Le Collier des jours/Chapitre LV

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Félix Juven, Éditeur (p. 227-229).




LV




Une sœur, d’un air très grave, vint m’avertir, pendant la classe qu’on me demandait au parloir.

Étonnée de cette visite, à une heure qui n’était pas réglementaire, je partis en courant vers le tour, et quand je l’eus franchi, je m’élançai dans la cellule où on m’attendait ; mais je m’arrêtai, tout interdite, devant une personne que je ne connaissais pas. C’était une femme vêtue de noir et coiffée d’un bonnet noir.

— Mademoiselle, me dit-elle, je viens de Montrouge : ce sont mesdemoiselles vos tantes qui m’envoient : une triste nouvelle. Je suis chargée de vous apprendre que monsieur votre grand-père est mort.

— Mon grand père, mort !…

Ma première pensée fut celle-ci : « Il ne grondera plus », mais je ne pouvais pas me l’imaginer mort, je le voyais au contraire, bien vivant, et plus réellement qu’à l’ordinaire. J’entendais sa voix, sa tousserie, le choc de sa canne sur le plancher, quand il s’impatientait de n’être pas assez vite obéi.

— Ces pauvres demoiselles sont bien affligées, reprit la messagère, que dois-je leur dire de votre part ?

— Dites-leur qu’il ne faut pas avoir de chagrin…

Je n’en avais pas assez, moi, et je me rendais compte que c’était très mal. Mais comment faire ?…

La sœur Sainte-Madeleine vint m’offrir ses consolations. Elle m’enleva le ruban vert de ma classe, qui seul rompait le deuil du costume, et elle me conduisit à la chapelle, pour me faire faire une prière.

Le soir, au dortoir, je confiais à Catherine, très apitoyée, que j’avais eu plus de chagrin quand ma chèvre blanche était morte, et que la mère Sainte-Trinité m’avait causé plus de regrets, en trépassant.

— Il ne faut pas dire des choses comme cela, me souffla Catherine, on croirait que tu as mauvais cœur.

On ne vint pas me chercher pour l’enterrement ; je ne sus rien, et je fus sans aucune nouvelle, jusqu’au jour où les tantes vinrent me voir, en grand deuil. C’était la première fois, depuis bien longtemps, qu’elles pouvaient sortir toutes les deux à la fois.

Tante Zoé, dès qu’elle m’aperçut, se mit à sangloter à hauts cris et fit une scène dramatique, prenant le ciel à témoin qu’elle avait soigné son père avec tout le dévouement possible et qu’on ne pouvait rien lui reprocher… Puis elle se calma, et, tandis que tante Lili continuait à pleurer à petits gloussements plaintifs, elle me raconta les derniers moments : il ne voulait pas mourir et se débattait d’une façon terrible. Quand on le croyait déjà expirant, il s’était dressé, debout sur son lit, ses longues jambes maigres hors de sa chemise, luttant encore avec la mort, puis il était retombé, de tout son haut.

Elles me dirent aussi qu’elles voulaient quitter la route de Châtillon, qu’elles n’avaient pas le courage d’habiter, seules, dans cette maison.

— Lui mort, toi partie, disaient-elles, c’est trop de vides, tout de même, nous ne pourrions pas endurer cela.

Moi, j’eus le cœur serré à l’idée qu’on abandonnerait cette maison, que peut-être, je n’y retournerais plus… Et je fus longtemps hantée par la vision de ce combat contre la mort, du grand-père dressé sur son lit, laissant voir ses jambes amaigries, puis retombant, tout à coup, d’une pièce.