Le Crime du vieux Blas/Le Crime du vieux Blas/I

La bibliothèque libre.
Henry Kistemaeckers (p. 5-21).


I

Le vieux Blas et le petit Blas.



Ce qui est bon le matin quand on s’éveille pour la journée de travail, c’est de s’asseoir dans la salle basse de la ferme, entre les cuivres que le jour nouveau fait reluire, devant la table de sapin bien lavée, et là, de manger, pesamment accoudé, de longues émincées de pain noir, trempées dans le bon lait qui mousse au rebord de la jatte.

Vingt-neuf ans, forts bras nus et gorge de nourrice, face rosâtre à la peau pleine sous la cotonnade rouge de la coiffe basquaise, la Cadije se campa au bas de l’escalier, et cria, les poings sur les hanches :

— Dieu vivant ! sont-ils sourds, ceux de là-haut ? Hé, le père ! Hé, l’homme ! Hé, le petit ! N’avez-vous pas honte de dormir, après que je suis levée ? Est-ce la mode maintenant que la poule chante avant les coqs ?

Une ferme de bon rapport et bien plaisante à l’œil, — deux arpents, pas une acre de plus, mais deux arpents de grasse terre, clos d’une haie épaisse, — une ferme où, sous les pommiers régulièrement espacés, caquètent dans le gazon, nasillent dans la mare, gloussent dans le trou à fumier, poulettes et poulets, canes et canards, dindes et dindons, c’est de quoi suffire à l’ambition d’une fermière ; et la Cadije se jugeait heureuse entre ses arbres fruitiers et ses bêtes ; allant, venant du matin au soir, travaillant comme pas une, contente, familière aux gens, pas toujours « commode » d’ailleurs, car il faut bien jordonner quelquefois pour se faire obéir des animaux et des personnes.

Il y a dans notre pays basque, entre les versants rocheux, non loin de quelque gave qui roule, tonne et mousse, beaucoup de ces plaines fécondes où l’herbe pousse bien, où les branches s’alourdissent de fruits ; les hauteurs les gardent du vent, le torrent calmé s’y prolonge en rivière ou s’y étale en lac ; toute une Normandie, avec ses pommiers et ses grasses prairies, se ramasse dans un vallon.

Cependant, l’escalier raide en bois blanc, où la Cadije, pour ne pas demeurer inoccupée, lançait à pleine écuelle une eau claire qui rejaillissait, ruisselait, s’égouttait, craqua sourdement sous des pieds qui descendent ; le vieux Blas apparut, tenant le petit Blas par la main.

L’un était le père, l’autre était l’enfant de la Cadije. Aïeux et petits-fils s’accommodent de se tenir par la main ; ils finissent par être presque de même taille, l’enfance se haussant toujours, le grand âge se courbant de plus en plus. Le vieux Blas avait soixante et onze ans ; le petit Blas en avait six.

Une large face, toute rouge, aux rides égales et fermes, de courts cheveux blancs, une barbe blanche, drue et presque rase, de petits yeux jaunes, un peu clignotants, comme fatigués d’avoir vu trop de jours, tel était le vieillard. Un peu gros, les membres forts, il portait la veste courte, en drap épais, des Basques de la plaine et le béret marron dont une oreille énorme, couleur de sang, soulevait le rebord.

On a été, on ne peut plus être. Beau mâle et des plus galants du temps qu’il y avait de belles filles — car, aux yeux des anciens, les jeunes d’à présent sont moins jolies, comme s’ils projetaient sur elles quelque chose de leur ombre, — le vieux Blas, qui n’avait pas eu son pareil pour attaquer le taureau et pour lancer la balle, sentait bien que son temps était passé ; il avait des lourdeurs, des raideurs dans ses membres autrefois si prestes, et sa tête, qu’il portait penchée vers l’épaule gauche, branlait un peu, c’est vrai ; même il avait cessé d’avoir l’esprit rapide et tout à fait lucide ; il lui arrivait de ne pas se rappeler une chose qu’on lui avait racontée la veille, et aussi de ne pas reconnaître, quand ils revenaient au pays, des camarades avec lesquels il avait vidé plus d’une bouteille jadis devant les troënes de quelque cabaret. Mais bah ! il en savait encore assez pour conter, après un pot de cidre, quelque bon conte qui fait rire ; il faisait encore ses quatre lieues sans buter et sans avoir besoin de bâton.

Il ne voulait qu’un bâton : son petit-fils. Cela soutenait le vieux Blas de soutenir le petit Blas.

Celui-ci, c’était l’enfant montagnard, robuste et sain. Par le lait d’une mère forte, par le sobre manger, par l’air libre qui vivifie les poumons, il avait crû, s’était solidifié, avait durci ; la belle virilité future était visible dans cette enfance.

Joli d’ailleurs, puisqu’il était petit, il avait l’air étourdi, un peu hagard, qui questionne, qui va comprendre, qui s’inquiète quelquefois, d’une inquiétude sans chagrin ; et c’était la meilleure joie du vieux Blas de baiser la jeune face épanouie, un peu hâlée déjà, où descendaient par boucles des cheveux noirs qui s’ébouriffent, et les clairs yeux bleus comme un lac des montagnes, que le petit Blas avait.

Derrière eux, venait l’homme, le mari de la Cadije, le père de l’enfant, Antonin Perdigut. Trente ans, le visage sérieux comme l’ont d’ordinaire les hommes de la vallée dans ces pays de montagnes, il marchait d’un pas mesuré, sans hâte, mais sans hésitation, d’un pas de laboureur.

La Cadije, à pleine bouche, embrassa ses trois hommes, plus ardemment le mari, plus gravement l’aïeul, plus doucement le petit.

Ils s’assirent autour de la table, dans la salle basse, et mangèrent en silence.

Le repas du matin, ce n’est pas l’heure des propos ni des rires. Ses forces, son activité, il faut les réserver pour le travail de la journée, n’en rien laisser perdre en menus badinages. Le soir, après la besogne, on peut se divertir ; quand on a payé sa dette, il est permis d’être prodigue.

D’ailleurs, on avait dormi tard ce jour-là dans la ferme, et c’était la saison des semailles ; il fallait qu’Antonin Perdigut se hâtât d’aller aux champs, sa sacoche de graines à l’épaule.

Quant au grand-père, il avait un emploi sur une voie ferrée qui passait aux environs ; besogne aisée, peu fatigante, à laquelle un enfant aurait suffi, qu’on avait confiée à ce vieillard.

Donc, sans se parler, paisibles, ils mouillaient de longues tranches de pain de seigle dans la blancheur un peu bleuâtre du lait.

Autour d’eux, le rose encore gris de la matinée, entrant par les basses fenêtres, faisait se lever peu à peu l’ombre pendante le long des murs, et cette noirceur déjà éclaircie montait lentement, devenait de moins en moins sombre, comme si des voiles de crèpes avaient été tirés d’en haut, s’étaient l’un après l’autre évanouis. Les faïences du buffet accusaient leurs formes, ébauchaient leurs teintes vives ; il y avait dans la rondeur vermeille des casseroles des mouvements de flammes qui semblaient le reflet d’un invisible fourneau ; et, sur les carreaux rouges, des bandes longues, pâles, à peine lumineuses, étaient comme de grands rayons de lune qui seraient restés endormis là.

Au dehors sonnait le réveil de la ferme dans les piaillements d’oiseaux, dans le remuement des branches, dans les mugissements de l’étable, dans tous les bruits mêlés des bêtes familières, et dans le frais passage du vent clair.

Le vieux Blas ayant vidé sa jatte, dont les dernières gouttes de lait coulèrent sur sa barbe blanche, parla d’un air timide :

— Ce qui serait très bien, ce serait de laisser venir le petit avec moi, là-bas, près du pont, pour s’amuser. Je dis : pour m’amuser aussi. Un train qui passe après un train, toute la journée, ce n’est pas gai ; je m’ennuie enfin à regarder l’eau qui coule. Les nouveaux réjouissent les anciens ; ils mettent de la gaieté dans les vieux esprits et de la lumière dans les vieux regards. L’autre jour, il a plu toute la journée, mais Blas était avec moi, et en revenant j’ai dit comme une bête : « Quel beau soleil il fait aujourd’hui ! » Puis, c’est très bon pour l’enfant de respirer l’air du bord de l’eau et de jouer dans les fleurs autour de la maisonnette en bois.

— C’est donc, dit la Cadije en se levant, que l’air n’est pas bon à la ferme et qu’il n’y a pas de fleurs dans le jardin ? L’enfant restera à la maison avec moi et mes bêtes. S’il veut se distraire, il ira gauler les oies dans le chemin autour de la haie. On est petit, cela ne fait rien : il faut commencer à se rendre utile. Pour sûr, je ne le laisserai pas aller avec vous. Les trains qui passent, c’est effrayant, et je n’aime pas qu’il joue au bord de l’eau ; d’autant qu’il y a sur le bord de votre rivière du sable très dangereux, où l’on glisse, et des pierres qui roulent dès qu’on y met le pied.

L’enfant ne fit aucune objection d’abord à la volonté maternelle, parce qu’il achevait de boire son lait ; mais dès qu’il eût léché du bout de la langue le fond de la jatte vide, il se prit à pleurnicher d’un air fort désespéré en se fourrant les pouces dans les yeux.

— Bon, bon ! reprit la Cadije ; ce que j’ai dit est dit. Tu veux aller avec ton grand-père, parce qu’il te raconte des histoires, parce qu’il te laisse courir partout, parce qu’il te gâte, enfin ! je ne veux pas qu’on te gâte, moi. L’autre jour tu es revenu dans un bel état, parlons-en. Tout en sueur, la blouse en loques, des épines dans les cheveux ; j’ai passé plus d’une heure à repriser ta culotte. Quand on ne sait pas veiller sur les enfants, on ne demande pas à les emmener avec soi.

Mais le petit Blas pleurnichait toujours et le vieux Blas lui-même avait quelque chose d’humide, qui allait être une larme, dans ses vieux yeux jaunes tout clignotants.

Antonin Perdigut s’interposa, fit remarquer « qu’une fois n’est pas coutume », et qu’on pouvait bien laisser aller aujourd’hui, par extraordinaire, le petit avec le vieux.

La Cadije rechigna, grognonna, dit cent paroles, finit par consentir en haussant les épaules.

— Au moins vous serez sages, tous les deux ?

Et quand ils eurent promis de ne pas courir sur la voie, de ne pas s’approcher trop près de la rivière et surtout de faire attention quand les trains passeraient, la mère ajouta :

— Oui, oui, je donne la permission, mais c’est la dernière fois.

Ils partirent bien conseillés, bien embrassés. Ce fut d’un pas grave, pour montrer combien ils étaient sages en effet, qu’ils traversèrent la cour de la ferme et qu’après avoir poussé la grille de bois, ils longèrent la haie, assez basse à cet endroit, par-dessus laquelle on pouvait encore les voir.

Mais dès qu’ils eurent dépassé la haie, dès que personne, de la ferme, ne pût plus les apercevoir, ah ! Dieu vivant ! ce fut tout autre chose.

Le petit Blas dégagea sa main, prit sa course, revint, sauta les fossés, grimpa aux arbres, perdit son béret dans les branches, déchira sa culotte à l’écorce ; et toute la lumière éparse du matin jouait autour de lui, avec lui, sur la route claire, parmi les branches éveillées, dans la jeune fraîcheur de l’espace ; pendant que, derrière, un peu loin, le vieux Blas, qui suivait avec une allure sautillante, antique enfant qui aurait voulu jouer aussi, répétait dans sa barbe blanche :

— À la bonne heure, c’est cela, la mère ne nous voit plus, dégourdis-toi, mon garçon !