Le Désespéré/31

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A. Soirat (p. 131-141).


XXXI


Marchenoir, le moins curieux de tous les hommes, n’eut aucune hâte de visiter en détail la Grande Chartreuse. Il trouvait passablement ridicule et basse l’exhibition obligée d’un pareil tabernacle à des touristes imbéciles, dont c’est le programme de passer par là en venant d’ailleurs, pour aller en quelque autre lieu, où leur sottise ne se démentira pas, jusqu’au moment où ils se rassiéront, plus crétins que jamais, dans leurs bureaux ou dans leurs comptoirs. Il ne pouvait se faire à l’idée qu’un avoué de première instance, un fabricant de faux cols, un bandagiste ou un ingénieur de l’État, eussent une opinion quelconque, même inexprimée, en promenant leur flatulence dans cet Eden.

Au dix-huitième siècle qui fut, sans comparaison, le plus sot des siècles, on s’était persuadé que tous les moines vivaient dans les délices, que l’hypocrite pénombre des cloîtres cachait de tortueuses conspirations contre le genre humain, et que les murailles épaisses des monastères étouffaient les gémissements des victimes sans nombre de l’arbitraire ecclésiastique.

Au dix-neuvième, la bêtise universelle ayant été canalisée d’une autre sorte, cette facétie lugubre devint insoutenable. L’horreur se changea en pitié et les criminels devinrent de touchants infortunés. C’est ce courant romantique qui dure encore. Rien de plus grotesque, et au fond, de plus lamentable, que les airs de miséricorde hautaine ou de compassion navrée des gavés du monde, pour ces pénitents qui les protègent du fond de leur solitude et sans l’intercession desquels, peut-être, ils n’auraient même pas la sécurité d’une digestion !

De tous les Ordres religieux qui ont été la parure de l’Église, lorsque cette reine abaissée n’était nullement une pauvresse, deux seulement, la Chartreuse et la Trappe, ont réussi à se faire pardonner de n’être pas des tripots ou des lupanars. Marchenoir connaissait déjà la Trappe. Maintenant que la Chartreuse, à son tour, n’avait plus de secrets pour lui, il rencontrait l’humiliation inouïe d’être forcé d’accorder à la canaille cette exception fourchue de deux seuls Ordres restés vraiment monastiques, et, quoique la vie cartusienne lui parût plus haute, il confessait l’impossibilité presque absolue de dénicher un véritable moine qui ne fût ni un trappiste ni un chartreux.

Il est vrai que, pour en juger, il avait un autre critérium que les malfaisants gobeurs du boniment anticlérical. Mais il voyait bien que, sur ce point, l’instinct obsidional de la haine avait été aussi discernant que la plus jalouse sollicitude. Il s’agit, en effet, pour les ennemis de la foi, de la bloquer aussi étroitement que possible, et, certes, le théologien le mieux armaturé et le plus savamment fourbi ne verrait pas mieux l’importance vitale pour le christianisme, de ces dernières citadelles de l’esprit évangélique.

L’armée de siège se recrute, d’ailleurs, de la cohue des catholiques modernes, lesquels en ont tout leur soûl, depuis longtemps, de cet esprit-là. Admirable et providentiel renfort ! La sentimentalité religieuse accourant à la rescousse des modernes persécuteurs ! La poésie, le roman, l’histoire, le théâtre même, les bals de charité et les sociétés de bienfaisance, les souscriptions pour les inondés et les brûlés, l’immense remuement d’entrailles qui fait la gloire et la fortune des reporters de cour d’assises, enfin les attendrissements lyriques de la presse entière sur tous les genres de catastrophes, attestent suffisamment l’imprévu retour de jeunesse de la sensibilité chrétienne.

Ce prodige, plus facilement observable des hauteurs de la Grande Chartreuse, rappelait à Marchenoir un article célèbre qu’on avait pris pour une ironie et qu’il avait intitulé : La Cour des Miracles des millionnaires, — désignant ainsi l’intéressante multitude des heureux pleins de charité, dont l’indigent dévore la substance et boit la sueur. Il lui semblait, maintenant, n’en avoir pas assez dit et il regrettait amèrement de n’y pouvoir plus rien ajouter.

C’est qu’en effet, c’est un peuple, ce troupeau, c’est tout un état au sein de l’État. Jamais il ne s’était vu une telle affluence de pélicans méconnus, ni une persécution plus dioclétienne exercée sur de plus déchirés martyrs.

Le temps est trop précieux pour qu’on le perde à faire remarquer le merveilleux désintéressement, l’indicible générosité, l’étonnante fraîcheur d’âme des praticiens actuels de la richesse ou du pouvoir et, en général, de tout personnage influent, à n’importe quel titre, sur ce mauvais monde indigne de le posséder. Chacun sait que ces intendants de la joie publique s’épuisent à dilater le cœur du pauvre et s’exterminent à désœuvrer le malheur.

Une indiscutable prospérité universelle est leur œuvre, et l’exclusive ambition de la rendre parfaite est leur quotidien souci. Il est presque sans exemple, aujourd’hui, que l’indigence implorante soit inécoutée et que d’heureux individus le veuillent être solitairement. Il ne se voit pour ainsi dire pas, que des industriels ou des politiques, diligemment parvenus, oublient de tendre une secourable dextre à l’homme de mérite enregistré au passif du sombre destin, ou qu’ils se refusent à l’arrosage opportun de la languissante vertu.

On ne sait à quelle bénigne ingérence sidérale il convient de rapporter cette inespérée disette d’égoïstes calculs humains, cette favorable aridité du vieux cactus de l’avarice, cette inéclosion surprenante de l’œuf crocodilesque des traditionnelles usures. Mais il est certain qu’une émulation inouïe, un vrai délire de charité est en train de ravager les riches, — les riches catholiques surtout, — que l’ingratitude des crevants de misère ose venimeusement qualifier de l’épithète d’horribles mufles.

Dans la pratique des choses religieuses, cette exquise sensibilité se manifeste avec les accompagnements variés de la plus suave précaution. On s’attendrit au pied des autels, on pleure de douces larmes sur de chers défunts qu’on croit au ciel, ce qui dispense de la fatigue de prier pour eux à des messes qu’on aurait payées ; on fait de toutes petites aumônes fraternelles, pour ne pas exposer le pauvre aux tentations de la débauche et pour ne pas contrister son âme par l’ostentation d’un faste excessif ; on s’abstient amoureusement de parler de Dieu et de ses saints, par égard pour l’obstination des incrédules qui pourraient en être horripilés, et on parle encore bien moins de l’héroïsme de la pénitence à une foule de chrétiens tempérés qui répondraient, sans doute, que Dieu n’en demande pas tant. La question des pèlerinages lointains ou difficiles, tels que celui de Jérusalem, est délicatement écartée, par le même instinct de bienveillance qui voudrait épargner à ceux qui travaillent dans la piété l’ombre d’un dérangement ou d’une incommodité. Enfin, le sentiment religieux réalise, aujourd’hui, l’idéal de ce grand penseur catholique, ennemi des exagérations, qu’on appelle Molière, qui voulait que la dévotion fût « humaine, traitable », et qu’on n’assassinât personne avec un fer sacré.

Opportunément secourus par cette heureuse déliquescence du catholicisme, les puissants moralistes du libre examen et les coryphées littéraires du débraillement, tous les démantibulés corybantes de l’art moderne et tous les intègres épiciers d’un voltairianisme ennemi de l’art, ont, d’une commune voix, approuvé le cénobitisme des religieux de la Trappe et de la Chartreuse. Ces politiques étant fermement persuadés que le catholicisme doit, dans un temps prochain, être balayé de la civilisation comme une ordure, il leur semble convenable d’en user miséricordieusement avec lui et de ne pas désespérer les imbéciles qui y tiennent encore, en ne leur accordant absolument rien. On leur accorde donc ces deux Ordres. Un jeune porte-lyre de récente célébrité, Hamilcar Lécuyer, avait dit un jour à Marchenoir qu’il ne concevait pas qu’avec sa foi, il osât rester dans le monde, le menaçant d’en douter s’il ne courait à l’instant s’ensevelir à la Trappe. L’hirsute lui répondit par le conseil d’éloigner de lui sa personne et de s’en aller à tous les diables.

L’existence de ces lieux de refuge est encore utile, pour d’autres raisons, à ces tacticiens du champ libre. Dans leur ignorance invincible de la profonde solidarité du christianisme, ils pensent qu’un genre de vie d’une austérité proverbiale est à opposer à d’autres Ordres moins rigoureux approuvés par l’Église et, par conséquent, à l’Église elle-même. Les pauvres gens qui ne savent rien du christianisme ni de son histoire, bâfrent goulument cette bourde énorme.

Qu’on ne leur parle plus de ces cauteleux enfants de Loyola, ni de ces Dominicains sanguinaires qui voudraient rétablir l’Inquisition, ni de ces Capucins charnels qui s’amusent tant au fond de leurs capucinières ! Comment leur vie pourrait-elle être comparée à celle de ces religieux admirables, quoique démodés, qui conservent seuls, aujourd’hui, dans son intégrité, l’antique tradition des premiers siècles de la foi ? Et cette fastueuse Église romaine, avec toute sa pompe et ses incalculables richesses, et tous ces prélats si redoutables, et tous ces innombrables curés répandus dans les villes et dans les campagnes, si puissants, si respectés et si pervers ! — qui oserait les comparer à ces honnêtes cénobites qui ne mangent rien, qui ne disent rien et qui gênent si peu l’essor de la civilisation républicaine ?

Marchenoir voyait mieux qu’il ne l’avait jamais vu ce qu’il y a d’amèrement véritable dans ces bas sophismes de voyous dont il avait, depuis longtemps, renoncé à s’indigner. Il entendait, au loin, crouler l’Église, non pierre à pierre, mais par masses énormes de poussière, car il n’y avait même plus de pierres, et cette Chartreuse, elle aussi, ce dernier contrefort de la demeure du Christ, polluée par l’intrusion de la Curiosité, lui semblait vaciller sur la pointe de ses huit siècles.

Il fallut que le père Athanase, confident ému des vibrations de cette cymbale de douleur, l’entraînât, un après-midi, dans l’intérieur du monastère, — cet hôte extraordinaire ayant déclaré sa répugnance pour un pareil acte de tourisme.

— Soit ! avait répondu le père, se prêtant au délire de son malade, nous marcherons en récitant les psaumes de la pénitence, si vous voulez, et je vous assure, mon cher ami, que cela vous distinguera beaucoup de tous nos touristes.

Malgré le tenaillement de ses pensées, Marchenoir ne put se défendre d’une commotion, en parcourant ce cloître immense, éclairé par cent treize fenêtres et mesurant 215 mètres de longueur, un peu plus que Saint-Pierre de Rome. Un tiers seulement, échappé à l’incendie de 1676, a conservé l’antique forme ogivale avec ses symboliques exfoliations de pierre, par lesquelles la piété du Moyen Âge voulut contraindre à l’action de grâces la matière brute et inanimée.

On visita successivement la salle du Chapitre ; la chapelle des morts, — remarquable dès le seuil par un très beau buste de la mort drapée dans un suaire et, de sa main de squelette, faisant un geste de catin à ceux qui passent ; le cimetière ; la curieuse chapelle Saint-Louis ; le réfectoire, — ce fameux réfectoire où les religieux se réunissent pour faire semblant de manger ; enfin, la bibliothèque ruinée tant de fois et, par conséquent, fort dénuée de ces magnifiques vélins manuscrits qui étaient la gloire de tant de monastères avant la Révolution, mais riche, néanmoins, de plus de six mille volumes, anciens pour la plupart.

On sait, d’ailleurs, que les Chartreux ont été de rudes écrivains. Une bibliothèque exclusivement cartusienne donnerait une liste d’au moins huit cents auteurs et cette liste resterait encore au-dessous de la vérité. « Il y a de nos Pères, disait avec candeur un ancien chartreux, qui font d’excellents escripts qui pourroyent beaucoup servir au public, et néantmoins, toute la production qu’ils leur procurent, c’est d’en allumer leur feu, quand il fait froid, après matines, eschauffant leurs corps de ce qui a embrasé leurs esprits. »

Ce qui toucha le plus Marchenoir, ce fut la vue d’une de ces nombreuses cellules, exactement identiques, où le chartreux, encore plus solitaire que cénobite, passe la plus grande partie de sa vie. Il se recueillit quelques instants comme il put, dans cette encoignure de paix, dans cette solitude au milieu de la solitude, et enjoignit, par un geste, à son conducteur, de s’abstenir de toute description, — considérant sans doute l’inanité parfaite de tout langage, en présence de ce dépouillement idéal et intérieur, qui ne peut être senti que dans le fond de l’âme, non d’un curieux ou d’un lettré, mais d’un chrétien sans détours que le Seigneur Jésus incline doucement à ses adorables pieds.

Pour les étalons errants d’une Fantaisie toujours attelée, cette uniformité est toute pleine d’ennui et doit paraître une platitude que, par condescendance, ils voudront bien appeler divine. Il n’y a pas lieu d’espérer qu’ils en puissent être autrement édifiés. Mais Marchenoir y découvrait, au contraire, une source clarifiée de poésie, infiniment supérieure à la noire incantation de ses désespoirs. Par-dessous cette Règle si dure en apparence et si froide, par derrière cet isolateur infranchissable, éclataient, pour lui, les magnificences de la vie cachée en Dieu. Vie perpétuellement transportée, d’une joie surabondante, d’une ivresse céleste, d’une paix inexprimable, d’une variété infinie !

Ces affranchis reçoivent à plein cœur, dans le silence de toutes les affections terrestres, la plénitude de grâces correspondante à la plénitude de leur liberté. Le Père céleste leur rompt lui-même le pain quotidien de la félicité surnaturelle, dans l’exacte proportion de leur détachement de toutes les autres félicités, et c’est de bouche à oreille que l’Esprit leur communique les révélations du grand amour. La Vie mystique est, ici, de plain-pied avec l’autre vie, et ces blanches âmes passent de l’une dans l’autre, tour à tour, comme de fidèles et diligentes ménagères dans les divers appartements d’un maître adoré.

L’esprit de la Chartreuse est contemporain des Catacombes, et la Chartreuse est, elle-même, la grande catacombe moderne, plus enfouie et plus cachée que celles des martyrs. Mais c’est une catacombe dans les cieux !… Au loin, roulent les chars des triomphateurs du monde et le tumulte insensé des acclamations populaires ; les nations affolées courent comme les fleuves sous les arches colossales du pont aux ânes de la Désobéissance universelle, et tous ces bruits éclatants de la gloire humaine, toutes ces fanfares de la bagatelle victorieuse, s’évanouissant et s’abolissant à travers les épaisseurs de ce sol qui doit tout engloutir demain, arrivent aux oreilles de ces contemplateurs de la Vie, comme une imperceptible trépidation de la terre dans le silence de ses profondeurs.

— Voyez, disait le père à Marchenoir, en le reconduisant dans sa chambre, voyez ce que fait un marchand qui a des comptes à dresser, où il y va de tout son bien et de toute sa fortune. Il s’enferme dans son cabinet sans consentir à recevoir de visite de personne. Il dit qu’on lui rompt la tête si quelqu’un de sa famille approche pour lui parler de quelque autre affaire… Nous sommes des marchands entre les mains de qui Dieu a mis ses biens pour en faire un bon négoce. Il nous en donne la qualité et l’office quand il dit dans l’Évangile : Négociez en attendant que je sois de retour. Et il nous marque, d’une façon terrible, dans la parabole des talents, le profit qu’il veut que nous en retirions, le compte que nous lui en devons rendre et la punition qui doit servir de châtiment au serviteur, s’il ne trouve pas ses comptes en bon état. Si donc, ce marchand, pour dresser un compte où il ne s’agit que d’un bien périssable, se rend volontiers solitaire et ne fait point état des conversations, combien devons-nous estimer la solitude qui nous est beaucoup plus nécessaire pour tenir toujours prêts ceux de notre âme où il s’agit de notre salut éternel ?

Marchenoir, silencieux, écoutait cette paraphrase et s’imaginait entendre sous le tiers-point de ce vieux cloître, qui en aurait gardé l’écho, la voix centenaire, infiniment éloignée et presque éteinte d’un de ces humbles d’autrefois, couchés à deux pas de là, dans le cimetière !