Le Conte du tonneau/Tome 1/00.1

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Henri Scheurleer (Tome premierp. 5-13).


DEDICACE

Prétenduë du Libraire

A

MYLORD SOMMERS.[1]


MYLORD,



P Uiſque l’Auteur a fait une ample Dedicace à un Prince[2] dont aparemment je n’aurai jamais l’honneur d’être connu, & qui est fort peu conſideré par les Ecrivains de nôtre ſiécle, me trouvant exempt de l’eſclavage que les Auteurs impoſent ſouvent aux Libraires, je me croi ſage dans ma preſomption, en oſant dedier à Vôtre Grandeur les Ecrits ſuivans, & les confier à sa protection. Je laiſſe au bon Dieu & à Votre Grandeur, à en connoitre le merite & les defauts : pour moi, je n’y comprend rien ; & quand tout le monde n’y entendroit pas plus de fineſſe, que moi, le débit de l’Ouvrage n’en ſera pas moins grand. Le nom de Votre Grandeur, brillant au fronſtipice du livre en lettres Capitales, me débaraſſera facilement d’une Edition tout au moins ; & je ne demanderois pas davantage, pour m’élever à la qualité d’Echevin, que le privilege de dedier à Votre Grandeur, à l’excluſion de tout autre Auteur ou Libraire.

Me prevalant du droit d’un faiſeur de Dedicaces, je devrois ici vous donner une liſte de vos propres vertus, sans avoir pourtant le moindre deſſein de choquer votre modeſtie. Sur-tout, ce ſeroit ici le lieu de faire un portrait pompeux de votre généroſité pour des gens qui joignent de grands talens à une petite fortune, & de vous faire entendre d’une maniere entre groſſiere & délicate, que je m’entends par-là moi-même.

Je vous avouerai franchement, Mylord, que j’ai eu l’intention de ſuivre cette route batue, & que j’avois déja commencé à extraire d’une centaine d’Epitres Dédicatoires une Quinteſſence de louanges appliquables à Votre Grandeur, quand je fus arrêté par un accident imprevu. En jettant par hazard les yeux ſur la couverture de ces Ecrits, j’y trouvai en grandes lettres les mots ſuivans, Detur digniſſimo ; & je les ſoupçonnai auſſi-tôt d’enveloper un ſens digne d’attention.

Il arriva par hazard, qu’aucun des Auteurs que j’emploïe n’entendît le Latin, quoique je les aïe païez ſouvent pour la traduction de livres écrits en cette langue. Je fus donc obligé d’avoir recours au Curé de ma Paroiſſe, qui traduiſit ces mots ainſi, que ceci ſoit donné au plus digne ; & ſon commentaire me fit comprendre, que l’intention de l’Auteur étoit que cet Ouvrage fut dedié au Genie le plus ſublime du ſiecle pour l’eſprit, le ſavoir, le jugement, l’Eloquence, & la Sageſſe.

Là-deſſus, je donne un coup de pied pour aller trouver un Poëte, qui travaille pour ma boutique, & qui demeure dans un cu-de-ſac proche de ma maiſon. Je lui montre la verſion Angloiſe des mots en queſtion, & je le prie de me guider dans la recherche que je voulois faire du perſonnage que l’Auteur a eu dans l’Eſprit.

Après avoir médité quelques momens, il me dit, que la Vanité étoit une choſe qu’il avoit en horreur, mais qu’il étoit obligé en conſcience de m’avouer, qu’il étoit ſûr que la choſe le regardoit lui-même ; & en même temps il m’offrit fort obligeamment de faire pour moi gratis une Dedicace adreſſée à ſon propre mérite. Ne voulant pas lui diſputer la ſuperiorité qu’il s’attribuoit, je le priai de faire une ſeconde conjecture : eh mais ! me répondit-il, ce doit être moi, ou Mylord Somers. Delà, je fus viſiter un grand nombre d’autres beaux-eſprits de ma connoiſſance, avec grande fatigue, & grand riſque de me caſſer le cou ſur tant de degrés obſcurs qui conduiſent aux Galetas. C’étoit par-tout la même choſe : je trouvois tous les habitans du plus haut étage dans la même admiration d’eux-mêmes, & de Votre Grandeur.

Ne croyez pas, Mylord, que je prétende debiter, comme un effet de ma propre induſtrie, ces meſures ſi bien concertées pour répondre juſte à l’intention de mon Auteur ; j’avouë ingénûment, que je les dois à une Maxime que j’ai retenuë, & qui dit que celui, à qui tout le monde aſſigne la ſéconde place du mérite, a un titre inconteſtable pour occuper la premiere.

Conformement à cette verité, mes viſites me perſuadérent que Votre Grandeur étoit la perſonne que je cherchois ; & auſſi-tôt j’emploïai mes beaux-eſprits à raſſembler des idées & des ingrediens propres à entrer dans le Panegyrique de vos vertus.

Deux jours après, ils m’apportèrent dix feuilles de papier remplies de tous côtez ; & ils me jurérent, qu’ils avoient ſaccagé tout ce qu’on peut trouver de beau dans les caracteres de Socrate, d’Ariſtide, d’Epaminondas, de Caton, de Ciceron, d’Atticus, & d’autres grands Noms difficiles à retenir. Je croi pourtant que ce ſont des fourbes, qui en impoſoient à mon ignorance car, quand je me mis à examiner leurs collections, je n’y vis rien que moi & tout autre ne fuſſions auſſi bien qu’eux : ce qui me fit croire, qu’au lieu de piller les anciens, mes drolles n’ont fait que copier ce que les modernes diſent unanimement ſur votre Chapitre. De cette maniere, Mylord, j’en tiens pour mes cinq piſtoles, que j’ai debourſées ſans aucune utilité.

Si encore en changeant le titre, je pouvois faire ſervir les mêmes materiaux pour une autre Dédicace, comme font ſouvent pluſieurs gens qui me valent bien, ma perte ſeroit réparable : mais des gens ſenſez, à qui j’ai communiqué ces préparatifs, y eurent à peine jetté les yeux, qu’ils m’aſſurérent, qu’il n’étoit pas faiſable d’appliquer tout cela à tout autre qu’à Votre Grandeur.

Je m’attendois du moins à y trouver quelque choſe de la conduite de Votre Grandeur à la tête d’une armée, de votre intrepidité à monter une breche, ou à eſcalader une muraille[3]. Je me flattois d’y voir votre illuſtre race deſcendant en ligne directe de la maiſon d’Autriche ; avec vos talens merveilleux pour l’ajuſtement & pour la danſe, & avec votre profond ſavoir dans l’Algèbre, les Mathematiques, & les Langues Orientales : en un mot, je m’attendois à quelque choſe, où ni moi ni le public ne devions pas naturellement nous attendre. C’eſt-là ce qui m’auroit accommodé à merveille : car, d’aller jetter à la tête des gens la vieille Hiſtoire de votre génie, de votre ſavoir, de votre ſageſſe, de votre juſtice, de votre politeſſe, de votre candeur, de l’égalité de votre ame dans toutes les revolutions differentes de la vie humaine, de votre diſcernement à déterrer le merite, & de votre promptitude à l’honorer de vos bienfaits, & mille autres lieux communs, ce ſeroit en vérité ſe moquer du monde. Qui peut ignorer, qu’il n’y a point de vertu qui concerne, tant la vie publique, que la vie particulière, dont dans les différentes conjonctures de la vôtre vous n’aïez donné de brillans exemples ? Il eſt bien vrai, que vous avez un petit nombre de grandes qualitez, qui auroient été inconnues à vos amis, faute d’occaſion de paroitre avec éclat ; mais, vos Ennemis ont eu le ſoin de les étaler, & de les mettre dans leur plus beau jour, en leur donnant de l’exercice.

Dans le fond, je ſerois bien faché que le grand exemple de vos vertus fut perdu pour nos neveux : ce ſeroit grand dommage pour eux & pour vous ; ſurtout, parce qu’il ſeroit ſi propre à ſervir d’ornement à l’Hiſtoire du[4] dernier Regne : mais, c’eſt de-là même que je tire une forte raiſon pour garder là-deſſus le ſilence ; des gens ſages m’ont aſſuré que, du cours que prenoient les Dedicaces depuis quelques années, il y auroit peu d’Hiſtoriens qui vouluſſent y aller puiſer leurs caracteres.

Quoi que je ſois l’homme du monde le plus porté à approuver tout, il y a un ſeul petit article ſur lequel il me ſemble que les faiſeurs de Dédicaces ne feroient pas mal de changer de plan. Au lieu de nous étendre ſi fort ſur la généroſité de nos Mecenas, nous ne ferions pas mal de dire un petit mot de leur patience. Pour moi, je ne puis pas faire un meilleur éloge de celle de Votre Grandeur, qu’en lui procurant un ſi vaſte champ pour la mettre en œuvre. Je crains pourtant, que je ne puiſſe pas vous en faire un ſi grand merite : la familiarité que vous avez eue autrefois avec tant de Harangues ennuïeuſes[5], & auſſi inutiles pour les moins que la preſente Epitre, vous rendra ſans doute plus promt à me la pardonner ; ſur-tout, ſi vous voulez bien conſidérer, qu’elle, vient de celui qui eſt avec toute ſorte de reſpect, & de vénération,


MYLORD,

De Votre Grandeur, &c.



  1. Milord Jean Sommers, Chancelier d’Angleterre, un des hommes les plus illuſtres de ſon Age & de ſa Nation. Grand Protecteur du ſavoir, ce qui lui attira plusieurs Dedicaces, entre autres celle de notre Auteur, qui lui avoit de grandes obligations.
  2. La Dédicace ſuivante adreſſée au Prince Poſterité.
  3. Mylord Sommers étoit un homme de Robbe, & par conſequent de pareilles louanges ne lui étoient pas applicables : ainſi, l’Auteur turlupine ici finement les faiſeurs de Dédicaces, qui penſent faire merveille en entaſſant vertus ſur vertus, ſans ſe donner la peine de diſcerner, s’il y a la moindre vraiſemblance. à les ajuſter au caractère & à la profeſſion de leurs Heros, & s’ils ne les tournent pas en ridicule au lieu de les louer.
  4. C’eſt le Regne de Guillaume III., ſous lequel Mylord Sommers a joué un Rôle conſiderable.
  5. Ce Seigneur, aïant été Chancelier, avoit entendu dans la Chambre des Seigneurs force Diſcours, & Harangues, qui n’étoient pas toutes de la même force, & de la même utilité.