Le Crime du vieux Blas/Le Crime du vieux Blas/II

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Henry Kistemaeckers (p. 22-30).


II

Le pont de fer et de bois.


Le jeune courant, le vieux riant, ils arrivèrent au bord de l’eau, devant le pont.

La rivière étroite et profonde, où glissent des radeaux chargés de sapins, où passent de petits voiliers qui érigent très haut leur unique mât, coule rapidement entre la berge sablonneuse et le mont de granit noir, à pic, que défonce, plus sombre encore, l’ouverture d’un tunnel ; c’est dans ce trou de la montagne que les trains s’engouffrent après avoir passé le petit pont de fer et de bois, qui est comme un trait-d’union entre la rive de sable et la rive de pierre.

Le lieu solitaire et nu paraît quelque peu morne à cause de la haute montagne noire.

Mais le jour, tout à fait levé, blanchissait, dorait les plaines où les fermes çà et là faisaient des îles de verdure, et dans la fraîcheur de l’air bleu, les buées du matin, montant toujours, s’éparpillaient, toutes floches, par écharpes déchirées.

En ce moment, le tablier du pont se dressait, perpendiculaire. Tout d’abord, le vieux Blas alla s’assurer que la rosée de la nuit n’avait pas rouillé les cordages de métal, que la manivelle obéissait docilement à la poussée de la main ; car c’était son office de faire se lever le pont, quand des radeaux ou des voiliers descendaient le cours de la rivière, et de le faire s’abaisser pour le passage des trains, chaque fois que le signal lui en était donné par un bruit de sonnette électrique et plus tard par le sifflet de la locomotive.

Mais le petit Blas ne se souciait guère du pont, de la manivelle et des trains ; son devoir, à lui, c’était de se rouler dans l’herbe autour de la baraque en planches que le grand-père avait construite au bord de l’eau pour se mettre à l’abri quand viendraient les pluies d’automne.

Elle était jolie, la maisonnette, qu’une vigne vierge vêtissait de verdures grimpantes, et où les passereaux venaient boire des gouttes de rosée dans la coupe inclinée un peu des volubilis qui tremblent.

Un jardin l’entourait de ses petites allées bordées de buis, toutes petites — comme si le vieillard eût voulu que l’enfant seul s’y promenât, — et de ses plants de floraisons très basses, œillets des Indes, tulipes, pensées, que le petit Blas pouvait regarder fièrement de son haut. Mais au milieu, un soleil, très épanoui, à la tige d’or vert, se haussait pompeusement, comme le tambour major des fleurs.

Toutes choses mises en ordre dans la mécanique du pont, le grand-père s’en vint, sans faire de bruit, sur la pointe des pieds ; et, brusquement, après un saut, il prit dans ses deux grosses mains la tête de l’enfant qui se retourna ébouriffé, sauvage, ravi.

— Ah ! je te tiens ! Oui, je te tiens, mais je te lâche. On attrape les oiseaux et on les garde un instant pour qu’ils aient plus de plaisir, après, quand ils s’envolent. Tu sais, petit ! les pierres servent à faire des ricochets sur l’eau, les fleurs ne sont là que pour être cueillies, et je te défends de ne pas marcher sur les plates-bandes. Voilà comment j’élève les enfants ! Ces petits anges-là ont le droit d’être des diables.

Et le grand-père ajouta :

— Là-bas, dans ce bouquet d’arbres, j’ai découvert un nid de loriots ; nous irons le chercher tout à l’heure, quand le train aura passé.

Or, le petit Blas s’était avisé d’une chose : il cueillait des marguerites et les jetait une à une à la figure du bon homme ; les tiges se prenaient aux poils blancs du menton ; de sorte que le vieux Blas avait une barbe de fleurs.

Ceci le charma. Il s’assit devant la cabane, fit grimper l’enfant sur ses genoux ; et, par représailles, il lui chatouillait le nez avec les pétales des marguerites pendantes.

Tout cela parmi des rires, avec de petits cris, près des floraisons épanouies, sous des envolées d’oiseaux, dans la bonne lumière qui paraissait plus claire et plus dorée, là, autour de ce grand-père et de ce petit enfant.

Celui-ci, devenant sérieux, dit tout à coup :

— J’ai assez joué ; maintenant, une histoire.

C’était là que le vieux Blas attendait le petit Blas ! L’enfant ne manquait jamais de l’embrasser après quelque beau récit plein de géants et de fées : le plaisir d’un bon baiser vaut bien la peine de dire un conte.

Mais depuis longtemps, toutes les histoires, le grand-père les avait dites : le Petit Poucet après la Barbe-Bleue, et la Belle aux cheveux d’or aussi. Même il avait acheté d’un colporteur un gros livre où le marchand affirmait qu’il y avait beaucoup de contes tous très jolis. Il se trouva que le livre était un « Essai sur l’établissement des comptoirs français au Mississipi ». Le petit Blas avait réclamé quelque chose de plus amusant.

Alors, sa mémoire étant vidée et sa bibliothèque inutile, le grand-père, pour être bien embrassé, fut obligé de devenir poète. La nuit, il ne dormait pas, afin d’imaginer des aventures de princesses et de fées, qu’il racontait le lendemain près de la maisonnette en bois.

— Oui, dit-il, une histoire, une histoire si belle que les petits bourgeois des villes n’en ont jamais entendu de pareille.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— C’est l’« Histoire du petit garçon qui n’avait pas d’oreilles et d’un chien noir qui fumait sa pipe. »

— Oh ! dit l’enfant.

— Tu verras, dit le grand-père.

Et le petit Blas, s’étant assis sur le sable caillouteux, leva sa jolie tête brune, où riaient des boucles folles, pendant que le vieux Blas commençait gravement, un peu inquiet d’ailleurs, car le conte était fort compliqué ; et il n’était pas bien sûr d’en avoir trouvé le dénouement.