Le Conte d’hiver/Traduction Guizot, 1863/Acte premier

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Le Conte d’hiver
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 4 (p. 315-331).
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PERSONNAGES

LÉONTES, roi de Sicile.

MAMILIUS, son fils.

CAMILLO, )

ANTIGONE, )

CLÉOMÈNE, ) seigneurs de Sicile.

DION, )

UN AUTRE SEIGNEUR de Sicile.

ROGER, gentilhomme sicilien.

UN GENTILHOMME attaché au prince Mamilius.

POLIXÈNE, roi de Bohême.

FLORIZEL, son fils.

ARCHIDAMUS, seigneur de Bohême.

OFFICIERS de la cour de justice.

UN VIEUX BERGER, père supposé de Perdita.

SON FILS.

UN MARINIER.

UN GEÔLIER.

UN VALET du vieux berger.

AUTOLYCUS, filou.

LE TEMPS, personnage faisant l’office de choeur.

HERMIONE, femme de Léontes.

PERDITA, fille de Léontes et d’Hermione.

PAULINE, femme d’Antigone.

ÉMILIE, ) suivantes

DEUX AUTRES DAMES,) de la reine.

MOPSA, )

DORCAS, ) jeunes bergères.

SATYRES DANSANT, BERGERS ET BERGÈRES,

GARDES, SEIGNEURS, DAMES ET

SUITE, ETC.

La scène est tantôt en Sicile, tantôt en Bohême.


ACTE PREMIER


Scène I

La Sicile. Antichambre dans le palais de Léontes.

CAMILLO, ARCHIDAMUS.

ARCHIDAMUS.—S’il vous arrive, Camillo, de visiter un jour la Bohême, dans quelque occasion semblable à celle qui a réclamé maintenant mes services, vous trouverez, comme je vous l’ai dit, une grande différence entre notre Bohême et votre Sicile.

CAMILLO.—Je crois que, l’été prochain, le roi de Sicile se propose de rendre à votre roi la visite qu’il lui doit à si juste titre.

ARCHIDAMUS.—Si l’accueil que vous recevrez e st au-dessous de celui que nous avons reçu, notre amitié nous justifiera ; car en vérité…

CAMILLO.—Je vous en prie…

ARCHIDAMUS.—Vraiment, et je parle avec connaissance et franchise, nous ne pouvons mettre la même magnificence… et une si rare… Je ne sais comment dire. Allons, nous vous donnerons des boissons assoupissantes, afin que vos sens incapables de sentir notre insuffisance ne puissent du moins nous accuser, s’ils ne peuvent nous accorder des éloges.

CAMILLO.—Vous payez beaucoup trop cher ce qui vous est donné gratuitement.

ARCHIDAMUS.—Croyez-moi, je parle d’après mes propres connaissances, et d’après ce que l’honnêteté m’inspire.

CAMILLO.—La Sicile ne peut se montrer trop amie de la Bohême. Leurs rois ont été élevés ensemble dans leur enfance ; et l’amitié jeta dès lors entre eux de si profondes racines, qu’elle ne peut que s’étendre à présent. Depuis que l’âge les a mûris pour le trône, et que les devoirs de la royauté ont séparé leur société, leurs rapprochements, sinon personnels, ont été royalement continués par un échange mutuel de présents, de lettres et d’ambassades amicales ; en sorte qu’absents, ils paraissaient être encore ensemble ; ils se donnaient la main comme au-dessus d’une vaste mer, et ils s’embrassaient, pour ainsi dire, des deux bouts opposés du monde. Que le ciel entretienne leur affection !

ARCHIDAMUS.—Je crois qu’il n’est point dans le monde de malice ou d’affaire qui puissent l’altérer. Vous avez une consolation indicible dans le jeune prince Mamilius. Je n’ai jamais connu de gentilhomme d’une plus grande espérance.

CAMILLO.—Je conviens avec vous qu’il donne de grandes espérances. C’est un noble enfant ; un jeune prince, qui est un vrai baume pour le cœur de ses sujets ; il rajeunit les vieux cœurs : ceux qui, avant sa naissance, allaient déjà avec des béquilles, désirent vivre encore pour le voir devenir homme.

ARCHIDAMUS.—Et sans cela ils seraient donc bien aises de mourir ?

CAMILLO.—Oui, s’ils n’avaient pas quelque autre motif pour excuser leur désir de vivre.

ARCHIDAMUS.—Si le roi n’avait pas de fils, ils désireraient vivre sur leurs béquilles jusqu’à ce qu’il en eût un.

(Ils sortent.)


Scène II

Une salle d’honneur dans le palais.

LÉONTES, HERMIONE, MAMILIUS, POLIXÈNE, CAMILLO, et suite.

POLIXÈNE.—Déjà le berger a vu changer neuf fois l’astre humide des nuits, depuis que nous avons laissé notre trône vide ; et j’épuiserais, mon frère, encore autant de temps à vous faire mes remerciements, que je n’en partirais pas moins chargé d’une dette éternelle. Ainsi, comme un chiffre placé toujours dans un bon rang, je multiplie, avec un merci, bien d’autres milliers qui le précèdent.

LÉONTES.—Différez encore quelque temps vos remerciements : vous vous acquitterez en partant.

POLIXÈNE.—Seigneur, c’est demain : je suis tourmenté par les craintes de ce qui peut arriver ou se préparer pendant notre absence. Veuillent les dieux que nuls vents malfaisants ne soufflent sur mes États, et ne me fassent dire : mes inquiétudes n’étaient que trop fondées ! et d’ailleurs je suis resté assez longtemps pour fatiguer Votre Majesté.

LÉONTES.—Mon frère, nous sommes trop solide pour que vous puissiez venir à bout de nous.

POLIXÈNE.—Point de plus long séjour.

LÉONTES.—Encore une huitaine.

POLIXÈNE.—Très-décidément, demain.

LÉONTES.—Nous partagerons donc le temps entre nous ; et, en cela, je ne veux pas être contredit.

POLIXÈNE.—Ne me pressez pas ainsi, je vous en conjure. Il n’est point de voix persuasive ; non, il n’en est point dans le monde, qui pût me gagner aussitôt que la vôtre, et il en serait ainsi aujourd’hui, si ma présence vous était nécessaire, quand le besoin exigerait de ma part un refus. Mes affaires me rappellent chez moi ; y mettre obstacle, ce serait me punir de votre affection ; et un plus long séjour deviendrait pour vous une charge et un embarras ; pour nous épargner ces deux inconvénients, adieu, mon frère.

LÉONTES.—Vous restez muette, ma reine ? Parlez donc.

HERMIONE.—Je comptais, seigneur, garder le silence jusqu’à ce que vous l’eussiez amené à protester avec serment qu’il ne resterait pas ; vous le suppliez trop froidement, seigneur. Dites-lui que vous êtes sûr que tout va bien en Bohême ; le jour d’hier nous a donné ces nouvelles satisfaisantes : dites-lui cela, et il sera forcé dans ses derniers retranchements.

LÉONTES.—Bien dit, Hermione.

HERMIONE.—S’il disait qu’il languit de revoir son fils, ce serait une bonne raison ; et s’il dit cela, laissez-le partir ; s’il jure qu’il en est ainsi, il ne doit pas rester plus longtemps, nous le chasserons d’ici avec nos quenouilles.—(A Polixène.) Cependant je me hasarderai à vous demander de nous prêter encore une semaine de votre royale présence. Quand vous recevrez mon époux en Bohême, je vous recommande de l’y retenir un mois au delà du terme marqué pour son départ : et pourtant en vérité, Léontes, je ne vous aime pas d’une minute de moins, que toute autre femme n’aime son époux.—Vous resterez ?

POLIXÈNE.—Non, madame.

HERMIONE.—Oh ! mais vous resterez.

POLIXÈNE.—Je ne le puis vraiment pas.

HERMIONE.—Vraiment ? Vous me refusez avec des serments faciles ; mais quand vous chercheriez à déplacer les astres de leur sphère par des serments, je vous dirais encore : Seigneur, on ne part point. Vraiment vous ne partirez point : le vraiment d’une dame a autant de pouvoir que le vraiment d’un gentilhomme. Voulez-vous encore partir ? forcez-moi de vous retenir comme prisonnier, et non pas comme un hôte ; et alors vous payerez votre pension en nous quittant, et serez par là dispensé de tous remerciements ; qu’en dites-vous ? êtes-vous mon prisonnier, ou mon hôte ? Par votre redoutable vraiment, il faut vous décider à être l’un ou l’autre.

POLIXÈNE.—Votre hôte, alors, madame ! car être votre prisonnier emporterait l’idée d’une offense, qu’il m’est moins aisé à moi de commettre qu’à vous de punir.

HERMIONE.—Ainsi je ne serai point votre geôlier, mais votre bonne hôtesse. Allons, il me prend envie de vous questionner sur les tours de mon seigneur et les vôtres, lorsque vous étiez jeunes. Vous deviez faire alors de jolis petits princes.

POLIXÈNE.—Nous étions, belle reine, deux étourdis, qui croyaient qu’il n’y avait point d’autre avenir devant eux, qu’un lendemain semblable à aujourd’hui, et que notre enfance durerait toujours.

HERMIONE.—Mon seigneur n’était-il pas le plus fou des deux ?

POLIXÈNE.—Nous étions comme deux agneaux jumeaux, qui bondissaient ensemble au soleil, et bêlaient l’un après l’autre ; notre échange mutuel était de l’innocence pour de l’innocence ; nous ne connaissions pas l’art de faire du mal, non : et nous n’imaginions pas qu’aucun homme en fit. Si nous avions continué cette vie, et que nos faibles intelligences n’eussent jamais été exaltées par un sang plus impétueux, nous aurions pu répondre hardiment au ciel, non coupables, en mettant à part la tache héréditaire.

HERMIONE.—Vous nous donnez à entendre par là que depuis vous avez fait des faux pas.

POLIXÈNE.—O dame très-sacrée, les tentations sont nées depuis lors : car dans ces jours où nous n’avions pas encore nos plumes, ma femme n’était qu’une petite fille ; et votre précieuse personne n’avait pas encore frappé les regards de mon jeune camarade.

HERMIONE.—Que la grâce du ciel me soit en aide ! Ne tirez aucune conséquence de tout ceci, de peur que vous ne disiez que votre reine et moi nous sommes de mauvais anges. Et pourtant, poursuivez : nous répondrons des fautes que nous vous avons fait commettre, si vous avez fait votre premier péché avec nous, et que vous avez continué de pécher avec nous, et que vous n’ayiez jamais trébuché qu’avec nous.

LÉONTES, à Hermione.—Est-il enfin gagné ?

HERMIONE.—Il restera, seigneur.

LÉONTES.—Il n’a pas voulu y consentir, à ma prière. Hermione, ma bien-aimée, jamais vous n’avez parlé plus à propos.

HERMIONE.—Jamais ?

LÉONTES.—Jamais, qu’une seule fois.

HERMIONE.—Comment ? j’ai parlé deux fois à propos ? et quand a été la première, s’il vous plaît ? Je vous en prie, dites-le-moi. Rassasiez-moi d’éloges, et engraissez-m’en comme un oiseau domestique ; une bonne action qu’on laisse mourir, sans en parler, en tue mille autres qui seraient venues à la suite ; les louanges sont notre salaire : vous pouvez avec un seul doux baiser nous faire avancer plus de cent lieues, tandis qu’avec l’aiguillon vous ne nous feriez pas parcourir un seul acre. Mais allons au but. Ma dernière bonne action a été de l’engager à rester : quelle a donc été la première ? Celle-ci a une sœur aînée, ou je ne vous comprends pas : ah ! fasse le ciel qu’elle se nomme vertu ! Mais j’ai déjà parlé une fois à propos : quand ? Je vous en prie, dites-le-moi, je languis de le savoir.

LÉONTES.—Eh bien ! ce fut quand trois tristes mois expirèrent enfin d’amertume, et que tu ouvris ta main blanche pour frapper dans la mienne en signe d’amour ; —tu dis alors : Je suis à vous pour toujours.

HERMIONE.—Allons, c’est vertu.—Ainsi, voyez-vous, j’ai parlé à propos deux fois : la première, afin de conquérir pour toujours mon royal époux ; la seconde, afin d’obtenir le séjour d’un ami pour quelque temps.

(Elle présente la main à Polixène.)

LÉONTES, à part.—Trop de chaleur quand on mêle de si près l’amitié, on finit bientôt par mêler les personnes : j’ai en moi un tremor cordis : mon cœur bondit ; mais ce n’est pas de joie, ce n’est pas de joie.—Cet accueil peut avoir une apparence honnête : il peut puiser sa liberté dans la cordialité, dans la bonté du naturel, dans un cœur affectueux, et être convenable pour qui le montre : il le peut, je l’accorde. Mais de se serrer ainsi les mains, de se serrer les doigts comme ils le font en ce moment, et de se renvoyer des sourires d’intelligence, comme un miroir ; et puis de soupirer comme le signal de mort du cerf : oh ! c’est là un genre d’accueil qui ne plaît ni à mon cœur, ni à mon front.—Mamilius, es-tu mon enfant ?

MAMILIUS.—Oui, mon bon seigneur.

LÉONTES.—Vraiment ! c’est mon beau petit coq. Quoi ! as-tu noirci ton nez ? On dit que c’est une copie du mien. Allons, petit capitaine, il faut être propre. Je veux dire propre[1] au moins, capitaine, quoique ce mot s’applique également au bœuf, à la génisse et au veau. Quoi, toujours jouant du virginal[2] sur sa main. (Observant Polixène et Hermione.) (A son fils.) Mon petit veau, es-tu bien mon veau ?

MAMILIUS.—Oui, si vous le voulez bien, mon seigneur.

LÉONTES.—Il te manque la peau rude et cette crue que je me sens au front pour me ressembler parfaitement.—Et pourtant, nous nous ressemblons comme deux œufs : ce sont les femmes qui le disent, et elles disent tout ce qu’elles veulent. Mais quand elles seraient fausses, comme les mauvais draps reteints en noir, comme les vents, comme les eaux ; fausses comme les dés que désire un homme qui ne connaît point de limite entre le tien et le mien ; cependant il serait toujours vrai de dire que cet enfant me ressemble. Allons, monsieur le page, regardez-moi avec votre œil bleu-de-ciel.—Petit fripon, mon enfant chéri, ta mère peut-elle ?… se pourrait-il bien ?… O imagination ! tu poignardes mon cœur, tu rends possibles des choses réputées impossibles, tu as un commerce avec les songes… (Comment cela peut-il être ?…) avec ce qui n’a aucune réalité : toi, force coactive, qui t’associes au néant ; —il devient croyable que tu peux t’unir à quelque chose de réel, et tu le fais au delà de ce qu’on te commande ; j’en fais l’expérience par les idées contagieuses qui empoisonnent mon cerveau et qui endurcissent mon front.

POLIXÈNE.—Qu’a donc le roi de Sicile ?

HERMIONE.—Il paraît un peu troublé.

POLIXÈNE, au roi.—Qu’avez-vous, seigneur, et comment vous trouvez-vous ? Comment allez-vous, mon cher frère ?

HERMIONE.—Vous avez l’air d’être agité de quelque pensée : êtes-vous ému, seigneur ?

LÉONTES.—Non, en vérité. (À part.) Comme la nature trahit quelquefois sa folie et sa tendresse pour être le jouet des cœurs durs ! —En considérant les traits de mon fils, il m’a semblé que je reculais de vingt-trois années ; et je me voyais en robe, dans mon fourreau de velours vert ; mon épée emmuselée : de crainte qu’elle ne mordît son maître et ne lui devînt funeste, comme il arrive souvent à ce qui sert d’ornement. Combien je devais ressembler alors, à ce que j’imagine, à ce pépin, à cette gousse de pois verts, à ce petit gentilhomme ! —Mon bon monsieur, voulez-vous échanger votre argent contre des œufs[3] ?

MAMILIUS.—Non, seigneur, je me battrais.

LÉONTES.—Oui-da ! Que ton lot[4] dans la vie soit d’être heureux ! —Mon frère, êtes-vous aussi fou de votre jeune prince que nous vous semblons l’être du nôtre ?

POLIXÈNE.—Quand je suis chez moi, seigneur, il fait tout mon exercice, tout mon amusement, toute mon occupation. Tantôt il est mon ami dévoué et tantôt mon ennemi, mon flatteur, mon guerrier, mon homme d’État, tout enfin : il me rend un jour de juillet aussi court qu’un jour de décembre ; et par la variété de son humeur enfantine, il me guérit d’idées qui m’épaissiraient le sang.

LÉONTES.—Ce petit écuyer a le même office près de moi : nous allons nous promener nous deux ; et nous vous laissons, seigneur, à vos affaires plus sérieuses.—Hermione, montrez combien vous nous aimez dans l’accueil que vous ferez à votre frère : que tout ce qu’il y a de plus cher en Sicile soit regardé comme de peu de valeur ; après vous et mon jeune promeneur, c’est lui qui a le plus de droits sur mon cœur.

HERMIONE.—Si vous nous cherchiez, nous serons à vous dans le jardin ; vous y attendrons-nous ?

LÉONTES.—Suivez à votre gré vos penchants : on vous trouvera, pourvu que vous soyez sous le ciel. (À part, observant Hermione.)—Je pêche en ce moment, quoique tu n’aperçoives point l’hameçon. Va, poursuis. Comme elle tient son bec tendu vers lui ! et comme elle s’arme de toute l’audace d’une femme devant son époux indulgent ! (Polixène, Hermione, sortent avec leur suite.) Les voilà partis ! M’y voilà enfoncé jusqu’aux genoux, me voilà cornard par-dessus les oreilles ! (A Mamilius.) Va, mon enfant, va jouer.—Ta mère joue aussi, et moi aussi : mais je joue un rôle si fâcheux, qu’il me conduira au tombeau au milieu des sifflets ; les mépris et les huées seront ma cloche funèbre. Va, mon enfant, va jouer. Il y a eu, ou je suis bien trompé, des hommes déshonorés avant moi ; et à présent, au moment même où je parle, il est plus d’un époux qui tient avec confiance sa femme sous le bras et qui ne songe guère qu’elle a reçu des visites en son absence, et que son vivier a été pêché par le premier venu, par monsieur Sourire, son voisin. Enfin, c’est toujours une consolation qu’il y ait d’autres hommes qui aient des grilles, et que ces grilles soient, comme les miennes, ouvertes contre leur volonté. Si tous les hommes qui ont des femmes déloyales s’abandonnaient au désespoir, la dixième partie du genre humain se pendrait. C’est un mal sans remède : c’est quelque planète licencieuse dont l’influence se fait sentir partout où elle domine ; et sa puissance, croyez-le, s’étend de l’orient à l’occident, du nord au midi. Conclusion, il n’y a point de barrières pour garder une femme ; retiens cela. Elle laisse entrer et sortir l’ennemi avec armes et bagages : des milliers d’hommes comme moi ont cette maladie et ne la sentent pas.—Eh bien ! mon enfant ?

MAMILIUS.—On dit que je vous ressemble.

LÉONTES.—Oui, c’est une sorte de consolation. (Il aperçoit Camillo.) Quoi ! Camillo ici ?

CAMILLO.—Oui, mon bon seigneur.

LÉONTES, à Mamilius.—Va jouer, Mamilius, tu es un brave garçon.—(Mamilius sort.) Eh bien ! Camillo, ce grand monarque prolonge son séjour.

CAMILLO.—Vous avez bien de la peine à faire tenir son ancre dans votre port ; vous aviez beau la jeter, elle revenait toujours à vous.

LÉONTES.—Y as-tu fait attention ?

CAMILLO.—Il ne voulait pas céder à vos prières ; ses affaires devenaient toujours plus urgentes.

LÉONTES.—T’en es-tu aperçu ? Voilà donc déjà des gens autour de moi qui murmurent tout bas et se disent à l’oreille : « Le roi de Sicile est un… et cætera. » C’est déjà bien avancé, lorsque je viens à le sentir le dernier.—Comment s’est-il déterminé à rester, Camillo ?

CAMILLO.—Sur les prières de la vertueuse reine.

LÉONTES.—De la reine, soit : —vertueuse, cela devrait être, sans doute ; mais voilà, cela n’est pas. Cette idée-là est-elle entrée dans quelque autre cervelle que la tienne ? Car ta conception est d’une nature absorbante, elle attire à elle plus de choses que les esprits vulgaires. Cela n’est-il remarqué que par les intelligences plus fines, par quelques têtes d’un génie extraordinaire ? Les créatures subalternes pourraient bien être tout à fait aveugles dans cette affaire : parle.

CAMILLO.—Dans cette affaire, seigneur ? Je crois que tout le monde comprend que le roi de Bohême fait ici un plus long séjour.

LÉONTES.—Tu dis ?

CAMILLO.—Qu’il fait ici un plus long séjour.

LÉONTES.—Oui, mais pourquoi ?

CAMILLO.—Pour satisfaire Votre Majesté et se rendre aux instances de notre gracieuse souveraine.

LÉONTES.—Se rendre aux instances de votre souveraine ? se rendre ? Je n’en veux pas davantage.—Camillo, je t’ai confié les plus chers secrets de mon cœur aussi bien que ceux de mon conseil ; et, comme un prêtre, tu as purifié mon sein ; je t’ai toujours quitté comme un pénitent converti : mais je me suis trompé sur ton intégrité, c’est-à-dire trompé sur ce qui m’en offrait l’apparence.

CAMILLO.—Que le ciel m’en préserve, seigneur !

LÉONTES.—Oui, de le souffrir.—Tu n’es pas honnête, ou, si ton penchant t’y porte, tu es un lâche qui coupes le jarret à l’honnêteté et l’empêches de suivre sa course naturelle ; ou autrement, il faut te regarder comme un serviteur initié dans ma confiance intime et négligent à y répondre ; ou bien comme un insensé qui voit chez moi jouer un jeu où je perds le plus riche de mes trésors, et qui prend le tout en badinage.

CAMILLO.—Mon noble souverain, je puis être négligent, insensé et timide ; nul homme n’est si exempt de ces défauts que sa négligence, sa folie et sa timidité ne se montrent quelquefois dans la multitude infinie des affaires de ce monde. Si jamais, seigneur, j’ai été négligent dans les vôtres à dessein, c’est une folie à moi ; si jamais j’ai joué exprès le rôle d’un insensé, ç’aura été par négligence et faute de réfléchir assez aux conséquences ; si jamais la crainte m’a fait hésiter dans une entreprise dont l’issue me semblait douteuse et dont l’exécution était réclamée à grands cris par la nécessité, ç’a été par une timidité qui souvent attaque le plus sage. Ce sont là, seigneur, autant d’infirmités ordinaires dont l’homme le plus honnête n’est jamais exempt. Mais, j’en conjure Votre Majesté, parlez-moi plus clairement ; faites-moi connaître et voir en face ma faute, et si je la renie, c’est qu’elle ne m’appartient pas.

LÉONTES.—N’avez-vous pas vu, Camillo (mais cela est hors de doute, vous l’avez vu, ou le verre de votre lunette est opaque comme la corne d’un homme déshonoré), ou entendu dire (car sur une chose aussi visible la rumeur publique ne peut pas se taire), ou pensé en vous-même (car il n’y aurait pas de faculté de penser dans l’homme qui ne le penserait pas) que ma femme m’est infidèle ? —Si tu veux l’avouer (ou autrement nie avec impudence, nie que tu aies des yeux, des oreilles et une pensée), conviens donc que ma femme est un cheval de bois[5] et qu’elle mérite un nom aussi infâme que la dernière des filles qui livre sa personne avant d’avoir engagé sa foi ; dis-le et soutiens-le.

CAMILLO.—Je ne voudrais pas rester là en écoutant noircir ainsi ma souveraine maîtresse sans en tirer sur-le-champ vengeance. Malédiction sur moi-même ! vous n’avez jamais proféré de parole plus indigne que celle-là ; la répéter serait un crime, aussi grand que celui que vous imaginez, quand il serait vrai.

LÉONTES.—Et n’est-ce rien que de se parler à l’oreille ? que d’appuyer joue contre joue ? de mesurer leur nez ensemble ? de se baiser les lèvres en dedans ? d’étouffer un éclat de rire par un soupir ? Et, signe infaillible d’un honneur profané, de faire chevaucher leur pied l’un sur l’autre ? de se cacher ensemble dans les coins, de souhaiter que l’horloge aille plus vite ? que les heures se changent en minutes et midi en minuit, que tous les yeux fussent aveuglés par une taie, hors les leurs, les leurs seulement, qui voudraient être coupables sans être vus : n’est-ce rien que tout cela ? En ce cas, et le monde, et tout ce qu’il enferme, n’est donc rien non plus ; ce ciel qui nous couvre n’est rien ; la Bohême n’est rien ; ma femme n’est rien, et tous ces riens ne signifient rien, si tout cela n’est rien.

CAMILLO.—Mon cher seigneur, guérissez-vous de cette funeste pensée, et au plus tôt, car elle est très-dangereuse.

LÉONTES.—C’est possible, mais c’est vrai.

CAMILLO.—Non, seigneur, non.

LÉONTES.—C’est vrai : vous mentez, vous mentez. Je te dis que tu mens, Camillo, et je te hais. Je te déclare un homme stupide, un misérable sans âme, ou un hypocrite qui temporise, qui peut voir de tes yeux indifféremment le bien et le mal, également enclin à tous les deux. Si le sang de ma femme était aussi corrompu que l’est son honneur, elle ne vivrait pas le temps qu’un sablier met à s’écouler.

CAMILLO.—Qui est donc son corrupteur ?

LÉONTES.—Qui ? Eh ! celui qui la porte toujours pendue à son cou, comme une médaille, le roi de Bohême. Qui ?… Si j’avais autour de moi des serviteurs zélés et fidèles qui eussent des yeux pour voir mon honneur comme ils voient leurs profits et leurs intérêts personnels, ils feraient une chose qui couperait court à cette débauche. Oui, et toi, mon échanson, toi que j’ai tiré de l’obscurité et élevé au rang d’un grand seigneur, toi qui peux voir aussi clairement que le ciel voit la terre et que la terre voit le ciel, combien je suis outragé… Tu pourrais épicer une coupe pour procurer à mon ennemi un sommeil éternel, et cette potion serait un baume pour mon cœur.

CAMILLO.—Oui, seigneur, je pourrais le faire, et cela non avec une potion violente, mais avec une liqueur lente, dont les effets ne trahiraient pas la malignité, comme le poison. Mais je ne puis croire à cette souillure chez mon auguste maîtresse, si souverainement honnête et vertueuse. Je vous ai aimé, sire…

LÉONTES.—Eh bien ! va en douter et pourrir à ton aise ! —Me crois-tu assez inconséquent, assez troublé pour chercher à me tourmenter moi-même, pour souiller la pureté et la blancheur de mes draps, qui, en se conservant, procure le sommeil, mais qui, une fois tachée, devient des aiguillons, des épines, des orties et des queues de guêpes,—pour provoquer l’ignominie à propos du sang du prince mon fils, que je crois être à moi et que j’aime comme mon enfant, sans de mûres et convaincantes raisons qui m’y forcent, dis, voudrais-je le faire ? Un homme peut-il s’égarer ainsi ?

CAMILLO.—Je suis obligé de vous croire, seigneur, et je vous débarrasserai du roi de Bohême, pourvu que, quand il sera écarté, Votre Majesté consente à reprendre la reine et à la traiter comme auparavant, ne fût-ce que pour l’intérêt de votre fils et pour imposer par là silence à l’injure des langues dans les cours et les royaumes connus du vôtre et qui vous sont alliés.

LÉONTES.—Tu me conseilles là précisément la conduite que je me suis prescrite à moi-même. Je ne porterai aucune atteinte à son honneur, aucune.

CAMILLO.—Allez donc, seigneur, et montrez au roi de Bohême et à votre reine le visage serein que l’amitié porte dans les fêtes. C’est moi qui suis l’échanson de Polixène : s’il reçoit de ma main un breuvage bienfaisant, ne me tenez plus pour votre serviteur.

LÉONTES.—C’est assez : fais cela, et la moitié de mon cœur est à toi ; si tu ne le fais pas, tu perces le tien.

CAMILLO.—Je le ferai, seigneur.

LÉONTES.—J’aurai l’air amical, comme tu me le conseilles. (Il sort.)

CAMILLO, seul.—O malheureuse reine ! —Mais moi, à quelle position suis-je réduit ? —Il faut que je sois l’empoisonneur du vertueux Polixène ; et mon motif pour cette action, c’est l’obéissance à un maître, à un homme qui, en guerre contre lui-même, voudrait que tous ceux qui lui appartiennent fussent de même.—En faisant cette action, j’avance ma fortune.—Quand je pourrais trouver l’exemple de mille sujets qui auraient frappé des rois consacrés et prospéré ensuite, je ne le ferais pas encore ; mais puisque ni l’airain, ni le marbre, ni le parchemin ne m’en offrent un seul, que la scélératesse elle-même se refuse à un tel forfait…, il faut que j’abandonne la cour ; que je le fasse ou que je ne le fasse pas, ma ruine est inévitable. Étoiles bienfaisantes, luisez à présent sur moi ! Voici le roi de Bohême.

(Entre Polixène.)

POLIXÈNE.—Cela est étrange ! Il me semble que ma faveur commence à baisser ici ! Ne pas me parler ! —Bonjour, Camillo.

CAMILLO.—Salut, noble roi.

POLIXÈNE.—Quelles nouvelles à la cour ?

CAMILLO.—Rien d’extraordinaire, seigneur.

POLIXÈNE.—A l’air qu’a le roi, on dirait qu’il a perdu une province, quelque pays qu’il chérissait comme lui-même. Je viens dans le moment même de l’aborder avec les compliments accoutumés ; lui, détournant ses yeux du côté opposé, et donnant à sa lèvre abaissée le mouvement du mépris, s’éloigne rapidement de moi, me laissant à mes réflexions sur ce qui a pu changer ainsi ses manières.

CAMILLO.—Je n’ose pas le savoir, seigneur…

POLIXÈNE.—Comment, vous n’osez pas le savoir ! vous n’osez pas ? Vous le savez, et vous n’osez pas le savoir pour moi ? C’est là ce que vous voulez dire ; car pour vous, ce que vous savez, il faut bien que vous le sachiez, et vous ne pouvez pas dire que vous n’osez pas le savoir. Cher Camillo, votre visage altéré est pour moi un miroir où je lis aussi le changement du mien ; car il faut bien que j’aie quelque part à cette altération en trouvant ma position changée en même temps.

CAMILLO.—Il y a un mal qui met le désordre chez quelques-uns de nous, mais je ne puis nommer ce mal, et c’est de vous qu’il a été gagné, de vous qui pourtant vous portez fort bien.

POLIXÈNE.—Comment ! gagné de moi ? N’allez pas me prêter le regard du basilic : j’ai envisagé des milliers d’hommes qui n’ont fait que prospérer par mon coup d’œil, mais je n’ai donné la mort à aucun. Camillo… comme il est certain que vous êtes un gentilhomme plein de science et d’expérience, ce qui orne autant notre noblesse que peuvent le faire les noms illustres de nos aïeux, qui nous ont transmis la noblesse par héritage, je vous conjure, si vous savez quelque chose qu’il soit de mon intérêt de connaître, de m’en instruire ; ne me le laissez pas ignorer en l’emprisonnant dans le secret.

CAMILLO.—Je ne puis répondre.

POLIXÈNE.—Une maladie gagnée de moi, et cependant je me porte bien ! Il faut que vous me répondiez, entendez-vous, Camillo ? Je vous en conjure, au nom de tout ce que l’honneur permet (et cette prière que je vous fais n’est pas des dernières qu’il autorise), je vous conjure de me déclarer quel malheur imprévu tu devines être prêt de se glisser sur moi, à quelle distance il est encore, comment il s’approche, quel est le moyen de le prévenir, s’il y en a ; sinon, quel est celui de le mieux supporter.

CAMILLO.—Seigneur, je vais vous le dire, puisque j’en suis sommé au nom de l’honneur et par un homme que je crois plein d’honneur. Faites donc attention à mon conseil, qui doit être aussi promptement suivi que je veux être prompt à vous le donner, ou nous n’avons qu’à nous écrier, vous et moi : Nous sommes perdus ! Et adieu.

POLIXÈNE.—Poursuivez, cher Camillo.

CAMILLO.—Je suis l’homme chargé de vous tuer.

POLIXÈNE.—Par qui, Camillo ?

CAMILLO.—Par le roi.

POLIXÈNE.—Pourquoi ?

CAMILLO.—Il croit, ou plutôt il jure avec conviction, comme s’il l’avait vu de ses yeux ou qu’il eût été l’agent employé pour vous y engager, que vous avez eu un commerce illicite avec la reine.

POLIXÈNE.—Ah ! si cela est vrai, que mon sang se tourne en liqueur venimeuse et que mon nom soit accouplé au nom de celui qui a trahi le meilleur de tous ; que ma réputation la plus pure se change en une odeur infecte qui offense les sens les plus obtus, en quelque lieu que je me présente, et que mon approche soit évitée et plus abhorrée que la plus contagieuse peste dont l’histoire ou la tradition aient jamais parlé !

CAMILLO.—Jurez, pour le dissuader, par toutes les étoiles du ciel et par toutes leurs influences ; vous pourriez aussi bien empêcher la mer d’obéir à la lune que réussir à écarter par vos serments ou ébranler par vos avis le fondement de sa folie : elle est appuyée sur sa folie, et elle durera autant que son corps.

POLIXÈNE.—Comment cette idée a-t-elle pu se former ?

CAMILLO.—Je l’ignore, mais je suis certain qu’il est plus sûr d’éviter ce qui est formé que de s’arrêter à chercher comment cela est né. Si donc vous osez vous fier à mon honnêteté, qui réside enfermée dans ce corps, que vous emmènerez avec vous en otage, partons cette nuit : j’informerai secrètement de l’affaire vos serviteurs, et je saurai les faire sortir de la ville par deux ou par trois à différentes poternes. Quant à moi, je dévoue mon sort à votre service, perdant ici ma fortune par cette confidence. Ne balancez pas ; car, par l’honneur de mes parents, je vous ai dit la vérité : si vous en cherchez d’autres preuves, je n’ose pas rester à les attendre ; et vous ne serez pas plus en sûreté qu’un homme condamné par la propre bouche du roi, et dont il a juré la mort.

POLIXÈNE.—Je te crois. J’ai vu son cœur sur son visage. Donne-moi ta main, sois mon guide, et ta place sera toujours à côté de la mienne. Mes vaisseaux sont prêts, et il y a deux jours que mes gens attendaient mon départ de cette cour.—Cette jalousie a pour objet une créature bien précieuse ; plus elle est une personne rare, plus cette jalousie doit être extrême : et plus il est puissant, plus elle doit être violente ; il s’imagine qu’il est déshonoré par un homme qui a toujours professé d’être son ami ; sa vengeance doit donc, par cette raison, en être plus cruelle. La crainte m’environne de ses ombres ; qu’une prompte fuite soit mon salut et sauve la gracieuse reine, le sujet des pensées de Léontes, mais qui est sans raison l’objet de ses injustes soupçons. Viens, Camillo ; je te respecterai comme mon père, si tu parviens à sauver ma vie de ces lieux. Fuyons.

CAMILLO.—J’ai l’autorité de demander les clefs de toutes les poternes : que Votre Majesté profite des moments : le temps presse ; allons, seigneur, partons. (Ils sortent.)


FIN DU PREMIER ACTE.

  1. Équivoque sur le mot neat qui veut dire bétail à cornes et propre, gentil.
  2. Espèce d’épinette. Un livre des leçons de cet instrument ayant appartenu à la reine Élisabeth existe encore.
  3. Expression proverbiale usitée quand un homme se voit outragé et ne fait aucune résistance, nous avons en Français le proverbe : « A qui vendez-vous vos coquilles ? »
  4. Dole signifiait la portion d’aumônes distribuée aux pauvres dans les familles riches. Happy man be his dole, était une expression proverbiale.
  5. Hobby horse.