ; et cette autre multitude qui ne garde point d’ordre, qui est comme une hydre à cent têtes, et qui doit ne prétendre dans la république qu’à la gloire de lobéissance. »


II. Il faut remarquer ensuite, qu’afin de donner commencement à une société civile, chaque particulier d’entre la multitude doit demeurer d’accord avec ses compa­gnons, qu’une proposition étant faite dans l’assemblée, l’avis du plus grand nombre sera tenu pour la volonté de tous en général ; autrement, il n’arriverait jamais qu’une multitude, où les esprits et les génies se rencontrent si différents, prît quelque résolution. Mais encore que quelques-uns ne veuillent pas prêter leur consentement, les autres ne laisseront pas sans eux de représenter le corps entier de la république ; de sorte qu’elle retiendra contre eux son ancien et originaire droit, je veux dire le droit de guerre, pour les contraindre et les traiter en ennemis.


III. Or, d’autant que nous avons dit au chapitre précédent, article VI, qu’il était requis pour la sûreté des hommes, outre le consentement, aussi une sujétion des volontés, touchant les choses qui sont nécessaires pour la paix et pour la défense ; et que toute l’essence d’une ville, ou d’une société publique consistait en cette union et en cette sujétion ; voyons en cet endroit, quelles sont les choses qui sont nécessaires pour la paix et pour la défense commune, parmi celles que l’on a accoutumé de propo­ser, de traiter et de résoudre dans les assemblées, où la plus grande voix forme une conclusion générale. Il est surtout nécessaire à la paix, que chacun soit tellement à couvert de la violence des autres, qu’il puisse vivre en repos et sans être en crainte perpétuelle, lorsqu’il ne fera tort à personne. A la vérité, il est impossible et on ne met point aussi en délibération de protéger les hommes contre toutes sortes d’injures qu’ils se peuvent faire les uns aux autres, car on ne saurait empêcher qu’ils ne s’entrebattent quelquefois et ne s’entretuent ; mais on peut mettre si bon ordre, qu’il n’y ait pas sujet de craindre que cela arrive. La sûreté publique est la fin pour laquelle les hommes se soumettent les uns aux autres, et si on ne la trouve, on ne doit point supposer qu’une personne se soit soumise, ni qu’elle ait renoncé au droit de se défendre comme bon lui semblera. On ne doit pas donc s’imaginer que quelqu’un se soit obligé à un autre, ni qu’il ait quitté son droit sur toutes choses, avant qu’on ait pourvu à sa sûreté et qu’on l’ait délivré de tout sujet de crainte.


IV. Il ne suffit pas pour avoir cette assurance, que chacun de ceux qui doivent s’unir comme citoyens d’une même ville, promette à son voisin, de parole, ou par écrit, qu’il gardera les lois contre le meurtre, le larcin et autres semblables : car qui est-ce qui ne connaît la malignité des hommes et qui n’a fait quelque fâcheuse expérience du peu qu’il y a à se fier à leurs promesses, quand on s’en rapporte à leur conscience et quand ils ne sont pas retenus dans leur devoir par l’appréhension de quelque peine ? Il faut donc pourvoir à la sûreté par la punition et non pas par le seul lien des pactes et des contrats. Or, on a usé d’une assez grande précaution, lorsqu’il y a de telles peines établies aux offenses, que manifestement on encourt un plus grand mal par la transgression de loi, que n’est considérable le bien auquel on se porte à travers l’injus­tice et la désobéissance. Car, tous les hommes en sont là logés, qu’ils choisissent par une nécessité de nature ce qui leur semble être de leur bien propre, de sorte que, comme de deux biens ils préfèrent le meilleur, aussi de deux maux ils prennent toujours le moindre.


V. On suppose qu’on donne à quelqu’un le droit de punir une offense, lorsqu’on s’accorde à ne prêter point secours à celui auquel on veut imposer quelque peine. Or, je nommerai ce droit-là l’épée de justice. Les hommes gardent assez, pour la plupart, ces conventions-là, si ce n’est lorsqu’il s’agit de leur punition, ou de celle de leurs parents.


VI. D’autant donc qu’il est nécessaire pour la sûreté de chaque particulier et ainsi pour le bien de la paix publique, que ce droit de se servir de l’épée, en l’imposition des peines, soit donné à un seul homme ou à une assemblée, il faut nécessairement avouer que celui qui exerce cette magistrature, ou le conseil qui gouverne avec cette autorité, ont dans la ville une souveraine puissance très légitime. Car, celui qui peut infliger des peines telles que bon lui semble, a le droit de contraindre les autres à faire tout ce qu’il veut : ce que j’estime le plus absolu de tous les empires, et la plus haute de toutes les souverainetés.


VII. Mais on avancerait fort peu par la bonne intelligence et la paix intérieure, si les confédérés ne pouvaient pas se défendre contre ceux qui ne sont pas entrés dans leur alliance ; et il ne serait pas possible de se garantir des attaques des étrangers, si les forces n’étaient bien unies ; voilà pourquoi il me semble nécessaire, pour la conser­vation des particuliers, qu’il y ait une certaine assemblée, ou bien un homme seul, auquel l’on donne la puissance d’armer et de convoquer, selon les occasions et la nécessité de la défense publique, le nombre de citoyens qu’il faudra pour résister aux forces ennemies, et auquel on laisse la liberté de traiter et de faire la paix toutes fois et quantes qu’il le jugera nécessaire. Il faut donc concevoir que tous les habitants d’une ville, ou tous les sujets d’un royaume ont conféré ce droit de guerre et de paix à un seul homme, ou à un certain conseil ; et que ce droit, que je puis nommer l’épée de guerre, appartient au même homme, ou à la même cour qui tient l’épée de justice. Car, personne ne peut contraindre les autres à prendre les armes ni à soutenir les frais de la guerre, qui n’ait le droit de punir les réfractaires. Et ainsi je conclus que, suivant la constitution essentielle de l’État, les deux épées de guerre et de justice sont entre les mains de celui qui y exerce la souveraine puissance.


VIII. Or, d’autant que ce droit du glaive n’est autre chose que l’autorité de se servir de l’épée quand on le jugera nécessaire ; il s’ensuit que celui qui le manie doit juger du temps et de la manière à laquelle il faut le mettre en usage. Car, si la puissance de déterminer là-dessus était donnée à une certaine personne et si celle d’exécuter la résolution était laissée à quelque autre, on résoudrait quelquefois en vain ce qu’on ne pourrait pas exécuter de soi-même ; ou si un autre l’exécutait, ce dernier n’aurait plus le droit du glaive et il ne serait que le ministre des volontés d’autrui. D’où je tire cette con­clusion, qu’en une ville, le jugement et les délibérations dépendent de celui qui y tient les épées de guerre et de justice, c’est-à-dire de celui qui en possède la souve­raineté.


IX. Au reste, vu qu’il n’est pas moins important au bien de la paix et que c’est une plus grande sagesse de prévenir les querelles que de les apaiser ; et d’autant aussi que toutes les disputes naissent des différentes opinions que les hommes ont sur les questions du mien et du tien, du juste et de l’injuste, de l’utile et de l’inutile, du bien et du mal, de l’honnête et du déshonnête, et de choses semblables que chacun estime à sa fantaisie ; c’est à la même souveraine puissance à donner à tous les particuliers des règles générales, et à prescrire de certaines mesures publiquement reçues, par les­quelles chacun puisse savoir ce qui lui appartient, et le discerner du bien d’autrui, connaître le juste et l’injuste, ce qu’il faut nommer honnête ou déshonnête, bien ou mal, et en un mot, se résoudre sur ce qu’on doit faire ou éviter dans le cours de la vie civile. Or, ces règles et ces mesures sont ce qu’on nomme les lois civiles, c’est-à-dire les lois qui ont été établies par tout le corps de la république, ou des commandements qui ont été faits par celui qui gouverne l’État. Car, les lois civiles (pour en donner une définition) ne sont autre chose que des ordonnances et des édits que le souverain a publiés, pour servir dorénavant de règle aux actions des particuliers.


X. D’ailleurs, à cause que toutes les affaires d’une ville concernant la paix ou la guerre ne peuvent pas être gouvernées par un seul homme, ou par une seule assem­blée, sans l’aide de quelques ministres et officiers subalternes ; et pour ce, que l’entre­tien de la paix et de la défense commune demande que l’on prenne soigneuse­ment garde à ce que ceux qui doivent juger les procès, veiller sur les desseins des voisins, conduire les armées, pourvoir aux nécessités publiques, s’acquittent fidèlement de leurs devoirs ; il semble fort raisonnable de laisser le choix de telles personnes et de les faire dépendre de celui qui a une puissance souveraine sur les affaires de la paix et de la guerre.



XI. Il est certain aussi que toutes les actions volontaires tirent leur origine et dépendent nécessairement de la volonté : or, la volonté de faire ou de ne pas faire une chose, dépend de l’opinion qu’on a, qu’elle soit bonne ou mauvaise, et de l’espérance ou de la crainte qu’on a des peines ou des récompenses ; de sorte que les actions d’une personne sont gouvernées par ses opinions particulières. D’où je recueille par une conséquence évidente et nécessaire, qu’ il importe grandement à la paix générale de ne laisser proposer et introduire aucunes opinions ou doctrines qui persuadent aux sujets qu’ils ne peuvent pas en conscience obéir aux lois de l’État, c’est-à-dire aux ordonnan­ces du prince ou du conseil à qui on a donné la puissance souveraine, ou qu’il leur est permis de résister aux lois, ou bien qu’ils doivent appréhender une plus grande peine s’ils obéissent, que s’ils s’obstinent à la désobéissance. En effet, si la loi commande quelque chose sur peine de mort naturelle, et si un autre vient la défendre sur peine de mort éternelle, avec une pareille autorité, il arrivera que les coupables deviendront innocents, que la rébellion et la désobéissance seront confondues, et que la société civile sera toute renversée. Car, nul ne peut servir à deux maîtres ; et on ne doit pas moins craindre, voire on doit plutôt obéir à celui qui menace d’une mort éternelle, qu’à celui qui n’étend pas les supplices au-delà de cette vie. Il s’ensuit donc que le droit de juger des opinions ou doctrines contraires à la tranquillité publique, et de défendre qu’on les enseigne *, appartient au magistrat ou à la cour, à qui on a donné l’autorité suprême.


Remarque :

  • [Appartient au magistrat, etc.] « Il n’y a presque aucun dogme touchant le service de Dieu, ni touchant les sciences humaines, d’où il ne naisse des dissen­sions, puis des querelles, des outrages, et d’où peu à peu les gu erres ne se forment. Ce qui n’arrive point à cause de la fausseté des dogmes ; mais parce que tel est le naturel des hommes, que se flattant de l’opinion de quelque sagesse, ils voudraient bien que tous les autres eussent d’eux la même estime. On ne peut pas empêcher la naissance de ces disputes, mais elles peuvent être tenues dans l’ordre, et c’est aux souverains d’empêcher qu’elles ne troublent la tranquillité publique. Je n’entends point parler en cet endroit des doctrines de cette nature. Mais il y en a desquelles les peuples étant imbus, ils estiment qu’on peut et même qu’on doit désobéir à l’État et aux souverains ; de ce rang, je mets les doctrines qui enseignent formellement, ou qui par des conséquences plus obscures, com­mandent indirectement d’obéir à d’autres personnes qu’à celles à qui on a donné la souveraine puissance. le ne feindrai point de dire que, lorsque je formais mon raisonne­ment, j’avais en la pensée cette autorité que plusieurs donnent au Pape dans les royaumes qui ne lui appartiennent point, et que quelques évêques veulent usurper dans leurs diocèses hors de l’Église romaine ; et que je voulais réfréner la licence que j’ai vu prendre à quelques sujets du tiers état sous prétexte de religion. Car, y a-t-il eu jamais aucune guerre civile dans la chré­tienté, qui n’ait tiré son origine de cette source, ou qui n’en ait été entretenue ? J’ai donc laissé à la puissance civile le droit de juger si une doctrine répugne à l’obéissance des citoyens ; et si elle y répugne, je lui ai donné l’autorité de défendre qu’elle soit enseignée. En effet, puisque tout le monde accorde à l’État de juger quelles sont les choses qui peuvent contribuer à son repos et à sa défense, et qu’il est manifeste que les opinions que j’ai touchées nuisent ou servent beaucoup à l’un et à Vautre ; il s’ensuit nécessairement, que c’est au public à juger de ce qui en est, c’est-à-dire, à celui qui gouverne seul la république, ou à l’assemblée qui exerce une puissance souveraine. »


XII. Enfin, de ce que chaque particulier a soumis sa volonté à la volonté de celui qui possède la puissance souveraine dans l’État, en sorte qu’il ne peut pas employer contre lui ses propres forces ; il s’ensuit manifestement que le souverain doit être injusticiable, quoi qu’il entreprenne. Car, tout ainsi que naturellement on ne peut pas punir quelqu’un, si on n’a pas des forces suffisantes pour en être le maître, on ne peut point aussi punir quelqu’un légitimement, si on n’a pas à cela assez de forces légitimes.


XIII. Les raisonnements que j’ai formés jusqu’ici, montrent très évidemment qu’en une cité parfaite, (c’est-à-dire en un État bien policé, où aucun particulier n’a le droit de se servir de ses forces comme il lui plaira pour sa propre conservation, ce que je dirais en autres termes, où le droit du glaive privé est ôté) il faut qu’il y ait une certaine personne qui possède une puissance suprême, la plus haute que les hommes puissent raisonnablement conférer et même qu’ils puissent recevoir. Or, cette sorte d’autorité est celle qu’on nomme absolue ; car celui qui a soumis sa volonté à la volonté de l’État, en sorte qu’il peut faire toutes choses impunément, et sans com­mettre d’injustice, établir des lois, juger les procès, punir les crimes, se servir, ainsi que bon lui semble, des forces et des moyens d’autrui ; de -vrai, il lui a donné le plus grand empire qu’il soit possible de donner. Je pourrais confirmer cela par l’expérience de toutes les républiques anciennes et modernes. Car, encore qu’on doute quelquefois quel homme ou quelle assemblée c’est, qui a dans un État la puissance souveraine, si est-ce qu’elle est toujours employée, hormis en temps de sédition et de guerre civile, où cette puissance est divisée. J’ai souvent remarqué que les séditieux qui déclament contre la puissance absolue, ne se mettent point tant en peine pour l’abolir, que pour la transférer à quelques autres personnes. Car, s’ils voulaient l’ôter tout à fait, ils détruiraient entièrement la société civile, et rappelleraient la première confusion de toutes choses. Ce droit absolu du souverain demande une obéissance des sujets telle qu’il est nécessaire au gouvernement de l’État, c’est-à-dire, telle que ce ne soit pas en vain qu’on ait donné à celui qui commande la puissance souveraine. je nommerais volontiers cette obéissance, bien qu’en certaines occurrences elle puisse justement être refusée, néanmoins à cause qu’elle ne peut pas être rendue plus entière, une obéissance simple. L’obligation qu’on a à la rendre ne vient pas immédiatement de cette convention par laquelle nous avons transporté tous nos droits à la ville d’où nous sommes citoyens, mais médiatement, à cause que, sans l’obéissance, le droit d’empire serait inutile, et par conséquent sans elle la société n’eût pas été formée. C’est autre chose, si je dis que je vous donne la puissance de commander tout ce qu’il vous plaira ; et si je promets que je ferai tout ce que vous commanderez : car vous me pour­riez commander telle chose, que j’aimerais mieux mourir que la faire. Comme donc personne n’est obligé de consentir à sa mort, moins encore est-il tenu de vouloir ce qui lui semble pire que la mort même. Si vous me commandiez de me tuer, je ne serais pas tenu à vous obéir, quelque puissance que je vous aie donnée ; et encore que je refuse, votre empire n’en est pas moins absolu : car vous en trouverez assez d’autres qui exécuteront votre sentence ; outre que je n’avais pas promis de vous obéir en ce que je vous refuse. De même, si le souverain commande à quelqu’un qu’il le tue, cet autre ne doit pas lui obéir, pour ce qu’il n’est pas concevable qu’il se fût obligé à cela en se soumettant à lui. Pareillement, je dis qu’un enfant ne doit point exécuter à mort son père, encore qu’il soit coupable, et condamné par les lois ; car il s’en trouvera assez d’autres qui feront cet office ; et un homme d’honneur mourra plutôt que de vivre infâme, et haï comme le bourreau de celui qui l’avait mis au monde. Il y a une infinité de cas semblables, où l’on peut refuser d’obéir, sans contrevenir pourtant à la puissance absolue : car en tous ceux qu’on peut alléguer, on n’ôte pas au souverain le pouvoir de faire mourir ceux qui lui désobéissent. Mais celui qui en use, bien qu’il se serve du droit qu’on lui a donné, ne laisse pas d’exercer une cruauté, de s’écarter du bon sens, de contrevenir aux lois de nature et de pécher devant Dieu.




Remarque :

  • [Absolue] « L’État populaire demande ouvertement un empire absolu, et les citoyens n’y résistent pas : car les plus grossiers reconnaissent une forme de ville en une assemblée de plusieurs personnes, et s’imaginent que les choses s’exé­cu­tent par de prudentes délibérations. Mais, si l’on regarde de bien près, on trouvera que le gouvernement d’une ville n’est pas moins monarchique que démocratique, et que les rois les plus absolus ont leurs conseillers, desquels ils prennent les avis, et auxquels ils donnent leurs arrêts à vérifier, quoiqu’ils ne leur laissent pas la liberté de les révoquer. Il est vrai que c’est une chose moins évidente, et que plusieurs conçoivent malaisément, que tout l’État est compris dans la personne du roi. Ce qui donne lieu aux objections suivantes qu’ils forment contre la puissance absolue. Premièrement ils disent que, si quelqu’un avait cette autorité, la condition des sujets serait très misérable ; car ils pensent qu’il ravi­rait, pillerait, tuerait, et s’imaginent qu’ils sentent déjà ces extorsions et ces violences. Mais, d’où leur viennent ces appréhensions ? qui obligerait le souverain à en user de la sorte ? Ce ne serait pas sa puissance ; car elle ne serait rien sans la volonté. Mais voudrait-il bien ruiner tout le peuple pour enrichir quelques favoris ? Certainement il le pourrait sans faire tort à personne, quoique ce ne fût pas injustement, ni sans violer les lois de nature, et offenser Dieu : aussi pour empêcher cette pratique, les peuples font prêter serment aux princes, comme pour s’assurer d’eux en quelque sorte. Mais, encore que le souverain peut avec justice, ou en méprisant son serment, en user ainsi ; toutefois je ne vois point quel dessein il aurait en ruinant les sujets, vu que cela retomberait sur lui-même, et empirerait sa condition propre. J’avoue qu’il se peut rencontrer des princes de mauvais naturel. Mais je veux qu’on ne donne à un tel qu’une puissance limitée, et autant qu’il lui en faut pour la défense de ses sujets, ce que l’intérêt de chaque particulier demande qu’on lui accorde : n’y aura-t-il pas ensuite les mêmes inconvénients à craindre ? Car, celui qui aura assez de force pour tenir tout un peuple sous sa protection, n’en aura-t-il pas assez pour opprimer sa liberté ? Il n’y a donc rien en cela de dur, et dont on ne doive supporter l’incommodité. On ne doit se plaindre que du malheur, ou de la bigarrerie des affaires humaines, qui ne permettent point qu’on goûte aucun bien si épuré, que la douceur n’en soit gâtée par quelque mélange d’amertume. Et le mal qu’il y a en cela est d’autant plus supportable, qu’il vient de la faute des sujets, plutôt que de celle de l’empi­re. Car, si les hommes savaient se gouverner eux-mêmes, et s’ils vivaient selon les lois de nature, ils n’auraient que faire de politique ; l’ordre des États ne leur serait point nécessaire, et il ne faudrait point les tenir dans le devoir par une autorité publique.

« On objecte en deuxième lieu, qu’il n’y a aucun empire absolu dans la chré­tienté. Ce qui est faux. Car toutes les monarchies, et tous les autres États le sont. Mais, bien que ceux qui ont la puissance souveraine ne fassent pas tout ce qui leur plaît et qu’ils jugent de l’utilité publique ; toutefois ce n’est pas tant manque de droit, que pour ce qu’il connaissent le naturel des peuples, et qu’ils savent qu’étant attachés à leurs petits intérêts, et celui du public ne les tou­chant guère, ce ne serait pas sans danger qu’on les voudrait contraindre à faire leur devoir. De sorte que c’est une sage conduite aux princes, que de s’abstenir quelquefois d’user de leur puissance et de permettre certaines choses, sans pourtant relâcher de leur droit. »


XIV. On ne peut pas se donner quelque chose à soi-même, parce qu’il est à pré­sup­poser qu’on la possède avant qu’on se la donne. On ne peut point aussi se faire plaisir à soi-même ; car en ce cas-là, celui qui obligerait et celui qui demeurerait obligé, étant une même personne, et l’un pouvant être délivré par l’autre de son obli­ga­tion, ce serait en vain qu’on se serait obligé soi-même ; pour ce qu’on se ferait quitte quand on voudrait, et celui qui a cette puissance de se délivrer, est de là effectivement libre. D’où il appert, qu’une cité n’est point sujette aux lois civiles ; car les lois civiles sont les ordonnances de la ville, auxquelles si elle était liée, elle serait obligée à soi-même. De même, la ville ne peut pas s’obliger à un de ses bourgeois ; car il peut la délivrer de son obligation quand il lui plaira ; or est-il qu’il le veut toutes fois et quantes que la ville le désire : (car la volonté des particuliers est comprise dans la volonté du public) donc la ville est dégagée quand il lui plaît de l’être ; et par consé­quent elle est déjà effectivement libre. Or la volonté de cet homme, ou de ce conseil, qui a la puissance souveraine, est tenue pour la volonté de toute la ville, et celle-ci enferme les volontés de tous les particuliers. D’où je conclus que le souverain n’est point attaché aux lois civiles ( car il serait obligé à soi-même) ni ne peut point être obligé à aucun de ses concitoyens.


XV. Mais d’autant que, comme il a été prouvé ci-dessus, avant l’établissement de la société civile toutes choses appartiennent à tous et que personne ne peut dire qu’une chose est sienne si affirmativement, qu’un autre ne se la puisse attribuer avec même droit (car là où tout est commun, il n’y a rien de propre) il s’ensuit que la propriété des choses a commencé lorsque les sociétés civiles ont été établies ; et que ce qu’on nomme propre est ce que chaque particulier peut retenir à soi sans contre­venir aux lois, et avec la permission de la ville, c’est-à-dire de celui à qui on a com­mis la puissance souveraine. Cela étant, chaque particulier peut bien avoir en propre quelque chose à laquelle aucun de ses concitoyens n’osera toucher et n’aura point de droit, à cause qu’ils vivent tous sous les mêmes lois ; mais il n’en peut pas avoir la propriété en telle sorte qu’elle exclue toutes les prétentions du législateur et qu’elle empêche les droits de celui qui juge sans appel de tous les différends et dont la volonté a été faite la règle de toutes les autres. Mais encore qu’il y ait quantité de choses que la ville permet à ses habitants, et suivant lesquelles on peut quelquefois agir contre le public et tirer en cause le souverain ; néanmoins cette action n’est pas tant du droit civil que de l’équité naturelle ; et on ne met pas tant en question, quel a été le droit, comme quelle a été la volonté de celui qui commande ; de sorte qu’il en sera fait lui-même le juge, et on suppose que l’équité de la cause lui étant connue, il ne peut pas prononcer un jugement inique.


Remarque :

  • [Lorsque les sociétés, etc.] « L’objection qu’on M’a faite, qu’avant la fon­da­tion des villes, les pères de famille jouissaient de quelques biens en propriété, est de nulle considéra­tion, parce que j’avais dit que les familles étaient comme de petites républiques. En effet, les fils de famille y ont la propriété des biens que le père leur a donnée, distincte de celle de leurs frères, mais non pas de la propriété de leur père. Mais divers pères de famille qui ne reconnaissent point un père ni un maître commun, gardent encore le droit universel sur toutes choses et demeurent dans l’état de nature. »

Remarque :

  • [Quel a été le droit, etc.] « Quand on permet à un sujet d’agir par les lois contre son souverain ; on ne recherche pas, en cette action, si le souverain a droit de posséder la chose dont on est en question ; mais s’il a témoigné par ses lois précédentes qu’il a voulu la posséder : car la loi déclare la volonté du souverain. Comme donc il y a deux occasions pour lesquelles l’État peut demander de l’argent à un particulier, à savoir, par manière de tribut, ou en paiement d’une dette ; on ne peut point intenter action sur le premier sujet ; car ce n’est pas à un bourgeois de s’enquérir si la ville a le droit de faire quelque imposition. Mais en l’autre cas, il est permis d’agir contre la ville, parce qu’elle ne prétend point ôter le sien à personne par quelque petite finesse. Elle agit plus noblement et n’a pas besoin de chercher de prétexte. Ceux donc qui m’ont objecté en cet endroit que, par mes maximes, il serait aisé à un prince d’acquitter ses dettes, n’ont pas bien compris le sens de mes paroles. »


XVI. Le larcin, le meurtre, l’adultère et toutes sortes d’injures sont défendus par les lois de nature. Mais ce n’est pas la loi de nature qui enseigne ce que c’est qu’il faut nommer larcin, meurtre, adultère, ou injure en un citoyen. C’est à la loi civile qu’il faut s’en rapporter. Car ce n’est pas larcin, que d’ôter simplement à quelqu’un ce qu’il possède, mais bien quand on ôte à autrui ce qui lui appartient. Or, c’est à la loi civile à déterminer ce qui est à nous et ce qui est à autrui. Pareillement, tout homicide n’est pas meurtre, mais bien quand on tue celui que la loi civile défend de faire mourir. Ni ce n’est pas un adultère que de coucher avec une femme, mais seulement d’avoir à faire à une que les lois civiles défendent d’approcher. Enfin, c’est faire tort à quel­qu’un que de lui fausser parole, lorsque ce qu’on lui avait promis était chose licite : car, si on n’avait point droit de contracter, il ne s’est point fait de transaction de droits en ce qu’on a avancé ; c’est pourquoi on ne fait point d’injure à une personne quand on lui manque de parole en une telle occasion. Ce que j’ai montré au chapitre il, article XVII. Or, il dépend de la loi civile de définir quelles sont les choses dont nous pouvons contracter. Ce qui me fait dire que la république de Lacédémone, permettant à la jeunesse de dérober, pourvu qu’elle ne fût pas prise sur le fait, ne faisait autre chose qu’établir une loi par laquelle ce qu’on aurait pris subtilement ne serait plus censé le bien d’autrui. Ainsi les meurtres qui se commettent à la guerre, ou en se défendant, sont estimés légitimes. Et ce qu’on nomme mariage en une ville, est en quelque autre tenu pour un adultère. Les pactes qui font le mariage en une personne n’ont pas quelquefois la même vigueur à l’égard de quelque autre : parce que celui à qui la ville (je veux dire ce personnage, ou cette assemblée qui gouverne l’État) a défen­du de contracter, n’a plus cette puissance et par conséquent ses pactes sont inva­lides, ce qui l’empêche d’accomplir un légitime mariage. Or, les contrats illicites de cette sorte, n’acquièrent aucune force par les serments, ni par la vertu du sacre­ment *, dont on prétend de les confirmer : car ces choses ne renforcent point les pactes comme je l’ai fait voir au chapitre il, article XXII. Il faut donc que la loi civile, c’est-à-dire les édits de celui qui exerce la souveraineté dans l’État, nous apprennent ce que c’est que larcin, que meurtre, qu’adultère, et en un mot ce que c’est qu’injure.


Remarque :

  • [Par les serments, ni par la vertu du sacrement.] « Ce n’est point ici le lieu, ni mon dessein de disputer si le mariage est un sacrement, au sens que les théo­logiens le prennent. Je dis tant seulement, qu’un contrat de cohabitation légi­time entre homme et femme, tel que la loi civile permet, soit qu’il soit un vrai sacre­ment, ou qu’il ne le soit point, ne laisse pas d’être un mariage légitime : et qu’au contraire une cohabitation défendue par la loi n’est pas un mariage, à cause que c’est l’essence du mariage qu’il soit un contrat légitime. En divers pays, comme chez les Juifs, les Grecs et chez les Romains, les mariages ne lais­saient pas d’être légitimes, quoiqu’ils pussent être dissous. Mais, parmi les na­tions qui ne per­mettent point ce contrat, qu’à condition qu’il sera indissoluble, le mariage ne peut jamais être dissous ; et la raison en est, que l’État l’a voulu ainsi, plutôt qu’à cause que le mariage est un sacrement. De sorte qu’il peut bien appar­te­nir aux ecclésiastiques de régler dans le mariage ce qui concerne la cérémonie des noces, la bénédiction, et par manière de dire, la consécration des mariés qui se fait au Temple ; mais tout le reste, à savoir de prescrire les con­ditions du mariage, d’en limiter le temps, de juger des personnes qui le peuvent contracter, est de la juridiction de la loi civile et dépend des ordonnances publiques. »


XVII. La plupart des hommes supportent si impatiemment la souveraineté et la puissance absolue, que même les noms leur en sont odieux. Ce qui arrive en partie, faute de bien connaître le naturel des hommes et de bien entendre les lois de nature ; en partie aussi par le défaut de ceux qui, élevés au commandement, abusent de l’auto­rité qu’on leur a donnée et ne s’en servent que pour assouvir leurs passions déréglées. De sorte que quelques-uns croyant d’éviter la puissance souveraine, pensent qu’il suffit pour établir une bonne police, que les citoyens étant demeurés d’accord en leur assemblée de certains articles, ils en commandent l’observation et tiennent la main à ce que les contrevenants soient punis. Qu’à cet effet, et pour se défendre de leurs ennemis, il leur suffit d’imposer un certain revenu limité, à condition que s’il n’est bastant, on l’augmentera en une nouvelle assemblée. Mais n’est-il pas bien aisé de remarquer qu’en cette sorte de république, l’assemblée, qui a fait cette ordonnance, a eu une puissance absolue ? D’ailleurs je dirai que, si cette assemblée demeure toujours debout, ou est convoquée de temps en temps, à certain jour et en certain lieu, c’est une puissance perpétuelle. Et si en se séparant elle est entièrement dissoute ; ou la société civile est aussi rompue et on retombe dans l’état de guerre ; ou bien il demeure encore sur pied quelque puissance pour faire observer les lois, ce qui ne peut pas être sans qu’il reste quelque titre de souveraineté. Car là où il se trouve une autorité légitime assez grande pour contraindre tout un peuple à l’obéissance, il y doit avoir une puissance telle qu’on n’en peut pas donner une plus absolue.


XVIII. Il est donc manifeste qu’en toute société civile il se trouve un certain homme, ou bien une certaine cour et assemblée, qui a sur les particuliers une aussi gran­de et aussi juste puissance, que chacun en a hors de la société sur sa propre person­ne ; ce qui revient à une autorité souveraine et absolue, aussi vaste et étendue que les forces de la république le permettent. Car, si la puissance de la république était limitée d’ailleurs, il faudrait de nécessité que ce fût par une puissance supérieure ; d’autant que celui qui prescrit des bornes est plus puissant que celui auquel elles sont prescrites. Mais je demanderai, si cette dernière autorité qui fait la loi à l’autre, n’en reconnaît point elle-même au-dessus de soi ; et enfin, je remonterai jusqu’à une puissance suprême qui ne reçoit point de limites étrangères. Or, si elle est départie à plusieurs personnes, je nomme leur assemblée la cour souveraine, ou si elle est donnée à un homme, qui seul exerce la plus haute magistrature, il mérite le titre de prince et de souverain de l’État. Les marques de cette souveraineté sont le pouvoir de faire et d’abroger des lois, de déclarer la guerre et de conclure la paix, connaître et juger directement ou indirectement tous les procès ; élire tous les officiers, magistrats et conseillers. En un mot, je reconnais pour souverain d’une ville celui qui peut légiti­mement faire ce qu’il n’appartient à aucun citoyen, ni même à plusieurs en corps, d’entreprendre. Car l’État seul a le pouvoir de faire ce à quoi ni un particulier, ni une faction n’ont aucun droit de penser. je tiens donc que celui qui use légitimement de ce pouvoir de l’État, en est le souverain.


XIX. Presque tous ceux qui comparent l’État et les sujets à un homme et à ses membres disent que le souverain est dans la république, ce qu’est la tête au corps d’une personne. Mais j’aimerais mieux dire ensuite de mes raisonnements, que cette puissance souveraine (soit qu’elle se rassemble toute en un seul homme, ou qu’elle soit distribuée à une cour) est dans l’État comme son âme, plutôt que comme la tête de son corps. Car l’âme est ce qui donne à l’homme la faculté de vouloir et de refuser ; de même que le souverain est celui duquel dépend la volonté de toute la république. Mais je comparerais à la tête le conseil, ou le premier ministre, duquel le souverain se sert au gouvernement de l’État et dont il prend l’avis aux affaires importantes ; car, c’est à la tête à donner conseil et à l’âme de commander.


XX. Peut-être que quelqu’un voudra inférer du raisonnement que je vais mettre ensuite, que la souveraineté peut être ôtée à celui qui l’exerce, du consentement unanime de tous les sujets. La souveraineté a été établie par la force des pactes que les sujets ont faits entre eux : or, comme toutes les conventions empruntent leur force de la volonté de ceux qui contractent, elles la perdent aussi du consentement de ces mêmes personnes : mais, encore que ce raisonnement fût véritable, je ne vois pas bien quel juste sujet il y aurait de craindre pour les souverains. Car, puisqu’on suppose que tous les particuliers se sont obligés mutuellement les uns aux autres, s’il arrive qu’un seul d’entre eux soit d’avis contraire, tous les autres ensemble ne devront point passer outre. Ce serait faire tort à une personne, que de conclure contre son avis ce qu’on s’est obligé par un pacte exprès de ne conclure point sans elle. Or, il est presque impossible que tous les sujets, jusqu’au dernier, conspirent contre leur souverain, et s’accordent tous, sans aucune exception, à le dégrader. Il n’a donc pas à craindre qu’il puisse être légitimement dépouillé de son autorité. Toutefois, si l’on accordait ceci, que le droit des souverains dépend de la seule convention que les sujets ont faite entre eux, il leur pourrait aisément arriver d’être démis de leur charge sous quelque prétexte de justice. Car, il y en a plusieurs qui estiment qu’en une assemblée légitime de tout le peuple, ou en une délibération séditieuse, la plus grande voix le doit emporter, c’est-à-dire, que le consentement du plus grand nombre doit être pris pour celui de tous en général. Mais cela est faux : car, ce n’est pas une chose naturelle, que de faire passer la plus grande opinion pour la volonté de toute une assemblée, et encore moins dans un tumulte. Ce procédé vient de l’institution politique, et n’a lieu que lorsque la cour ou le prince souverain convoquant une assemblée de tous ses sujets, ordonne, à cause de leur trop grand nombre, que quelques députés parleront pour tous et que leurs voix seront recueillies, afin de prendre leurs sages avis. Car, il ne faut pas s’imaginer que le souverain ait fait venir ses sujets pour disputer avec eux de ses droits et de la puissance, si ce n’est qu’ennuyé des affaires, il déclare ouvertement qu’il a dessein de quitter l’empire. Or, d’autant que plusieurs sont dans cette erreur, qu’ils prennent l’avis du plus grand nombre, ou même celui de quelques-uns seulement, l’opinion desquels ils approuvent, pour le consentement de tout l’État en général ; il pourrait, dis-je, sembler à ceux-là, que la puissance souveraine peut être légitimement supprimée, pourvu que cela arrive dans une grande assemblée, en comptant les suffrages des particuliers. Mais bien que la souveraineté ait été établie par les conventions que les particuliers ont faites les uns avec les autres ; si est-ce que le droit de l’empire ne dépend pas de cette seule obligation : car on s’oblige réciproquement à celui qui le possède. Et on suppose, que chaque particulier, contractant avec son voisin, a tenu ce langage : « Je transfère mon droit à celui-ci, à condition que vous lui tranfériez aussi le vôtre. » Après quoi, le droit que chacun avait d’user de ses forces pour son bien propre, demeure transféré tout entier pour l’intérêt commun à cette personne, ou à cette cour à laquelle on a transmis la souveraineté. De sorte qu’outre les conventions mutuelles des particuliers entre eux, il se fait une donation de droit, laquelle on est obligé de faire valoir au souverain. Et ainsi la puissance souveraine est appuyée de deux côtés, de l’obligation des sujets les uns envers les autres, et de celle dont ils s’obligent directement à la république. Cela étant, je conclus que le peuple, pour en si grand nombre qu’il s’assemble et qu’il conspire contre le souverain, n’a point droit de lui ôter sa puissance, s’il ne consent lui-même à ce qu’elle lui soit ôtée.