Le Collier des jours/Chapitre LVI

La bibliothèque libre.
Félix Juven, Éditeur (p. 230-234).




LVI




Quelle surprise ! Voilà que l’on emballe mes affaires ! Sans préparation, sans dire pourquoi, on me retire du couvent. La nouvelle en tombe tout à coup…

La sœur Marie-Jésus, qui sait peut-être, pince les lèvres et reste impénétrable.

Qu’est ce que j’éprouve ?… Je ne sais pas bien…, en tout cas, ce n’est pas de la joie. Est-ce que je vais regretter ce couvent, auquel j’ai eu tant de peine à m’accoutumer ? Non, bien sûr, je déteste toujours la règle, les vilains murs gris, les grilles, cette vie sans initiative, où je n’ai pas cessé d’être une révoltée. Cependant, voilà près de deux ans que j’y suis et il a bien fallu m’accoutumer ; l’arbuste transplanté a refait quelques racines, c’est encore un arrachement. Et Catherine ? Il est certain que, si elle venait avec moi, je ne sentirais plus les regrets et je danserais de plaisir, à l’idée de m’en aller. Mais elle ne vient pas et, au moment de la quitter, je sens encore plus combien je l’aime. Notre amitié était si sûre et si confiante ; mon effronterie protégeait sa timidité ; mais elle, plus âgée et plus sérieuse, me conseillait et me retenait, au bord des folies trop graves ; nous vivions si uniquement l’une avec l’autre, que, pour ma part, je n’ai retenu le nom d’aucune autre de nos compagnes…

Pauvre Catherine ! quelle solitude pour elle ! La laisser était encore pire que la quitter. Elle n’arrêtait pas de pleurer et de répéter :

— Qu’est-ce que je vais devenir sans toi ?

On lui permit de rester avec moi le dernier jour et elle m’accompagna, tandis que je faisais mes adieux, à toutes les religieuses que j’aimais, et à quelques-unes que je n’aimais pas.

Ma première visite fut pour la sœur Sainte-Madeleine, qui n’avait jamais cessé d’être ma protectrice et à qui j’avais écrit tant de folles lettres. Puis, ce fut la maîtresse de ma classe, la mère Saint-Raphaël, si bonne, malgré ses froncements de sourcils et ses terribles moustaches. Je montai ensuite vers l’appartement réservé à l’étrange musicienne qu’était la sœur Fulgence. De loin, nous entendions le son du piano. Elle devait être en train de composer ; sous les broussailles de ses sourcils, ses yeux fauves brillaient d’enthousiasme.

Elle regrettait beaucoup mon départ, car, disait-elle, j’avais de grandes dispositions pour la musique, déclaration qui manqua me faire pouffer de rire. Je lui rappelai les innombrables fessées au vinaigre, qui semblaient bien la démentir…

— C’est égal, dit-elle, encore quelques-unes et vous étiez dans la bonne voie.

Je vis la sœur Sainte-Barbe, toujours si florissante et si gaie. Elle s’attrista un instant à l’idée que j’allais affronter le monde et courir tous les risques de la vie ; tandis que sous le voile, on était si bien protégée, si à l’abri de tout.

— Nous pensions que vous resteriez au couvent et, qu’à la longue, la vocation vous viendrait, dit-elle.

Cette fois, je ne me retins pas de rire, c’était encore plus extraordinaire que mes dispositions pour la musique.

Après avoir embrassé la bonne sœur Dodo, si câlinante et si douce, je descendis à la cuisine, dire adieu à une des sœurs converses, pour laquelle j’avais une admiration spéciale, à cause de la façon dont elle enlevait, de ses bras robustes et en cambrant les reins, d’énormes marmites de cuivre. Je pus saluer du même coup les étranges personnes qu’on appelait les auxiliaires, qui, seules, communiquaient avec le dehors. Leurs longues pèlerines, leur bonnet bordé de ruches noires qui leur retombaient sur le nez, leur donnaient l’air de vieilles poules huppées. Elles s’étaient chargées, parfois, des commissions pour moi, lorsque j’avais quelques sous.

Je fis exprès de rendre en dernier la visite obligatoire à la supérieure ; elle me détestait et je ne pouvais pas la souffrir. Je lui en voulais, surtout depuis qu’elle m’avait infligé une punition, dont je n’avais jamais pu comprendre le motif. C’était un soir, où nous traversions la cour, en rangs, deux par deux, pour aller de la classe au réfectoire. Un vieux jardinier arrosait les pavés et un rayon de soleil tapait sur son arrosoir. En passant, attirée par ces gouttes brillantes, je fis un pas hors du rang et je passais ma main à travers la gerbe de pluie lumineuse. La supérieure sortait du jardin, à ce moment, voile baissé, à cause du vieux jardinier ; elle me vit, et ce geste bien innocent la mit hors d’elle-même. Elle déclara que c’était là le signe d’une dépravation précoce et qu’il fallait une punition exemplaire. J’avoue que j’ai souvent cherché à m’expliquer, depuis, sans y parvenir, comment elle avait vu là un signe de dépravation précoce !…

Notre entrevue fut courte et glaciale. Nous ne dissimulions, ni l’une ni l’autre, le plaisir que nous avions de nous séparer.

J’allai passer le temps qui me restait, dans le jardin des religieuses, sous cette treille sur laquelle je m’étais si bien cachée le soir de mon arrivée.

J’échangeais maintenant, avec Catherine, toutes sortes de promesses. Elle me donnait l’adresse de son correspondant à Paris, rue des Jeûneurs. C’est là que je pourrais la voir, les jours de sortie. Mais moi, il m’était impossible de lui dire où elle me trouverait, et j’étais humiliée qu’on pût ainsi disposer de moi, sans moi. Où allait-on me conduire encore ? Était-ce à Montrouge ? Pourvu que ce ne fût pas chez ma grand’mère !…

À cinq heures, on m’appela. J’embrassai une dernière fois, et pour la dernière fois, ma chère Catherine…

C’étaient ma mère et ma sœur qui venaient me chercher. Elles paraissaient très pressées, et très contentes de m’emmener.

— Où est-ce que nous allons ? demandai-je, pendant que la voiture commençait à dégringoler péniblement la pente raide de la Montagne Sainte-Geneviève.

— Comment, où nous allons ? s’écria ma mère de sa voix sonore et grave, nous allons chez nous… et, maintenant, je l’espère bien, tu ne nous quitteras plus.