Le Dernier Amour (RDDM)/01

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LE
DERNIER AMOUR
À MON AMI GUSTAVE FLAUBERT.

PREMIÈRE PARTIE


Nous étions réunis à la campagne un soir d’hiver. Le dîner, gai d’abord, comme l’est toujours un repas qui réunit de vrais amis, s’attrista vers la fin au récit de l’un de nous, médecin, qui avait eu à constater une mort violente et dramatique dans la matinée. Un fermier des environs, que nous connaissions tous pour un homme honnête et sensé, avait tué sa femme dans un accès de jalousie trop fondée. Après les questions précipitées que fait toujours naître un événement tragique, après les explications et les commentaires, vinrent naturellement les réflexions sur la nature du fait, et je fus surpris de voir comme il était diversement apprécié par des esprits que semblaient relier entre eux, à beaucoup d’autres égards, les mêmes idées, les mêmes sentimens, les mêmes principes.

L’un disait que le meurtrier avait agi avec toute la lucidité de son jugement, puisqu’il avait eu la conscience de son droit ; l’autre affirmait qu’en se faisant justice à lui-même un homme de mœurs douces avait dû être sous l’empire d’une démence passagère. Un autre haussait les épaules, regardant comme une lâcheté de tuer une femme, si coupable qu’elle fût ; un autre encore regardait comme une lâcheté de la laisser vivre après une trahison flagrante.

Je ne vous dirai pas toutes les théories contradictoires qui furent soulevées et débattues à propos de ce fait éternellement insoluble : le droit moral de l’époux sur la femme adultère au point de vue légal, au point de vue social, au point de vue religieux, au point de vue philosophique ; tout fut affirmé passionnément ou remis en question avec audace sans que l’on pût s’entendre. Quelqu’un demanda en riant que l’honneur ne le contraignît pas à tuer la femme dont il ne se souciait en aucune façon, et il ajouta une proposition assez spécieuse. — Faites une loi, dit-il, qui oblige l’époux trompé à trancher publiquement la tête de sa coupable moitié, et, parmi ceux de vous qui se montrent implacables en théorie, je parie qu’il n’y aura personne à qui une pareille loi ne fasse jeter les hauts cris.

Un seul de nous n’avait pris aucune part à la discussion. C’était M. Sylvestre, un vieillard fort pauvre, fort doux, aimable optimiste au cœur sensible, au socialisme berquinisé, voisin discret, dont nous riions un peu, que nous aimions beaucoup et dont nous savions le caractère absolument respectable.

Ce vieillard a été marié, et il a eu une fille fort belle ; la femme est morte après avoir gaspillé par vanité une grande fortune. La fille a fait pis que de mourir. Après avoir tenté vainement de l’arracher au désordre, M. Sylvestre, vers l’âge de cinquante ans, lui abandonna les dernières ressources dont il disposait, afin de lui ôter tout prétexte d’indigne spéculation, sacrifice très inutile qu’elle dédaigna, mais qu’il jugea nécessaire à son propre honneur. Il partit pour la Suisse, où il ne garda de son nom que le prénom de Sylvestre et où il a passé dix ans, complètement perdu de vue par ceux qui l’avaient connu en France.

On l’a retrouvé plus tard non loin de Paris, dans un ermitage où il vivait avec une sobriété phénoménale moyennant une rente de trois cents francs, fruit de son travail et de ses économies à l’étranger. 11 s’est laissé persuader enfin de passer les hivers chez M. et Mme ***, qui le chérissent et le vénèrent particulièrement ; mais il a une telle passion pour sa solitude qu’il y retourne dès que les bourgeons paraissent aux arbres. C’est le dernier anachorète, et il passe pour athée ; mais c’est au contraire un spiritualiste obstiné qui s’est fait une religion conforme à ses instincts et une philosophie prise un peu partout. En somme, malgré l’admiration qu’on lui décerne dans la famille ***, ce n’est pas une intelligence bien lumineuse ni bien complète, mais c’est un noble et sympathique caractère qui a son côté sérieux, raisonné et arrêté.

Pressé de donner son avis et de formuler son opinion, après s’en être longtemps défendu sous prétexte qu’il était incompétent comme vieux garçon, il finit par avouer qu’il avait été marié deux fois et qu’il avait été très malheureux en ménage. On ne put lui en faire dire plus quant à sa propre histoire ; mais, voulant par une conclusion morale quelconque échapper à la curiosité, il nous parla ainsi :

— Certainement l’adultère est un crime, puisque c’est la violation d’un serment. J’estime le crime aussi grave pour un sexe que pour l’autre, mais il est réellement difficile à éviter pour tous deux dans certains cas que je n’ai pas besoin de vous spécifier. Permettez-moi donc d’être casuiste en fait de rigorisme et de n’appeler adultère que la trahison non provoquée par celui qui en est victime et sciemment accomplie par celui qui la commet. Dans ce cas-là, l’époux ou l’épouse adultère mérite châtiment ; mais quel châtiment appliquerez-vous dont celui qui l’inflige ne soit pas fatalement solidaire ? Il doit y avoir pour l’un comme pour l’autre une autre solution.

— Laquelle ? s’écria-t-on de toutes parts : si vous l’avez trouvée, vous êtes habile !

— Je ne l’ai peut-être pas trouvée, répondit modestement le vieux Sylvestre, mais je l’ai beaucoup cherchée.

— Dites-la ! dites ce que vous avez jugé le meilleur !

— J’ai essayé de trouver le châtiment qui moralise, je n’en ai jamais conçu d’autre.

— Quel est-il ? L’abandon ?

— Non.

— Le mépris ?

— Encore moins.

— La haine ?

— L’amitié !

On se regarda, les uns riaient, les autres ne comprenaient pas.

— Je vous parais insensé ou niais, reprit tranquillement M. Sylvestre. Eh bien ! avec l’amitié envisagée comme châtiment, on pourrait moraliser les natures accessibles au repentir ; mais ceci demanderait de trop longues explications : il est dix heures, et je ne veux pas inquiéter mes hôtes. Je vous demande la permission de m’esquiver.

Il le fit comme il le disait, sans qu’il fût possible de le retenir. On n’attacha pas une grande importance à ses paroles. On pensait qu’il se tirait d’affaire par un paradoxe quelconque, ou que, comme un vieux sphinx, il nous jetait, pour masquer son impuissance, une énigme dont il ne tenait pas le mot.

Je l’ai comprise plus tard, cette énigme de M. Sylvestre. Elle est aussi simple, je dirais presque aussi puérile que possible, et cependant, pour me l’expliquer, il dut entrer dans des considérations qui m’ont paru instructives et intéressantes. C’est pourquoi j’ai écrit le récit qu’il lit un mois plus tard à M. et à Mme *** en ma présence. J’ignore comment j’obtins de lui cette marque extraordinaire de confiance, de pouvoir être au nombre de ses auditeurs intimes. Peut-être lui étals-je devenu particulièrement sympathique par mon désir d’avoir son opinion sans y opposer une opinion personnelle préconçue ; peut-être éprouvait-il le besoin de raconter son âme et de distribuer dans quelques mains fidèles les grains de sagesse et de charité qu’il avait sauvés du désastre de sa vie.

Quoi qu’il en soit, et quelle que soit la valeur de cette révélation, la voici telle que j’ai pu la reconstruire en soudant ensemble les heures consacrées à diverses reprises à ce long récit. C’est moins un roman qu’un exposé de situations analysées avec patience et retracées avec scrupule. Ce n’est ni poétique ni intéressant au point de vue littéraire. Cela ne s’adresse donc qu’au sens moral et philosophique du lecteur. Je lui demande pardon de n’avoir pas à lui servir aujourd’hui un mets plus savant et plus savoureux. Le narrateur dont le but n’est pas de montrer son talent, mais de communiquer sa pensée, est comme le botaniste qui rapporte de sa promenade, non les plantes rares qu’il eût été heureux de trouver, mais les brins d’herbes que la saison rigoureuse lui a permis de recueillir. Ces pauvres herbes ne charment ni les yeux, ni l’odorat, ni le goût, et pourtant celui qui aime la nature y trouve encore matière à étudier, et il les apprécie.

La forme du récit de M. Sylvestre paraîtra peut-être monotone et trop dénuée d’ornemens ; elle eut au moins pour ses auditeurs le mérite de la bonne foi et de la simplicité, et j’avoue que par momens elle me parut très saisissante et très belle. Je pensai, en l’écoutant, à cette admirable définition de Renan, que la parole est « ce vêtement simple de la pensée, tirant toute son élégance de sa parfaite proportion avec l’idée à exprimer, » et qu’en fait d’art « le grand principe est que tout doit servir à l’ornement, mais que tout ce qui est mis exprès pour l’ornement est mauvais. »

Je pense que M. Sylvestre était rempli de cette vérité, car il sut captiver notre attention et nous tenir attentifs et recueillis avec son histoire sans péripéties et sa parole sans effets. Je ne suis malheureusement pas le sténographe de cette parole. Je l’ai reconstruite comme j’ai pu, et, soigneux seulement de suivre les pensées amenées par les actes, je lui ai fait infailliblement perdre sa couleur particulière et son mérite réel.


Il commença d’un ton assez dégagé, presque gai, car après les grandes crises de sa vie son caractère est redevenu enjoué. Peut-être aussi ne comptait-il pas nous raconter le fond des choses, et pensait-il pouvoir supprimer les faits qu’il ne trouverait pas nécessaires à sa démonstration, 11 en jugea autrement à mesure qu’il avança dans son récit, ou bien il fut entraîné, par la force de la vérité et l’intensité du souvenir, à ne rien retrancher et même à ne rien adoucir.

Vous me demandez, dit-il en s’adressant à M. et Mme ***, ce que j’ai fait, en Suisse, de cinq ans de ma vie dont je ne vous ai jamais parlé, et qui doivent, selon vous, renfermer un mystère, quelque grand travail ou quelque vive passion. Vous ne vous trompez pas. C’est le temps de mes plus poignantes émotions et de mon plus rude travail intellectuel. C’est la crise finale et décisive de ma vie de personnalité, c’est ma plus ardente et ma plus dure expérience, c’est enfin mon dernier amour qui est enseveli dans le mutisme que j’observe h propos de ces cinq années.

Quand je quittai la France, à pied, avec soixante-trois francs pour tout avoir dans ma poche, je n’avais pas encore cinquante ans, et ma figure n’en annonçait pas quarante malgré les chagrins affreux que je vous ai racontés il y a longtemps, et sur lesquels je n’ai pas à revenir. Une vie pure, un fonds de philosophie résignée, le séjour et les occupations de la campagne m’avaient maintenu en force et en santé. Mon front n’avait pas encore une seule ride, mon teint brun avait une solidité unie, et mes yeux étaient purs comme ils le sont encore. J’ai toujours eu trop de nez pour être un joli garçon, mais j’avais une physionomie sympathique, la barbe et les cheveux noirs, l’air ouvert et un franc rire quand je réussissais à oublier mes peines. De plus j’étais fort et grand, ni gras ni maigre, sans grâce et sans beauté, mais bien planté sur mes jambes comme l’est un ancien fantassin qui est resté bon marcheur et adroit de sa personne. Enfin, tel que j’étais, sans chercher les bonnes fortunes, et même sans y songer, je voyais bien dans le regard des femmes que j’étais encore un homme, et que pendant quelques années encore je ne devais pas espérer d’être traité comme un père.

Là se fût pourtant bornée mon humble ambition. J’avais aimé ma femme malgré ses défauts ; elle m’avait toujours rendu malheureux, mais elle m’avait été fidèle ; je ne m’étais donc jamais arrogé le droit, je n’avais même jamais subi la tentation de manquer à mes devoirs de fidélité.

Veuf depuis plusieurs années, j’étais resté austère ; je devais cela à ma fille, llien ne me servit auprès d’elle, ni les conseils, ni l’exemple. Elle prit le mauvais chemin, et quand elle me força à m’exiler pour ne pas devenir le témoin responsable de ses égaremens, il y avait vingt ans et plus que je n’avais connu un jour de bonheur et de liberté.

Mais je n’aspirais pas à être heureux. Il ne me semblait plus permis d’y songer. Navré et humilié, et par-dessus le marché volontairement dépourvu de toutes ressources, il me fallait d’abord songer à gagner ma vie, ce qui ne semblait pas la chose du monde la plus facile au sortir de l’opulence, résolu que j’étais à n’invoquer l’aide d’aucun ami ; que dis-je ? résolu à m’effacer de la scène du monde et à vivre inconnu, comme un homme qui aurait commis un crime et qui serait forcé de cacher son passé.

Mon intention était d’aller en Italie pour y essayer un professorat quelconque. Je m’arrêtai en Suisse, à la frontière. Je n’avais pas encore la science de l’économie, j’étais au bout de mes soixante-trois francs. J’avais un peu de linge dans mon havre-sac : j’ai toujours aimé la propreté, je ne pus me décider à le vendre. Je passai la nuit à l’auberge du Simplon, où je ne dormis guère ; je me tourmentais du lendemain. J’avais tout juste de quoi payer mon écot ; mais après ? Je ne m’inquiétais pourtant pas outre mesure. Les choses matérielles de la vie m’ont toujours été favorables en ce sens que mes besoins n’ont jamais dépassé mes ressources. Je n’ai donc jamais éprouvé de désastres irréparables que dans la sphère des sentimens. J’aurais volontiers changé de destinée, mais cela n’a pas dépendu de moi. Aussi mon insomnie n’avait rien de désespéré. Je faisais des projets, je cherchais des moyens de vivre, et j’étais si charmé de la beauté du pays que je venais de parcourir, qu’il ne m’en coûtait guère de ne pas aller plus avant, et de chercher de l’ouvrage aux environs.

Il faisait un clair de lune limpide. De mon lit sans rideaux, je regardais le ciel pur et froid ; je pensai à ce que j’avais aimé, je pleurai, je priai, — qui ? l’esprit inconnu à l’homme qui parle dans son cœur et pénètre sa pensée du sentiment du beau et du bien. Nous appelons Dieu cette âme inaccessible à notre entendement, qui nous porte en elle et nous émeut sans se révéler. Elle ne nous dit rien du tout, elle ! ou si elle nous dit quelque chose, nous ne le comprenons pas ; mais l’enfant qui n’entend pas encore la parole de sa mère et qui dort sur son sein connaît sa douce chaleur et y puise les élémens d’une existence complète où il connaîtra ce qu’il ignore.

Devenu calme, je m’endormis enfin, et quand on m’éveilla j’entendis en bas une grosse voix de bon augure dont le timbre me révéla la franchise et la cordialité. Je m’habillai à la hâte, je descendis, certain que j’allais trouver un ami.

Dans la salle commune, il y avait en effet un beau montagnard entre deux âges, demi-paysan, demi-bourgeois, qui causait amicalement avec l’hôte, et qui m’offrit place à sa table. Je sus bientôt qu’il faisait des affaires dans le pays ; il avait acheté une coupe de bois à mi-côte de la montagne ; il venait de recruter une douzaine d’ouvriers en pays suisse, il n’en avait pas assez ; il se proposait de descendre le Simplon italien pour en aller chercher d’autres. Je m’offris à lui ; j’avais eu assez de travaux de ce genre à surveiller pour savoir comment on se sert de la cognée et de quelle façon on abat et dépèce un arbre. Mon costume et ma peau hâlée ne démentaient en rien la condition pour laquelle je m’offrais, Jean Morgeron accepta mon offre et m’enrôla.

Ma figure a toujours eu le privilège d’inspirer la confiance ; il ne me fut pas fait de questions embarrassantes, et je n’eus pas besoin de dire que je n’avais pas de quoi acheter les outils nécessaires. Le patron me fit une avance de vingt francs, me conduisit au bord du précipice et me montra au loin, sous mes pieds, le bois où je trouverais le campement de mes compagnons.

Je passai là six semaines, travaillant bien et beaucoup, vivant en bonne intelligence avec tous mes camarades, de quelque humeur qu’ils fussent. J’étais aimé des uns, j’avais un peu d’influence sur les autres. Je me portais bien, j’étais content de moi. Le pays était admirable. Je m’étonnais de me trouver heureux après tous mes malheurs, et n’ayant derrière moi que des souvenirs amers, devant moi rien qu’une vie séparée du passé par des abîmes, je trouvais une jouissance réelle dans la faculté de jouir enfin d’un présent supportable.

Jean Morgeron, qui venait souvent surveiller l’ouvrage, me prit vite en grande amitié, et un jour que je faisais avec lui et pour lui le compte de ses dépenses et la supputation de ses profits : — Vous n’êtes pas ici à votre place, me dit-il. Vous avez reçu de l’éducation dix fois plus que moi, et vingt fois plus qu’il ne convient à un simple bûcheron. Je ne sais pas qui vous êtes, vous ne paraissez pas pressé de le dire ; peut-être avez-vous quelque chose sur la conscience…

— Patron, lui dis-je, regardez-moi. J’ai eu quatre-vingt mille livres de rente, je n’ai plus rien, et, ce qui est bien plus grave, j’ai douloureusement perdu tout ce que j’ai aimé. Il n’y a pas si longtemps de tout cela que j’aie pu l’oublier. Eh bien ! vous me voyez manger gaîment, dormir en paix sous la feuillée, travailler sans dégoût et sans tristesse, n’avoir jamais ni dépit ni colère contre personne, ni besoin de m’étourdir dans le vin, ni crainte de me trahir en trinquant avec vous. Croyez-vous possible qu’un homme dans cette position de fortune et dans cette situation d’esprit ait quelque chose à se reprocher ?

— Mon ! s’écria le montagnard en élevant sa large main vers le ciel : aussi vrai qu’il y a un Dieu Là-haut, quelque part, je vous crois un bon et honnête homme. Il ne faut, pour en être sûr, que vous regarder dans le fond des yeux, et votre conduite ici prouve bien que si vous avez tout perdu, vous avez gardé le meilleur, qui est le contentement de soi-même. Je vois que vous êtes instruit, que vous connaissez les mathématiques et une foule de choses que je n’ai pu apprendre. Si vous voulez être mon ami, je vous ferai un sort tranquille. Je vous mettrai pour toujours à l’abri du besoin, et je serai encore votre obligé, car vous pouvez me rendre de très grands services et m’aider à faire ma fortune.

— Je veux être et je suis votre ami, Jean Morgeron ; c’est pour cela que je vous demande si vous croyez travailler à votre bonheur en faisant fortune.

— Oui, répondit-il : je ne vois le bonheur que dans l’activité, la lutte et le succès. Je ne suis pas un philosophe comme vous, je ne suis même pas du tout philosophe, si la sagesse consiste dans la modération des désirs ; mais je m’imagine qu’il y a une autre sagesse, qui consiste à tirer de sa volonté tout ce qu’elle peut nous donner.

— Si vous le prenez ainsi, c’est bien. Vous obéissez à un instinct ; si vous vous en faites un devoir, c’est que vous voulez rendre votre énergie utile aux autres.

— Un homme qui entreprend beaucoup, reprit-il, est toujours utile aux autres. Il fait travailler, et le travail profite de proche en proche au monde entier. Vous savez que je traite bien mes ouvriers et qu’ils gagnent avec moi. Je me sens très actif et plein d’idées, mais je manque d’instruction. Avec vous, je ferai de grandes choses !

Il me soumit alors un plan assez ingénieux. Il était possesseur d’une assez vaste étendue de terres stériles dans une des vallées alpines qui aboutissent à la vallée du Rhône. Le fond du sol était bon ; mais chaque année le torrent de la Brame le couvrait de sable et de graviers. Il eût fallu des travaux d’endiguement dont la dépense était trop considérable pour lui. Il avait l’idée de sacrifier une partie de son terrain pour sauver l’autre, de creuser chez lui un canal par où l’eau s’écoulerait en faisant de sa propriété une île. Les terres retirées du canal et rejetées sur cette île en feraient un mamelon que, dans ses plus fortes crues, le torrent ne pourrait couvrir. L’idée était bonne ; restait à savoir, d’après l’inspection des lieux et la nature du terrain, si elle était réalisable.

Nous traversâmes un col de montagne à travers un glacier, et à quelques milles au-dessous nous nous arrêtâmes au flanc d’une belle colline dont une partie appartenait à mon patron. Il y possédait en outre un grand chalet richement, quoique rustiquement construit, et flanqué de dépendances bien aménagées pour les troupeaux, les récoltes, les abeilles, etc.

À l’aspect de cette belle et pittoresque demeure, située de la façon la plus charmante dans une région tiède et entourée de riches pâturages, j’éprouvai un vif désir de me rendre sérieusement utile à mon ami et de fixer ma vie près de lui.

Comme je lui faisais compliment de son habitation, un nuage passa sur son front : — Oui, dit-il, c’est une résidence de prince pour un homme comme moi ! On y serait heureux avec une femme et des enfans, et pourtant j’y vis en garçon et n’y demeure qu’en passant. Je vous expliquerai cela… plus tard ! Il faudra bien que vous sachiez tout, si vous y restez.

Un jeune homme brun, à l’accent étranger, à la figure intelligente et distinguée, et vêtu en villageois recherché, vint au-devant de lui avec des démonstrations de joie. — La maîtresse est allée vendre deux chèvres, lui dit-il. C’est elle qui va être surprise et joyeuse en rentrant !… Et comment va la santé ? Et combien de temps aura-t-on le contentement de vous garder cette fois ?

— C’est bon, c’est bon, Tonino ! répondit le patron d’un ton assez brusque, quoique bienveillant. On verra ça. Ne nous étourdis pas de complimens et fais-nous dîner si tu peux.

Le repas fut excellent et servi avec une propreté extrême. Tonino paraissait être à la fois un ouvrier et un domestique. Il était plein d’adresse pour manier la vaisselle, et il commandait à la servante aussi bien qu’eût pu le faire une maîtresse de maison ; mais la véritable maîtresse arriva pour nous servir le café. — Voilà ma sœur, me dit le patron en la voyant descendre le sentier qui nous faisait face.

Je regardai cette femme. J’attendais une forte et respectable matrone. Je fus surpris de voir une petite personne mince, élégante, alerte, et qui me parut toute jeune. — Elle a trente ans, quinze ans de moins que moi, me dit le patron ; elle est d’un second mariage de mon père. Nous avons mis nos intérêts en commun parce qu’elle s’entend à les faire valoir, et que nous ne devons nous marier ni l’un ni l’autre.

Je craignis d’être indiscret en demandant la cause de cette étrange restriction. Il pouvait être trop tard pour Jean ; mais quand je vis sa sœur de plus près, je restai convaincu qu’il n’en était pas ainsi pour elle. Elle avait une de ces figures un peu fatiguées et mobiles qui n’ont pas d’âge bien précis. Dix fois en une heure elle paraissait plus ou moins âgée qu’elle ne l’était réellement ; mais, plus ou moins jeune, elle était remarquablement jolie. Elle appartenait à un type dont je n’ai jamais rencontré l’analogue. Menue sans être maigre, extrêmement bien faite, brune de cheveux, avec des yeux bleus et la peau blanche, régulière de traits comme un profil grec, elle avait dans tout son être je ne sais quoi d’anormal et de mystérieux. Elle était railleuse, incisive même, avec une physionomie sérieuse, prévenante, hospitalière et pleine de soins délicats avec une brusquerie singulière ; distinguée, spirituelle, aimable, et tout à coup entêtée, épilogueuse, et presque blessante dans la discussion. Elle me fit un accueil très froid, ce qui ne l’empêcha pas de me combler d’attentions, comme si j’eusse été un maître et comme si elle eût été une servante. J’en étais embarrassé, et quand je la remerciais, elle ne paraissait pas entendre et regardait ailleurs. Elle ne témoigna aucune curiosité de me voir là, ne s’enquit de rien et sortit avec ïonino pour aller préparer ma chambre.

Jean Morgeron, qui m’observait, vit bien que j’étais frappé de cette originalité et que j’en étais mêuie un peu gêné. — Ma sœur vous étonne, me dit-il. Elle est assez étonnante en effet. Elle est d’une autre race que moi ; sa mère était Italienne, et Tonino est son cousin. C’est une nature bien difficile à manier et qui ne se rend à l’opinion de personne ; mais elle a tant de courage, tant d’intelligence, d’activité et de dévouement, qu’elle n’a pas sa pareille dans le monde pour se rendre utile. Si nous changeons ici quelque chose, il faudra batailler pour qu’elle l’accepte ; mais une fois qu’elle l’aura accepté, elle vaudra dix hommes pour l’exécuter.

— Et si elle ne l’accepte pas ?

— J’y renoncerai. Je veux la paix. Je la laisserai gouverner ici comme elle l’entend, et je ferai un autre établissement où je pourrai contenter ma cervelle en suivant mes projets à moi tout seul… à la condition pourtant que vous m’aiderez, si vous trouvez que j’ai raison.

Le lendemain, dès le point du jour, j’inspectai la propriété des Morgeron. Le projet de Jean était réalisable et très bon en lui-même ; mais il ne savait pas compter, et, comme tous les gens à imagination vive, il arrangeait les chiffres au gré de ses désirs et de ses espérances. J’établis froidement mes calculs en me faisant rendre compte de toutes choses dans le moindre détail, et je reconnus qu’il mangerait à coup sûr tout ce qu’il possédait avant d’avoir réalisé le moindre bénéfice sérieux.

Il prit de l’humeur en voyant que je ne me trompais pas, et il maudit les chiffres. Il discuta longtemps et finit par se rendre à l’évidence. Alors il s’écria avec une sorte de désespoir : — On ne peut donc rien faire de bon en ce monde ! Il faut laisser les choses comme elles sont, quand même on sait le remède ! Je verrai donc ce maudit torrent manger mon bien jour par jour, heure par heure, et aucun sacrifice ne me sauvera ! Puisqu’il doit me ruiner si je le laisse faire, ne vaut-il pas mieux que je me ruine en lui résistant ? N’est-ce pas humiliant pour un homme de rester là, les bras croisés, devant un fléau stupide, quand, avec sa volonté, il devrait le vaincre ?

— Vous m’avez demandé de vous aider à faire fortune, lui répondis-je. Si ce n’est pas là votre but, risquez-vous. Vous n’avez, m’avez-vous dit, ni femme, ni enfans. Si l’amour-propre seul vous pousse à faire une chose hardie et remarquable, faites-la ; mais songez aussi à la honte d’être ruiné et d’être traité de fou par ceuxlà mêmes qui profiteront de votre désastre.

— Oui, reprit-il, je sais cela. Quand j’aurai fait de mon marécage une île florissante, prête à me récompenser de mes peines, il me faudra la vendre à bas prix pour payer mes dettes, et d’autres s’enrichiront à ma place en se moquant de moi ! Mais après eux et après moi des gens viendront là s’établir et prospérer, et ils diront : « En attendant, c’est lui qui a fait cette chose et créé cette terre ! cet homme-là avait des idées et du courage, ce n’était pas un homme ordinaire ! » Et le tas de pierres et de sable que voici sera un beau domaine qu’on appellera l’île Morgeron !

Il était si beau dans son orgueil que je le dissuadai à regret ; mais il fut amené à m’avouer que sans l’aide de sa sœur dans une telle entreprise il serait forcé de laisser les travaux inachevés, et il me parla d’emprunter les fonds nécessaires. C’est alors que je l’arrêtai résolument. — Ne vous risquez pas, lui dis-je, dans une affaire où le succès serait une question d’honneur, non-seulement pour votre amour-propre, mais pour votre conscience. Trouvez des actionnaires, donnez votre idée, votre travail, votre terre ; s’ils ont confiance, laissez-les diriger les travaux, vous en charger si bon leur semble, vous associer à leurs profits s’ils en font ; mais ne prenez pas sur vous la responsabilité de leur faire gagner de l’argent, et surtout n’empruntez pas pour votre compte : avec votre imagination vous seriez perdu.

Il se rendit, et résolut de soumettre son plan à des riverains qui qui pourraient le seconder. Je dus dresser ce plan et l’appuyer de tous les calculs nécessaires ; mais je voulus l’accompagner aussi du calcul de toutes les éventualités qui pouvaient doubler et tripler les dépenses : les crues subites qui pouvaient ruiner les travaux commencés, la dureté de certaines roches, le manque de solidité de certaines autres, etc., etc. Ces prévisions si simples le consternèrent.

— Nous ne réussirons pas, dit-il ; nous ne trouverons pas autour de nous des gens assez riches ou assez confians pour savoir risquer. Laissons dormir ce projet jusqu’à ce que je découvre les actionnaires qu’il me faudrait. Demain je vous parlerai d’autre chose.

Tout cela avait pris huit jours. Nous vivions bien, bonne chère, bon gîte, et tout le comfortable d’une maison bien tenue et d’une exquise propreté. J’admirais l’ordre et l’activité de Mlle 31orgeron, l’intelligence et la soumission de Tonino. Il me semblait qu’avec moins d’ambition Jean eût pu être le plus heureux des hommes, car sa sœur, tout en raillant, avec plus de clairvoyance que de douceur, son besoin de faire parler de lui, lui témoignait une affection réelle et une sollicitude de tous les instans.

Mon rôle vis-à-vis de cette jeune femme eût pu être embarrassant, si elle m’eût pris en méfiance ; mais elle vit bientôt que, si j’avais de l’influence sur son frère, je ne m’en servais que pour modérer son exaltation. Dès lors elle me traita avec déférence et me laissa le désabuser tranquillement.

Au bout de la semaine, croyant avoir remporté la victoire, je songeais à quitter mes hôtes, car Jean ne me reparlait d’aucun autre projet, et je ne voyais pas en quoi je pouvais lui être utile dans une propriété de médiocre étendue et parfaitement bien exploitée par sa sœur. Pourtant il me parut triste lorsque je lui fis entendre que je devais m’en aller. Il ne me répondit pas et mit sa tête dans ses mains en étouffant de formidables soupirs. Il ne dîna pas, garda le silence toute la soirée, et je vis, à la manière dont sa sœur le regardait sans l’interroger, qu’elle n’était pas sans inquiétude sur son compte.

Au coucher du soleil, j’allai m’asseoir sur une roche pour contempler l’admirable paysage qui nous entourait ; tout à coup quelqu’un que je n’avais pas entendu venir dans l’herbe épaisse de la prairie s’assit auprès de moi. C’était Félicie Morgeron.

— Écoutez, me dit-elle, vous êtes trop honnête et trop raisonnable. Il faut en rabattre un peu et aviser avec moi à contenter la folie de mon frère. Je le connais, il sera malade, il mourra peut-être du chagrin où il est tombé depuis trois jours. Je ne peux pas supporter cela, moi ! Vous avez vu que j’ai fait mon possible pour le ramener à la raison. Je l’ai pris par sa vanité, je l’ai raillé, je l’ai fâché ; rien n’y a fait. Il aime son rêve un peu plus qu’auparavant. Voilà dix ans qu’il s’en nourrit, il ne songe à gagner de l’argent que pour le dépenser dans ce travail. Il n’est pas possible de le dissuader à présent, il est trop tard. Il faut donc faire ce qu’il veut, et je viens vous dire que je ne m’y oppose plus. Ne lui dites pas cela, il serait trop fier de m’avoir vaincue, et il irait tout de suite dans ses projets au-delà de ce que nous possédons l’un et l’autre. Mettez-vous à la tête de son entreprise, puisqu’il le désire ; seulement employez votre sagesse et votre habileté à faire durer cela longtemps, dix ans, quinze ans, si c’est possible… Quand nous n’aurons plus rien, il faudra bien s’arrêter ; mais il aura vécu dix ou quinze ans heureux, et cela vaut bien la peine que je me sacrifie.

J’admirai le dévouement de MllE Morgeron, mais je crus devoir la rassurer sur les suites du chagrin de son frère. Il ne me paraissait pas possible qu’il prît la chose à cœur au point d’en mourir.

— Sachez, reprit-elle, que je crains quelque chose de pis. Il peut en devenir fou, vous ne savez pas comme il est exalté. Il n’ose pas vous le laisser voir, mais il ne dort pas depuis huit nuits, il se promène dans la chambre ou dans la campagne, il parle tout seul, il a la fièvre. Je ne veux pas de cela, vous dis-je. Quand, avec de l’argent, on peut empêcher un grand malheur et sauver la personne qu’on aime le mieux au monde, je ne comprends pas qu’on hésite.

— Vous êtes un grand cœur, lui dis-je en lui tendant la main et en serrant la sienne avec émotion. Ce que vous pensez là est bien et me réconcilie tout à fait avec vous.

— Vous m’avez crue intéressée, n’est-ce pas ? reprit-elle d’un ton d’indifférence.

— Quand on travaille comme vous avec une activité fiévreuse, c’est pour réaliser des projets d’avenir quelconque, et abandonner ces projets, c’est, pour une nature positive et sensée comme la vôtre, un sérieux sacrifice.

— Je ne sais pas si je suis sensée, mais je suis positive en effet. J’ai toujours travaillé pour le plaisir de travailler, je ne pourrais pas vivre autrement. J’aime l’ouvrage bien fait. Quant à mes projets, je n’en ai pas pour mon compte. Vous voyez que le sacrifice n’est pas grand.

— Ce que vous me dites là m’étonne, mais je n’ai ni le droit ni l’intention de vous interroger. Permettez-moi seulement de vous dire que je ne puis me prêter à votre ruine, et que je ne veux encourager la témérité de votre frère par aucun adoucissement à la vérité que je lui ai dite et prouvée. Je ne suis pas ingénieur, mais j’ai assez d’expérience et d’observation pour être convaincu que je ne me suis pas trompé. Comment voulez-vous que je revienne sur mon assertion ?

— Ne vous déjugez pas, mais acceptez de l’aider à risquer le tout pour le tout. Voyons, monsieur Sylvestre, il le faut ! Ne croyez pas que votre prévoyance l’ait dégoûté de son rêve. Plus il le voit dilTicile et dangereux, plus il l’aime. Si vous le quittez, il cherchera un autre conseil qui sera probablement moins scrupuleux et moins éclairé que vous, et qui, au lieu de ménager le temps et de retarder la déception, engloutira tout de suite notre avoir et les espérances de mon frère.

L’insistance de Félicie Morgeron me chagrina, et je me défendis du rôle qu’elle persistait à me faire accepter. Elle était d’humeur impérieuse dans la discussion ; aussi s’animait-elle très vite, et perdant patience : — Comment ! s’écria-t-elle, vous avez l’air de me dire, que je n’ai pas le droit de me ruiner pour un caprice de mon frère ? Écoutez ! il faut en finir. Ge que vous ne savez pas encore, vous l’apprendrez au premier jour, si vous restez seulement une quinzaine encore dans le pays ; j’aime mieux vous le dire moi-même tout de suite. Sachez que je dois tout à mon frère, et que je ne vis que pour lui. Il m’a pardonné ce que personne dans la famille et dans la contrée ne me pardonnera jamais. À quinze ans, j’ai été séduite par un étranger qui m’a abandonnée… Mon père, rigide protestant, m’a chassée. Ma mère en est morte de chagrin… J’ai erré sur les chemins, j’ai mendié ; repoussée de partout, j’ai été en Italie à pied avec mon enfant dans les bras pour retrouver mes parens maternels. Ils étaient dans la misère, pourtant ils m’ont donné asile. J’ai travaillé, mais j’avais « trop de fatigue ; j’ai été malade, j’ai perdu mon pauvre enfant ! Je voulais mourir, quand un beau soldat est arrivé auprès de mon lit d’agonie : c’était mon frère Jean qui avait ignoré mon malheur, étant au service. Il venait de l’apprendre, il avait fini son temps, il venait me chercher. Sa bonté et son amitié m’ont sauvée. Il m’a aidée à me remettre, il m’a amenée ici. Notre père s’est brouillé avec lui parce qu’il me pardonnait. Sa fiancée, qui attendait son retour, a déclaré qu’elle n’épouserait pas le frère complaisant d’une fille perdue, et que, si je restais au pays, elle se marierait avec le rival de Jean. Jean m’a caché tout cela ; il m’a gardée et soignée deux ans, car j’étais si faible et si malade encore que je n’étais bonne à rien. Il n’a pas reçu la bénédiction de son père mourant, il ne s’est pas marié, il a été mal vu de tous ses voisins, il passe encore pour une mauvaise tête et pour un homme sans religion, tout cela à cause de moi. Que voulez-vous ? ils sont comme cela dans ce pays de dévots. Catholiques et protestans font assaut d’intolérance. Je suis donc une fille perdue et sans avenir, et j’ai perdu aussi l’avenir de mon frère. Nous étions pourtant assez riches pour trouver, lui une femme, et moi un mari ; mais il eût fallu descendre trop bas, notre orgueil s’y est refusé. Ce qui a sauvé mon frère de l’ennui et du chagrin, c’est justement ce qui vous paraît devoir le perdre, c’est son goût pour les entreprises. Il aurait certainement fait les grandes choses qu’il rêve, s’il était plus instruit et plus patient. Il sait ce qui lui manque, il en souffre. Il sait qu’il a des idées, mais qu’elles se tiennent mal. Moi j’ai plus de tête, mais je ne sais pas inventer, et, voyant que ses inventions ne valent rien, je le contrarie sans l’éclairer. Nous nous disputons ; je ne le rends pas heureux. Mon travail régulier l’impatiente ; pourtant je ne travaille que pour lui, je n’aime que lui, je ne cherche à acquérir que pour le mettre à même de dépenser, et l’ordre qu’on voit ici fait qu’on est forcé de nous rendre justice sous un rapport. On reconnaît que nous nous rendons utiles, et que si nous sommes des impies, comme on dit, nous ne sommes pas des avares et des lâches. À présent, monsieur, vous savez tout, et vous voyez bien que, si mon frère tient à son idée, je dois l’adopter, bonne ou mauvaise, dussé-je y voir passer tout notre patrimoine et toutes mes économies, dussé-je mendier encore et gratter la terre avec mes mains.

— Eh bien ! répondis-je vivement impressionné par ce que je venais d’entendre, il ne faut pas que cela arrive ! Il faut dépenser noblement et utilement votre fortune en nourrissant l’ambition de votre frère de projets réalisables. Je le connais assez maintenant pour savoir qu’il a la passion de l’initiative ; il faut donc lui faire trouver lui-même l’aliment nécessaire à son activité d’esprit. Il est impossible qu’il n’y ait pas chez vous ou autour de vous quelque chose de sérieux à entreprendre. Je sais qu’il a en tête une autre idée sur laquelle je n’ai pas voulu le faire s’expliquer. Je craignais de vous déplaire et d’encourager quelque nouvelle rêverie ; mais qui sait s’il n’est pas sur une meilleure piste, et si je ne pourrais pas l’y pousser cette fois sans manquer à ma conviction et sans vous faire courir de trop gros risques ? Laissez-moi le tenter, et s’il faut que vous y perdiez de l’argent, tâchons que vous en retiriez au moins quelque gloire.

— Il ne s’agit pas de gloire pour moi, reprit Félicie. Je ne me soucie de rien au monde. Tout est rompu à jamais entre l’opinion et moi : j’en ai pris mon parti, je n’en souffre plus, ma vie est trop occupée pour que j’y songe ; mais mon frère a besoin qu’on parle de lui, et qu’après l’avoir blâmé et raillé de ce qu’on appelle sa faiblesse, on connaisse son énergie. Faites donc tout pour lui et rien pour moi, si vous voulez que je vous bénisse et que je vous aime.

Elle me quitta sans attendre ma réponse, après avoir dit d’un ton brusque et assez froid ces paroles à la fois énergiques et tendres.

Je savais maintenant ou croyais savoir tous les secrets de la famille, et je m’elTrayais un peu, non de leur rendre service, mais d’avoir à fixer ma vie au sein de ces existences troublées. J’éprouvais un grand besoin de repos après mes propres désastres ; mon rêve eût été la liberté et l’isolement, c’est-à-dire le travail au jour le jour et l’absence de responsabilité. Je craignais, en me liant à la destinée agitée et assez exceptionnelle des Morgeron, de ne pas me trouver plus habile et plus heureux qu’avec ma propre famille, et ce n’est pas sans appréhension que je me voyais investi par la confiance de Félicie d’un devoir très grave et qui pouvait m’assujettir à jamais.

Pourtant je l’avais accepté, ce devoir, sous le coup de l’émotion. Le bref et rude récit de cette fille déchue et stoïque m’avait vivement intéressé à elle, à son frère encore plus. Il y avait chez ces deux êtres, à défaut de charme et de candeur, une certaine grandeur d’idées et de sentimens qui s’imposait à mon respect. Jalousés pour leur fortune, critiqués pour leur excentricité, honnis pour la tache qui pesait sur eux, ils avaient besoin d’un ami. Le premier pas que je faisais dans la liberté de mon incognito me mettait donc en présence d’une tâche délicate. Je ne crus pas devoir m’y soustraire ; poussé par mon cœur et par ma conscience, je me laissai rouler sur la pente qui devait m’entraîner à un nouvel abîme de tournions et de douleurs.

Ce qui me décida entièrement, ce fut la découverte que je fis, dès le lendemain, d’un moyen facile et sûr de réaliser le rêve de mon hôte. Au point du jour, j’errais dans sa propriété, examinant tout avec un soin nouveau et m’acharnant à interroger tous les accidens du terrain. C’était, à vrai dire, une propriété aussi étrange que ceux qui l’exploitaient. Elle se composait de deux régions superposées bien distinctes. La partie située au flanc de la montagne était une zone de terres excellentes, soutenues de place en place par les conlre-forts du rocher abrupt. De riches herbages, des vignes, des vergers et des céréales prospéraient dans cette région, au niveau et assez loin au-dessus du chalet ; mais au-dessous tout était désordre et ravage. Deux petits torrens qui se donnaient rendez-vous dans une gorge étroite et profonde aidaient le torrent principal à bouleverser les terres et à entasser les galets. La montagne, brisée et crevassée en mille endroits, oiïrcait un labyrinthe de débris, de blocs perdus dans les marécages, d’arbres entraînés des hauteurs, de fissures mystérieuses, de recoins sauvages, d’abîmes impénétrables. Ce chaos de rochers, de sables et de verdure eût fait la joie d’un peintre, et, sans être peintre, j’avoue que je n’eusse voulu y rien changer, si ce fantastique domaine eût été mien.

Mais en explorant, au péril de ma vie, la gorge où se déversaient à grand bruit les deux torrens, je découvris quelque chose que l’on eût pu appeler une mine de terre ; c’était un amas enfoui de terre végétale de la meilleure qualité. Arracher cette terre à l’abîme où elle s’était amoncelée depuis quelques années dans une profonde fissure sous-rocheuse eût été un travail gigantesque ; mais forcer les eaux, qui avaient enseveli là leurs apports, à en conduire ailleurs de nouveaux et à les livrer à la culture, ne me parut pas très difficile. Il ne s’agissait que de briser à la mine une roche qui leur fermait le passage et de diriger leur course sur la presqu’île dont Jean avait l’ambition de faire une île. Ce sol bas, que la rivière inondait sans cesse, devait se renfler et s’élever vite à une certaine hauteur capable de résister aux flots, si nous parvenions à l’enrichir de tous les débris et de tous les détritus fécondans que charriaient les petits torrens. Il s’agissait de savoir si ces débris partaient d’une région assez riche et assez étendue pour ne pas s’épuiser avant de nous avoir fourni l’amas nécessaire.

J’allai chercher Jean ; il était sombre, il n’avait ni dormi ni déjeuné. Quand je l’eus interrogé sur ce que je voulais savoir : — Eh monsieur, s’écria-t-il avec amertume, vous tenez mon idée ! J’avais découvert la mine de terre, et, comme elle m’appartient, je songeais aux moyens de l’extraire de son abîme ; mais l’endroit a été creusé et arrangé par le diable, et, pour rendre le transport praticable, il faudrait des ressources que je n’ai pas.

— Aussi, lui dis-je, il n’y faut pas songer. Il faut avoir la mine à ciel ouvert des terres que les eaux vous amènent. Où sont-elles situées ? Vous devez le savoir.

— Oui, je le sais : elles appartiennent à un pauvre hère qui ne peut les sauver, il n’a pas le moyen d’endiguer sa terrasse ; mais, s’il devine que je veux les utiliser à mon profit, il m’en demandera trois fois ce qu’elles valent.

— Eh bien ! laissez-moi établir mes calculs, et si nous trouvons que ces terres rendues chez nous sans frais, puisque le torrent se chargerait de la besogne, doivent nous valoir en bas vingt fois ce qu’elles valent en haut, payez six fois ce qu’elles valent en haut. N’hésitez pas, ce sera encore de l’argent bien placé.

— Mais que ferons-nous de ces terres charriées quand nous les aurons, puisqu’elles se perdent dans des gouffres qui ne seront peut-être pas comblés dans centiins ?

Je vis que Jean n’avait pas saisi mon plan, et ne cherchait pas beaucoup à le saisir. Il n’aimait que ses propres fantaisies. Il fallait donc non-seulement lui faire adopter mon idée, mais encore lui persuader qu’il en était le père.

— Monsieur Jean, lui dis-je, vous vous moquez de moi. Vous avez parlé par métaphore, pensant que je ne vous devinerais pas ; mais je sais fort bien que vous comptez amener le torrent sur la presqu’île. Un éclair passa sur son front ; cependant il hésita à se parer de ma découverte.

— Est-ce que je vous ai dit, s’écria-t-il, que je croyais pouvoir faire cette chose-là ?

À mon tour, j’hésitais à mentir ; mais il fallait mentir pour le sauver, et je prétendis qu’il me l’avait donné à entendre. En même temps je lui glissai adroitement la notion que j’avais acquise en explorant le rocher, si facile à faire sauter.

Je vis dans ses yeux ardens un combat sérieux entre son orgueil d’inventeur et sa loyauté naturelle. Sa loyauté l’emporta. — Vous me trompez, dit-il en m’embrassant, je n’avais jamais songé à ce que vous dites ; mais il y a autant d’honneur à adopter une bonne idée qu’à l’avoir engendrée. INous ferons sauter cette masse, nous achèterons la prairie de là-haut, nous… ]Non ! nous achèterons la prairie d’abord, et quand nous l’aurons, nous l’aiderons avec la sape et la pioche à dégringoler… Non ! nous irons prudemment pour ne pas encombrer les ressauts du torrent, qui sont terribles, et puis je vois d’ici la presqu’île monter, monter comme par enchantement !… En dix ans, ce sera une montagne ou tout au moins une colline. On pourra l’endiguer convenablement. J’ai des pieux énormes, superbes ; la coupe de bois que j’ai achetée près du Simplon, et où vous avez travaillé pour moi, n’était pas destinée à autre chose. À présent ma sœur ne dira plus que c’est de l’argent perdu à endiguer des galets. Nous aurons par an un mètre d’épaisseur de bonnes terres de bruyère, nous…

— Attendez, vous allez vite ! Sachons les dégâts commis là-haut par le torrent chaque année. Cela est facile à établir, allons-y en nous promenant.

— Je veux bien, mais je sais la chose. Je sais quelle était l’étendue de la prairie il y a vingt ans. Les eaux n’y passaient pas dans ce temps-là. Depuis qu’elles se sont frayé le passage par là, elle a diminué d’un quart. À présent elle va s’en aller en bloc, la roche qui la porte est minée en dessous, on peut l’aider probablement. Allons-y, allons-y !

— Partons, lui clis-je en rentrant avec lui à la maison, mais déjeunez auparavant et priez votre sœur de nous accompagner. Quand elle aura vu par ses yeux, elle comprendra, et vous aurez son approbation et son concours.

— Je ne sais pas de quoi il s’agit, répondit Félicie, qui rentrait avec le déjeuner servi sur un beau plateau de bois de figuier ; mais vous m’aurez avec vous, Jean, si M. Sylvestre s’engage à être l’ingénieur, et si vous écoutez ce qu’il vous dira.

— J’en jure par le Rutli ! s’écria Jean, et il déjeuna avec moi de grand appétit. Félicie alla mettre sa jupe courte, son chapeau rond et ses souliers à crampons. Elle était habillée ordinairement en demoiselle de campagne. Le costume de montagnarde la rendait vraiment jolie. Les nattes pendantes de ses cheveux bruns lui descendaient jusqu’aux jarrets. Sa jambe fine et nerveuse était un modèle d’élégance. Aux habitudes de force et de travail des Suissesses, sa nature italienne ajoutait la grâce et la distinction.

Elle partit en avant avec Tonino, qui avait pris aussi l’habillement montagnard nécessaire à une promenade sur des escarpemens assez sérieux. Tonino était un garçon fait au tour et d’une physionomie frappante de finesse aimable et de pénétration caressante. Trop mince et trop brun pour plaire aux gens du pays, il me paraissait devoir exercer un jour sur des natures plus exquises une puissance réelle.

— Laissons passer ce beau couple, me dit Jean, d’un air de bonne humeur en s’armant de son bâton ferré, et en m’en donnant un semblable. Nous allons, tous deux, monter tout droit par le couloir des eaux. Ce ne sera pas facile, je vous en avertis ; mais vous avez bon pied, bon œil, et j’ai besoin que vous connaissiez les détours et les chutes de notre torrent porteur de terre.

L’ascension fut en effet des plus pénibles, et en plusieurs endroits des plus dangereuses. Si une pluie d’orage nous eût surpris là, nous étions perdus ; mais le temps était superbe, et le torrent supérieur amenait peu d’eau. Nous pûmes constater que nulle part il ne rencontrait d’obstacles sérieux, et qu’en le débarrassant çà et là de quelques roches, il pourrait nous descendre, dans ses jours de colère, une très notable quantité de terre. Les deux rives appartenaient aux Morgeron, l’une à Félicie, l’autre à Jean. Cette rigole presque verticale servait de limite à leurs héritages.

Jean était radieux, exalté. Il parlait aux rapides frissonnans et aux cascades grêles qui chantaient sur notre tête et sous nos pieds.

— Tu pourras te fâcher à présent, petite méchante, disait-il à l’eau harmonieuse et limpide qui nous enveloppait dans le brouillard irisé de ses chutes : plus tu gronderas, plus nous serons contens ; plus tu croiras nous faire de mal, plus tu nous feras de bien !

Parvenus au sommet de son parcours, nous dûmes gravir l’escarpement de la montagne pour ne pas être entraînés par la chute principale qui mesurait une dizaine de mètres. En nous retenant aux petits mélèses qui croissaient dans la roche, nous pûmes examiner la broche que faisait cette eau en se précipitant, et les couches dénudées nous permirent de nous assurer qu’il y avait là une belle épaisseur de terre de bruyère reposant sur le roc compacte et inexpugnable.

Quand nous eûmes gagné à grand’peine la corniche, nous trouvâmes Félicie et son jeune cousin qui nous attendaient dans la prairie appelée la Quille à cause d’une dent calcaire qui s’élevait au milieu. Nous étions baignés de sueur. — Reposez-vous là au soleil, nous dit Félicie, après quoi nous nous assolerons à l’ombre de La Quille, et vous y trouverez du lait que nous avons pris au chalet de Zemmi.

— Est-ce qu’il est là, par hasard, le propriétaire ? demanda Jean Morgeron.

— Non, il n’y vient guère, il n’aime pas l’endroit, voyant quel mal sans remède les eaux lui font. Nous n’avons trouvé que son berger. C’est un enfant sans malice ; vous pourrez examiner tout, sans que cela tire à conséquence.

Nous passâmes l’après-midi sur cette croupe gazonnée que dominait une dernière cime rocheuse. Le torrent venait d’un glacier voisin dont le pied se soudait presque au sommet de la montagne relativement peu élevée où nous étions. Je pus m’assurer que, pendant des années au moins, cette fonte de neiges suivrait le cours qu’elle s’était récemment tracé. Je vis aussi que la croupe qu’elle travaillait à entamer de plus en plus était très riche et presque toute formée des épais détritus d’une ancienne forêt. Tout allait au gré de nos désirs. Jean Morgeron, transporté de joie et d’enthousiasme, se fatigua tant à marcher et à parler, qu’il se grisa avec son imagination en buvant du lait, et alla dormir, de guerre lasse, dans le chalet de Zemmi. Plus calme, je résistai mieux, et je marchai encore autour de la Quille, où se reposaient Félicie et Tonino, bien abrités du vent et du soleil, dans un creux pratiqué sans doute à cet effet par les bergers.

Je ne songeais certes pas à les observer. Le hasard me fit surprendre une petite scène d’intimité qui s’empara de mon attention. Félicie Morgeron était assise sur l’herbe, et ses grands yeux bleus semblaient planer sur l’horizon. Tonino, couché auprès d’elle dans l’attitude du sommeil, avait les yeux ouverts et la regardait avec une expression à la fois extatique et mutine. Il tenait une de ses tresses pendantes, et, au moment où je passais derrière eux sans songer à les observer, il colla cette tresse à sa bouche et l’y garda. Félicie ne s’en aperçut pas d’abord, et quand elle s’en aperçut elle la lui retira brusquement et lui porta un soufflet qu’il para avec ses mains. Elle insista et le frappa sur la tête en le traitant d’imbécile. Il me sembla pourtant qu’elle n’y mettait pas de sévérité bien réelle et qu’un sourire mal dissimulé tempérait sa feinte colère. Quant à lui, il riait, ne paraissait ni honteux, ni repentant, ni effrayé de s’être trahi, et il cherchait à saisir la main qui le corrigeait.

Je ne sais si Félicie vit que j’étais là, mais tout à coup elle parut fâchée et ordonna au jeune homme d’aller voir au chalet si son frère dormait toujours. Il obéit, et Mlle Morgeron m’appela auprès d’elle en m’engageant à me reposer. Elle me remercia vivement d’avoir rendu l’énergie et l’espérance à son frère, et me demanda si l’entreprise me paraissait réellement bonne.

— S’il en était autrement, lui dis-je, je ne la lui aurais pas suggérée.

— Vous auriez tort, reprit-elle, il faut le contenter et l’amuser à tout prix !

Je ne voulais pas recommencer la discussion de la veille. Je lui dis, avec fermeté cette fois, que je ne m’emploierais jamais sciemment à la dépouiller de sa fortune, et, sans le vouloir, je lui fis peut-être sentir que je la trouvais trop jeune pour renoncer à toute pensée d’avenir personnel.

Elle devina ma préoccupation, ou elle interpréta, d’après la sienne propre, les paroles que je disais. — Vous croyez que je peux songer à me marier ? dit-elle en me regardant fixement.

— Je ne crois rien ; mais vous avez trente ans, vous êtes jolie, vous pouvez et vous devez inspirer l’amour.

— On peut toujours inspirer l’amour, reprit-elle, mais l’estime ?

— Si vous n’avez à vous reprocher que le malheur dont vous m’avez parlé hier, vous l’avez expié rudement, ce me semble, et on serait lâche de vous le reprocher. Le dévouement que vous avez pour votre frère doit vous relever aux yeux d’un homme juste, et quant h moi, si vous êtes telle que vous vous êtes montrée hier, si votre vie est un renoncement absolu, un travail incessant pour acquitter la dette de la reconnaissance, je trouve que vous avez droit au respect.

Si!… Vous voyez bien que vous dites si ! C’est-à-dire que si j’avais une pensée pour moi, si je nourrissais la moindre espérance de bonheur pour mon compte, je ne mériterais plus le respect que vous m’accordez !

— Toute épreuve a son terme. Votre faute,… — je me sers de ce mot, ne pouvant apprécier un fait que l’on qualifie ainsi en générai, et qui, dans de certaines conditions, peut être simplement un malheur, — a eu des conséquences si graves pour votre frère que j’aurais une mauvaise opinion de vous, si vous ne l’eussiez réparée par un repentir sérieux et une conduite rigide. À présent vous offrez, s’il en est ainsi, des garanties complètes à l’opinion, et un homme d’honneur devrait certes s’en contenter.

— Je ne veux pas me marier, reprit-elle : je ne veux pas être aimée, je ne veux pas être heureuse, je ne le dois pas. Ce que j’ai est à mon frère : un mari ne l’entendrait pas ainsi et m’empêcherait de lui tout sacrifier ; mais je veux savoir si je suis digne d’estime, comme vous le dites. Je veux vous raconter mon histoire avec plus de détails. — Va-t’en, dit-elle à Tonino, qui revenait pour lui dire que Jean dormait toujours. ]e le réveille pas, et retourne à la maisoni

— Sans vous, patronne ?

— Sans moi, j’ai à parler avec monsieur. M’entends-tu ? Dépêche-toi !

Tonino fit quelques lazzis sur l’ennui de s’en aller seul. Il voulait obtenir un sourire, et il ne l’obtint pas. Cette fois il me sembla qu’on le regardait comme un enfant, et que ce que j’avais vu ou cru voir dans les yeux étranges de Félicie ne tirait pas à conséquence.

Quand nous fûmes seuls, elle me raconta ce qui suit :

« Ma naissance est aussi singulière que ma vie. Je suis noble par ma mère, mon grand-père était comte, Tonino est baron. Notre famille est tombée dans la misère au siècle dernier à la suite des pertes de jeu de notre aïeul, le comte del Monte. Son fils Antoine fut forcé de donner des leçons de musique sous le pseudonyme de Tonio Monti. Il épousa une fille noble et ruinée comme lui, eut beaucoup d’enfans, et, réduit sur ses vieux jours à la dernière détresse, il joua du violon sur les chemins, en compagnie de sa dernière fille Luisa Monti (ma mère), qui était belle et chantait bien.

« Ce pauvre grand-père qui n’avait aucun vice, mais qui manquait d’ordre et de prévoyance, était, quand même, un digne homme et un homme excellent. Je l’ai connu, je vois encore sa belle tête triste et douce, sa longue barbe blanche, son costume antique, ses belles mains soignées, son violon dont l’archet était orné d’une agate où ses armes étaient gravées.

« Dans une de ses tournées en Lombardie, il passa la frontière, et en se rendant à Genève il dut s’arrêter quelques jours à Sion. C’est là que vivait Justin Morgeron. Paysan enrichi devenu bourgeois, propriétaire de plusieurs fermes, il vivait à la ville avec Jean son fils unique. Il avait perdu sa femme peu de temps après son mariage et il avait quarante ans. Toute sa famille était des plus honorables, et lui-même, protestant rigide, menait la vie d’un homme sérieux.

« Mais, à force d’être sérieux, on sent un jour le besoin des passions. Il donna l’hospitalité à Tonio Monti et à sa fille. Le vieux artiste ambulant était blessé au pied. Le bourgeois charitable le soigna et le garda un mois, et au bout d’un mois il était tellement épris de la belle Luisa qu’il la demanda à son père et l’épousa. « Ce fut un scandale terrible dans la famille Morgeron, dans la ville et dans tout le pays. Mon grand-père avait eu beau prouver la noblesse de sa race et de son caractère, il était artiste ! On l’avait vu se traîner boiteux avec sa fille et son violon à la porte des riches ; on n’admettait pas que cette jolie fille pût être pure. On la traitait de bohémienne, on ne la saluait pas, on détournait les yeux quand elle passait. Les protestans la méprisaient d’autant plus qu’elle était catholique. Les catholiques la reniaient pour avoir épousé un protestant.

« Mon père se trouva abandonné de tout le monde ; son orgueil en souffrit tant qu’il en devint presque fou, et rendit très malheureuse la pauvre femme pour laquelle il s’était exposé à cette réprobation qu’il n’avait pas voulu prévoir ; une sombre jalousie le dévorait, et il traitait le vieux Monti avec une dureté extrême. Quant à moi, l’unique fruit de ce mariage, il ne m’aima jamais. Je fus élevé dans les orages et dans les larmes. Et pourtant j’étais soumise et laborieuse. J’apprenais tout ce qu’on voulait. Mon grand-père Monti, qui était instruit, me donna une éducation au-dessus de ma condition, croyant me rendre agréable à mon père. Celui-ci, loin d’être flatté de mes progrès, prétendit que je voulais supplanter Jean dans son estime, parce que Jean n’avait pas de facilité pour apprendre, et, malgré tous les soins qu’on s’était donnés pour l’instruire, était resté ignorant.

« J’étais bien loin de vouloir entrer en rivalité avec cet excellent frère qui nous protégeait, mon grand-père, ma mère et moi, contre la tyrannie et les injustices de son père ; mais il nous quitta. Il avait le goût des voyages, et ces orages domestiques l’ennuyaient. Il prit du service, et ma mère, voyant que j’étais insupportable à mon père, obtint que j’irais passer les étés dans une de nos fermes avec le vieux Monti. Je me trouvais heureuse avec lui, mais il tomba malade et mourut. Alors je me sentis seule au monde. Mon père, au lieu de se calmer, devenait chaque jour plus sombre et plus exalté. Une dévotion farouche l’absorbait. Il voulait me faire abjurer la religion de ma mère, et c’était la seule chose qu’il ne pût obtenir d’elle. Elle me prescrivit de rester à la campagne pour échapper à la persécution religieuse. Ce fut mon malheur : j’avais quinze ans, je me sentais abandonnée d’une part, haïe de l’autre, mal protégée et assez mal vue par les fermiers auxquels on m’avait confiée. Je sentais le besoin d’être aimée, d’entendre quelqu’un me plaindre et me consoler. Un voyageur qui rôdait autour de la ferme me persuada qu’il m’adorait, que je serais sa femme, qu’il m’arracherait à cette triste existence. C’était un homme séduisant, mais c’était un lâche. Il m’abandonna.

« Je vous ai dit le reste, mais je ne vous ai pas parlé de Tonino, et il faut que je vous en parle. Quand je me réfugiai à Lugano, où mon grand-père m’avait dit avoir un fils établi et marié, je trouvai des gens dans la misère. Mon oncle, celui qui succédait au titre de comte, était tisserand. Chargé d’une nombreuse famille, il gagnait à peine de quoi ne pas mourir de faim. U m’accueillit pourtant avec bonté, et sa femme, qui était blanchisseuse, m’employa comme ouvrière. Quel métier pour une jeune femme épuisée de fatigue et de privations, qui nourrit un petit enfant ! On me fit passer pour veuve, et Tonino, l’aîné des fils de mon oncle, — il avait alors neuf ans, — s’attacha à moi avec une affection ardente. Il se fit la bonne de ma petite fille. Tout le jour il la portait sur ses bras, la berçait ou la faisait rire pendant que je travaillais. À genoux dans la paille mouillée, les bras dans l’eau, je voyais tout le jour à côté de moi ces deux pauvres enfans qui jouaient au soleil, et je ne demandais à Dieu que de conserver l’un et de pouvoir récompenser l’autre. Quand le plus grand de mes malheurs, celui de perdre ma fille, vint m’écraser, Tonino fut ma garde-malade. Il pleurait en silence à côté de mon lit, et me faisait boire en soutenant ma pauvre tête égarée dans ses petites mains. Aussi quand mon frère vint me chercher, je lui demandai en grâce de me laisser emmener Tonino, et il y consentit. Je l’ai élevé comme mon fils et je l’aime comme mon fils. Trouvez-vous que j’aie tort ? »

Mlle Morgeron s’arrêta pour attendre ma réponse.

— Je trouve que vous avez raison, lui dis-je:pourquoi me faites-vous cette question ?

— Parce que vous avez peut-être été choqué de la sévérité avec laquelle je traite ce pauvre garçon. Il le faut, voyez-vous; il est trop expansif, il a le défaut de sa qualité, il est caressant comme un chien. Il est resté si enfant qu’il faut à chaque instant lui rappeler qu’il devient un homme. U est trop Italien, c’est-à-dire trop démonstratif pour ce pays-ci. Je dois l’habituer à prendre le ton et l’allure du milieu où il doit vivre. Il faut que j’en fasse un homme rangé, un cultivateur aisé, afin qu’il puis-e soutenir sa famille, sur laquelle je veille en attendant. Le moment approche, mon frère l’a associé dans une certaine proportion aux profits de notre exploitation. J’ai fait pour lui une tirelire depuis dix ans, et bientôt il aura de quoi appeler ses parens auprès de lui et se marier convenablement.

— À présent, parlons de moi seule. Depuis treize ans que je vis ici, j’ai vécu seule ; je n’ai pas regardé si un homme était jeune ou vieux, grand ou petit, brun ou blond. Je n’ai ni aimé, ni souhaité d’aimer, ni regretté de ne pas aimer. Je n’ai pensé qu’à mon devoir, c’est-à-dire au bonheur de mon frère et à l’avenir de Tonino. Je rudoie l’un, je contrarie l’autre. Le malheur m’a rendue amère et peut-être dure aux autres, comme je le suis devenue à moi-même. Je ne sais pas être aimable, ce n’est pas ma faute ; mais je veux fortement me dévouer, et je me dévoue. Dites à présent si l’on peut m’estimer.

— Oui, et vous respecter, répondis-je. Vous voyez que je ne me trompais pas.

— Vous en avez douté pourtant ?

— Non ; mais si cela était, peu importe. Je n’en doute plus.

— Et croyez-vous toujours que l’on pourrait m’aimer ? On n’aime pas les gens qui ne s’aiment pas eux-mêmes et qui par conséquent ne savent pas chercher à plaire.

— Ceci est une autre question, lui dis-je. Je ne puis vous répondre, j’ai cinquante ans ; mais Tonino en a vingt et un, et, quoi que vous en pensiez, il aura peut-être bientôt pour vous un sentiment plus vif et plus redoutable pour lui-même que l’amour filial.

— Ne me dites pas cela, monsieur Sylvestre ! Ce n’est pas bien ce que vous pensez ! Tonino n’a que quinze ans pour la raison, et quant au moral, je suis d’âge à être sa mère.

— Mais vous n’êtes que sa cousine, et vous n’avez que huit ou neuf ans de plus que lui. S’il vous aimait, je ne vois point pourquoi vous ne l’épouseriez pas ; aucune loi ne s’y oppose.

— Il me serait impossible de l’aimer d’amour, moi, et je me trouverais ridicule de choisir pour mon maître cet enfant que je gouverne et reprends à chaque instant. Cela ne peut entrer dans ma tête ; chassez cette pensée, monsieur Sylvestre, elle me blesse et m’afflige. Dieu merci, Tonino ne sait pas encore ce que c’est que l’amour.

— Alors n’en parlons jamais, et pardonnez-moi une franchise peut-être indiscrète ; mais je suis vieux, et je croyais pouvoir vous parler de ces choses délicates comme un père parle à sa fille. Pour le repos et la joie de ce brave Tonino, je suis aise de m’être trompé. C’est à vous de veiller sur votre enfant et de donner un aliment à ses passions quand vous les verrez apparaître.

Jean Morgoron vint nous rejoindre, et il ne fut plus question que du torrent et de la prairie.

Pendant quinze jours, nous ne fûmes pas occupés d’autre chose. Je ne cessais d’explorer le lit du torrent, voulant tout prévoir, et plusieurs fois je retournai à la prairie de la Quille pour la sonder dans tous les sens et m’assurer de la profondeur du sol. L’eau devait, à coup sûr, entraîner des débris de roche quand elle aurait fini de peler la montagne ; il fallait donc penser à l’avenir et aviser à ce que les pierres ne vinssent pas recouvrir nos terres à un moment donné. Après beaucoup de réflexions et d’observations, je trouvai un moyen simple et peu coûteux ; mais ce n’est pas l’histoire du torrent que vous m’avez demandé, et je vous fais grâce des détails. Il m’a fallu vous dire tout ce qui précède pour vous faire savoir comment je me trouvai lié à l’existence des Morgeron, et comment aussi je fus mis promptement à même de connaître les secrets ressorts de leur destinée et le caractère de la personne la moins expansive du monde, Félicie Morgeron.

Quant à celle-ci, je la connus mieux encore lorsque j’annonçai que, mes calculs étant établis et ma certitude acquise, il fallait s’occuper d’acheter le terrain de la Quille. Jean attendait cette décision avec une impatience fiévreuse. Il voulait courir chez Zemmi à l’instant même : Félicie l’en empêcha. — Vous vous ferez voler, lui dit-elle. Laissez-moi régler l’affaire. — Et elle partit avec Tonino pour le village où demeurait Zemmi.

Ils revinrent le soir même. Tout était terminé ; nous avions la prairie pour un prix minime. Jean était trop passionné pour s’arrêter aux petits scrupules. Il louait et remerciait sa sœur avec transport. Je n’avais pas la conscience aussi tranquille. Zemmi était un paysan très pauvre, j’aurais souhaité qu’on l’associât d’une façon quelconque à nos futurs bénéfices ; mais la chose ne me regardait pas, et je n’osais rien dire. — Vous rêvassez, me dit Tonino le lendemain avec sa familiarité enfantine et caressante. À quoi pouvez-vous bien penser ?

— Au pauvre Zemmi, lui dis-je. Je regrette de n’avoir pas de quoi le faire profiter…

— Chut ! reprit Tonino ; parlons bas, car la cousine est toujours sur les talons, et elle a l’oreille fine. Elle serait en colore si je vous disais ce qu’elle a fait.

— Alors ne me le dites pas.

— Je veux le dire malgré sa défense. Je veux que vous sachiez comme elle est généreuse et juste. Il faut, voyez-vous, que vous l’aimiez comme je l’aime ! Sachez donc qu’elle a payé la prairie très cher et sans marchander. Zemmi en était tout surpris et content comme un fou ; mais la patronne ne veut pas que son frère le sache, c’est elle qui paie la différence. Voilà comme elle est ! Elle gronde toujours le patron sur sa légèreté. Elle lui dit qu’il se fait toujours tromper, et elle, quand elle s’en mêle, elle est si grande qu’elle paie deux fois plus que lui. Seulement elle dit : On ne me trompe pas, j’ai voulu cela… — Gardez-moi le secret, monsieur Sylvestre ; elle me battrait, si elle savait que je l’ai trahie.

Je demandai à Toniao s’il craignait réellement sa cousine. — Pas du tout pour moi, répondit-il naïvement. Quand elle frappe, elle a la main douce ; mais quand elle a frappé, elle se boude et elle pleure en cachette. C’est pourquoi la peur de lui faire de la peine et de la voir malade me rend sage comme une demoiselle et coulant comme une anguille.

Nous étions à la mi-juillet, nous pouvions entamer les travaux, et nous commençâmes à embaucher des ouvriers. Jean partit pour aller en recruter d’autres et j)our faire amener les arbres abattus au Simplon. Il fallait se hâter pour n’être pas surpris par l’hiver au milieu du travail d’endiguement. Je n’avais plus le loisir de la réflexion ; j’étais fixé pour un temps illimité à la Diablerette, c’était le nom significatif de la propriété de mes hôtes, cette oasis jetée au milieu des horreurs de la montagne.

Pendant l’absence de Jean, je surveillai l’ouvrage et j’y travaillai moi-même tout en dirigeant mes ouvriers. Le travail du corps est bon et rend juste et patient avec ceux que l’on commande. On se rend compte par soi-même de ce qu’on peut demander à leur énergie sans en abuser. L’endroit où nous opérions était si enfoncé dans la gorge étroite et surplombante, qu’il y faisait nuit de bonne heure. Je dînais à sept heures avec Félicie et Tonino, et, pour occuper le reste de la soirée, je m’amusais à donner des notions de mathématiques et de géologie pratique au jeune baron. C’était une étrange organisation, merveilleusement intelligente pour tout ce qui parlait aux sens, fermée aux choses idéales. La volonté y était pourtant. L’attention et la docilité étaient parfaites, et si je ne lui apprenais rien d’exact, du moins j’ouvrais tant soit peu son esprit au raisonnement. Je n’ai jamais rencontré de naturel plus sympathique et plus affectueux. Je le pris en amitié réelle, et je me laissai aller à le gâter. Félicie me le reprochait, mais par le fait, tout en le rudoyant, elle le gâtait encore plus, et malgré sa prétention de n’aimer que son frère je vis bien alors qu’elle aimait Tonino pour le moins autant.

Cette affection me parut légitime et sainte. En voyant combien Tonino était enfant et porté aux effusions candides, j’oubliai complètement, je me reprochai presque les soupçons que j’avais conçus sur son intimité avec Félicie. Il était presque aussi prévenaet et aussi caressant avec moi qu’avec elle, et quand je m’étais donné de la peine à sa leçon, il me baisait les mains malgré moi. Je perdais mon temps à lui dire que cela ne convenait pas ; il répondait que cela se faisait en Italie, et, en me conduisant à ma chambre, il baisait mon chapeau ou mon livre avant de me les présenter.

Félicie, toujours pleine de soins et d’attentions, se montrait d’ordinaire sérieuse et froide avec moi comme avec lui. J’avais beau savoir le secret de sa vie, la cause de ce pli au front, de ce regard sec, de cet amer sourire ; elle m’étonnait toujours comme un problème dont je ne saisissais pas la solution. Tout n’était-il pas anormal dans sa destinée ? Cette fille de race artiste et de sang noble mêlé au sang rustique, née et élevée dans un milieu contraire à ses instincts, brisée encore enfant par la honte, la misère et la douleur, puis retransplantée dans la vie des champs et redevenue une paysanne active et parcimonieuse avec des sentimens de générosité chevaleresque et une organisation délicate, tout cela ne se tenait pas et formait un ensemble indéchiffrable pour moi, pour elle-même probablement. Ceux qui l’entouraient, pauvres serviteurs, ne s’inquiétaient pas beaucoup de l’énigme. L’habitude la leur faisait accepter comme une force dont ils ne cherchaient pas la cause et le but. Les gens simples ne remontent guère à la source des faits. Jean, malgré son esprit actif et ingénieux, était un vrai paysan ; Tonino eût pu mieux analyser, mais il se contentait d’aimer.

Quant à moi qui n’éprouvais aucun entraînement particulier vers cette nature déclassée et inclassable, je l’examinais lorsque je n’avais rien de mieux à faire, et je sentais en elle un imprévu tour à tour rassurant ou menaçant. Quand elle avait un éclair de gaîté, une heure d’abandon, on pouvait être sûr qu’elle serait d’autant plus sombre ou réservée l’instant d’après, et quand elle s’était montrée irritée ou exigeante, on pouvait compter qu’elle vous comblerait de soins tout aussitôt, pour réparer son injustice sans paraître la reconnaître ou s’en repentir. Il y avait en elle des cordes brisées ou détendues : l’instrument, exquis par lui-même, ne pouvait être d’accord. Le son déchirant m’en était pénible. Parfois cependant une belle note pure produisait une impression délicieuse. J’éprouvais le besoin de la plaindre ; mais elle ne permettait pas l’amitié et ne semblait pas la connaître. Son attachement pour les siens avait le caractère d’un devoir accompli avec passion, jamais avec tendresse.

Elle était bonne pourtant, bien bonne, équitable et maternelle comme la force, prévoyante de tous les besoins des autres, les devinant et se tourmentant jusqu’à ce qu’elle eût changé leur peine en bien-être, se fâchant quand on lui cachait une souffrance, se fâchant encore quand on la remerciait de vous l’avoir épargnée.

Elle avait beaucoup de compréhension et d’esprit, des notions très variées et très vagues, aucune instruction solide, aucune philosophie, aucune croyance. Elle aimait le bien, le juste et le beau, sans les bien apprécier et sans les connaître, sinon par oui-dire ou par surprise révélatrice de l’instinct. Elle paraissait être, comme Tonino, privée de la faculté de raisonner. Les remontrances qu’elle lui adressait étaient plaisantes en ce qu’elle ne savait lui dire le pourquoi de rien, et si par hasard il le lui demandait, elle lui répondait : Il n’y a que les sots et les paresseux qui ont le pourquoi à la bouche. Comme Tonino l’avait fort peu dans l’esprit, il se contentait de cette réponse.

Il y avait pourtant deux choses qu’elle savait bien, c’était l’italien et la musique. Elle parlait facilement et incorrectement le français et l’allemand, mais la langue de son grand-père était restée pure et pleine d’élégance dans sa mémoire ; c’est dans cette langue qiïe j’aimais à l’entendre. Quant à la musique, elle l’enseignait admirablement à Tonino et à moi, car malgré mes cinquante ans j’aimais encore à apprendre, et toute ma vie j’avais regretté de n’être qu’un amateur et de ne pas avoir eu le temps ou l’occasion de connaître, 1a mathématique sérieuse de cet art divin.

Tonino jouait agréablement du violon, et il n’avait pas eu d’autre professeur que sa cousine. J’étais curieux de savoir si elle le lui avait enseigné par pure théorie ou si elle connaissait l’instrument ; mais je savais bien que, si je le lui demandais, elle me répondrait brusquement qu’elle ne savait rien du tout. Un jour que Tonino essayait un motif de Weber et le dénaturait avec la facilité italienne, elle s’impatienta, prit le violon, et, avec une grâce indicible, elle joua comme un maître. Je ne pus me défendre de l’applaudir, elle jeta l’instrument avec humeur en haussant les épaules ; mais Tonino avait été chercher un autre violon qu’il lui présenta d’un air suppliant.

— Pourquoi te permets-tu de toucher à cela ? lui dit-elle.

C’était une relique en effet, c’était le violon de Crémone du grand-père avec l’archet armorié. Elle ne put résister au désir de le mettre d’accord et de jouer : pendant une heure, elle nous ravit. Elle ne savait faire sans doute aucune difficulté, mais elle avait le chant large et pur des vrais musiciens. L’ampleur de son geste et la simplicité majestueuse de son attitude répondaient à cette saine intuition musicale. Elle paraissait grande quand elle tenait ce violon ; son profil sérieux s’illuminait d’une flamme intérieure et d’une auréole mystérieuse. Au plus beau moment de son inspiration et comme elle, semblait, eni communication avec l’âme des maîtres, elle s’interrompit, et remettant le violon à Tonino : — Reporte cela, lui dit-elle ; il faut que j’aille à la laiterie, je n’ai pas le temps de m’amuser. — Et elle courut à ses vaches, reprenant tout à coup l’air affairé et la démarche empressée de la ménagère prosaïque.

Ces contrastes entretenaient mes perplexités. Je me demandais si cette existence encore si remplie d’ardeur et de vitalité était réellement finie, si elle m’avait dit vrai en m’assurant n’avoir aimé personne depuis la catastrophe de sa jeunesse, et si dans tous les cas, l’occasion d’aimer noblement et légitimement venant à naître, elle n’aurait plus assez de foi et d’enthousiasme pour la saisir.

Vous me demanderez pourquoi je me faisais ces questions : en toute sincérité, je puis vous affirmer que j’y prenais un intérêt purement philosophique. Je ne pouvais d’ailleurs m’en préoccuper bien assidûment ; j’avais trop de travail sur les bras, trop de calculs matériels dans l’esprit pour philosopher ou pour rêver longtemps. J’eus plus de loisir quand la mauvaise saison interrompit nos travaux. Je dus me borner à faire de continuelles observations sur la force des crues, sur les caprices du courant et sur les dévastations que la Brame, c’était le nom de notre torrent, produisait encore en pure perte pour nous dans le terrain de la Quille. Je n’en étais pas aussi dépité que Jean ; je songeais à la possibilité de faire sauter d’autres rochers, afin de mettre à découvert l’abîme de boue fertilisable que le torrent nous tenait en réserve dans ses gouffres.

Comme en somme tout allait bien, et que vers le mois de janvier notre digue, légèrement entamée, promettait de tenir bon, notre vie était tranquille et même gaie. Jean, qui ne pouvait tenir en place, allait et venait pour ses affaires, de Sion à Martigny et de Brieg à la Diablerette. Nous le voyions souvent quand même, et il passait des semaines avec nous. Félicie m’en remerciait, car les hivers précédens on l’avait vu à peine. Nos soirées étaient longues et enjouées ; jamais Jean n’avait été de si bonne humeur. Il était naturellement et franchement gai, lui, quand il n’avait pas trop de soucis dans la cervelle. Cette fois il voyait tout en beau, et son plaisir était de taquiner Tonino et de faire assaut de lazzis avec lui, pourvu que ces plaisanteries eussent toujours trait à l’objet de ses espérances. — Tu sais, lui disait-il, que quand notre île sera en plein rapport, je t’achèterai ton titre de baron. Je veux être le baron d’Isola-Nuova. Quel besoin as-tu d’être baron, toi qui n’aimes que ton violon et tes bêtes ? Tu n’es pas fort, tu ne seras jamais qu’un berger d’Arcadie.

— Mais je suis fort, s’écriait Tonino ; je sais travailler la terre, attendez que j’aie comme vous de la barbe jusqu’aux yeux, et vous verrez si je ne pousse pas bien la charrue !

— J’espère que la charrue passera sur mon tas de galets et que le blé y poussera avant que la barbe n’ait poussé sur tes joues ; mais ce qui ne te poussera jamais dans la tête, c’est l’esprit qu’il faut pour cultiver.

Alors on discutait, car, malgré la résolution avec laquelle Félicie et Tonino secondaient les préférences du patron, ils appartenaient à une autre école, et il avait raison de leur dire qu’ils étaient de la race des pasteurs. S’ils eussent été livrés à eux-mêmes, ils eussent abandonné au diable, c’est-à-dire au désastre des inondations, la partie basse des Diablerets, et ils n’eussent songé qu’à étendre leur domaine sur les hauteurs pour élever des troupeaux. Il y avait là en effet de quoi gagner sans rien risquer. Jean aimait le risque. Félicie lui donnait tort ; cette étrange fille l’aidait et le poussait à satisfaire sa passion pour les aventures, elle me trouvait trop prudent, et pourtant rien au monde ne pouvait l’empêcher de batailler en paroles et de dire à ce frère adoré et gâté qu’il était fou.

Mais les discussions ne dégénéraient plus en querelles. J’étais là pour mettre les parties d’accord en les obligeant à se faire des concessions, en donnant raison à l’un et à l’autre dans la limite où chacun avait raison. Tonino disait comme moi. Félicie rejetait sur lui, je ne dirai pas sa mauvaise humeur, elle n’en avait jamais, mais son besoin d’épiloguer, de railler et de contredire.

Avec moi seul, elle était comme neutre ou enchaînée, et sa déférence se traduisait par des questions dont elle écoutait attentivement la réponse. J’essayais alors de lui donner la notion de la vie collective que sa forte individualité avait peine à admettre. J’excusais, j’embellissais, je poétisais l’ardente manie de son frère, en parlant de la solidarité qui règne entre les hommes et du progrès général que chacun doit servir en vue de tous. Cette gloriole que Jean appelait la gloire, je m’efforçais d’en faire de la gloire vraie et bien entendue, et Jean, qui avait beaucoup de noblesse dans sa vanité, s’enivrait de l’idéalisation que je lui présentais.

Tonino écoutait tout cela avec ses beaux grands yeux étonnés, et il regardait Félicie pour savoir ce qu’il devait penser de mes théories. Félicie ne pouvait le lui apprendre, elle était plus étonnée que lui, et à la fin de mes vains discours elle disait : — Tout cela est au-dessus de moi. Les hommes ne m’ont fait que du mal, je ne peux pas les bénir et les aimer, et je ne sens aucun besoin de les servir. Qu’ils deviennent ce qu’ils voudront, je leur donnerais ma vie qu’ils ne m’en sauraient aucun gré. Je crois que personne ne sert le progrès de bonne foi. C’est un grand mot que l’on a inventé pour couvrir l’ambition personnelle et faire passer un vice pour une vertu. Pourtant… ne vous fâchez pas contre moi, monsieur Sylvestre ! je suis sûre que vous êtes sincère, vous ! vous croyez à ce que vous dites, vous avez le cœur grand, vous avez besoin d’aimer, et peut-être n’avez-vous rencontré personne qui fût digne de votre amitié : alors vous vous êtes mis à aimer tout le monde. Je voudrais être comme vous, cela me ferait oublier que tout le monde est injuste et mauvais ; mais je ne peux pas perdre la mémoire, c’est pourquoi je ne m’attache qu’à ceux à qui je me dois, et je les aime en égoïste, en oubliant pour eux tout le reste et moi-même : c’est ma manière d’aimer. Je sais qu’elle ne vaut rien, mais vous ferez un grand miracle, si vous me changez.

En février, les eaux furent terribles, elles entassèrent une montagne de pierres en amont de la presqu’île ; mais notre barrage ne céda pas, et les galets s’écoulèrent de côté sans couvrir notre terrain. Dans sa joie, Jean me dit : — Savez-vous, monsieur Sylvestre, qu’il est temps de régler nos affaires. Vous allez me dire quelle part vous voulez dans mes bénéfices, et comme il n’est pas juste que vous les attendiez, je suis prêt à vous faire l’avance que vous voudrez.

— Vous ferez, lui dis-je, quatre parts de vos bénéfices, les deux plus fortes pour votre sœur et vous, les deux plus faibles pour Tonino et moi. Réglez cela en temps et lieu comme vous l’entendrez, et ne m’avancez rien. Payez-moi seulement mon travail à la semaine comme vous avez fait jusqu’ici.

— Mais il m’en coûte, reprit-il, de payer un homme tel que vous à la semaine, comme un manœuvre, et de penser que vous n’avez pas devant vous de quoi vous passer la moindre fantaisie.

— Le fait est que c’est honteux pour vous, Jean, dit Félicie, qui nous écoutait. J’en rougis, moi, et si j’osais…

— Je n’ai pas de fantaisies, repris-je, et vous prévenez tous mes besoins. Je vis chez vous comme un prince, — bonne chère, bon logis, bon feu, une propreté délicieuse. J’ai de quoi m’habiller pour l’hiver, mon linge est entretenu ; je crois que, si nous comptions, je vous redevrais. Laissons cette question d’argent, elle me désoblige. Il n’en fut plus question, et nous reprîmes nos travaux avec ardeur au printemps.

Ayant taillé de la besogne à Jean et à sa brigade d’ouvriers, je montai à la Quille, et je m’y installai dans le chalet abandonné de Zemmi, qui avait assez bien résisté aux outrages de l’hiver. Tonino d’ailleurs m’aida à le consolider, Félicie voulut y porter elle-même tout ce qui pouvait en rendre l’habitation supportable, et je m’y logeai pour une quinzaine, afin de surveiller la fonte des neiges, la formation de la Brame, encore enchaînée à cette époque sous la glace, et de prévoir les moyens de changer au besoin sa direction dans notre prairie.

On sait que les chalets de montagne, les vrais chalets, car nous donnons improprement ce nom aux riches maisons de bois des vallées, sont de véritables cabanes de bergers, ingénieusement construites sur un plan très exigu, afin de donner moins de prise au passage des ouragans. Il y a là tout juste la place pour dormir chaudement sans étouffer. Mais le chalet Zemmi, qui garda le nom de l’ancien propriétaire, se composait de deux corps de logis, dont un plus spacieux était destiné à abriter les jeunes chevreaux. Je fis de celui-ci mon cabinet de travail, je plaçai une vitre dans la lucarne, je m’étais muni de deux chaises et d’une table rustique ; je disposai un coin en cabinet de toilette. Tous les deux jours, on m’apportait mes provisions de bouche. J’étais là comme un sybarite.

Il y avait longtemps que j’aspirais à une vacance d’entière solitude ; ç’a toujours été ma fantaisie, peut-être une nécessité de mon caractère. Quand je vis avec mes semblables, ma pensée s’occupe d’eux si exclusivement, soit pour les aider à vivre bien, soit pour comprendre pourquoi ils vivent mal, que j’oublie absolument de vivre pour mon compte. Quand je m’aperçois que j’ai fait pour eux mon possible et que je ne leur suis plus nécessaire, ou, ce qui arrive plus souvent, que je ne leur suis bon à rien, j’éprouve le besoin de vivre avec ce moi intérieur qui s’identifie à la nature et au rêve de la vie dans l’éternel et dans l’infini. La nature, je le sais, parle dans l’homme plus que dans les arbres et les rochers ; mais elle y parle follement, elle y est plus souvent délirante que sage, elle y est pleine d’illusions ou de mensonges. Les animaux sauvages eux-mêmes sont tourmentés d’un besoin d’existence qui nous empêche de savoir ce qu’ils pensent et si leurs obscures manifestations ne sont pas trompeuses. Dès qu’ils subissent des besoins et des passions, ils doivent les satisfaire à tout prix, et toute logique de leur instinct de conservation doit céder à cette sauvage logique de la faim et de l’amour. Où donc trouver, où donc surprendre la voix du vrai absolu dans la nature ? Hélas ! dans le silence des choses inertes, dans le mutisme de ce qui ne ment pas ! la face impassible du rocher qui boit le soleil, le front sans ombre du glacier qui regarde la lune, la morne altitude des lieux inaccessibles, exercent sur nous un rassérènement inexplicable. Là, nous nous sentons comme suspendus entre ciel et terre, dans une région d’idées où il ne peut y avoir que Dieu ou rien, et s’il n’y a rien, nous sentons que nous ne sommes rien nous-mêmes et que nous n’existons pas, car rien ne peut se passer de sa raison d’être.

Le mystère est impénétrable quand on veut le soumettre aux cal-culs de l’expérience. Il échappe même à ceux de la plus savante logique ; mais Dieu se prouve précisément par l’absence de preuves à notre usage. Il ne serait rien de plus que nous, s’il tombait sous le critérium de nos démonstrations. La notion que nous avons de lui réside dans une sphère où nous n’entrons qu’à la condition de nous sentir supérieurs à nous-mêmes, où la foi est une vaillance du cœur, une surexcitation de l’esprit, une hypothèse du génie ; c’est l’idéal du sentiment, et là tout raisonnement se résume en deux mots : Dieu est, parce que je le conçois.

J’étais perdu dans ces contemplations d’une simplicité et d’une douceur extrêmes, quand des émotions bien inattendues et bien étranges me ramenèrent sur la terre.

Un matin, j’étais le plus heureux des hommes, j’avais oublié mes peines, j’étais bien libre et bien seul. La vaste prairie de la Quille commençait à se dorer des rayons du soleil. Le site eût pu sembler mortellement triste à des yeux distraits ; il me paraissait admirable. Pas un arbre, pas un buisson n’interrompait la solennelle uniformité de sa teinte verte, et ne dissimulait la grâce de ses courbes hardies et souples. Les pics voisins, plus élevés, fermaient étroitement l’horizon de leurs fières dentelures ou de leurs neiges splendides. Les alouettes chantaient au-dessous de moi, je ne sais où, dans une région qui était un zénith pour les habitans de la plaine, un nadir pour moi. Le glacier qui s’interposait encore entre le soleil et le bas de la prairie se teignait en rose à sa cime, en vert d’émeraude à sa base. Le temps était pur, pas une brise ne frissonnait sur l’herbe. Tout ce calme avait passé dans mon âme, je ne pensais plus, je vivais d’une vie pour ainsi dire latente, comme les masses de glace et de rochers qui me protégeaient

L’apparition de Félicie Morgeron à cette heure matinale et au milieu de cette solennité de l’aurore me surprit comme un événement impossible à prévoir. Et quoi de plus simple pourtant ? Elle s’étonna de mon étonnement.

— Je n’ai pas dormi cette nuit, me dit-elle, j’ai eu mal à la tête, j’ai voulu faire une promenade, et afin d’être rentrée pour le déjeuner du frère, je suis sortie comme la lune éclairait encore. Je vous ai apporté ce panier, car Tonino oublie toujours mille choses nécessaires. Je suis venue vite, il faisait froid au départ. À présent j’ai chaud, je me repose un instant et je m’en retourne. Ne vous dérangez pas pour moi.

J’essayai, tout en la remerciant de ses gâteries, de lui dire qu’elle ne me dérangeait pas, puisqu’elle m’avait surpris ne faisant rien.

— Si fait, dit-elle, vous pensiez ! C’est un bonheur pour vous de penser, je le sais. Vous n’avez besoin de personne pour être heureux, vous. Le bonheur des autres fait bien votre occupation, mais ji’pn pas votre tourment, et le contentement de votre conscience vous suffit.

— N’êtes-vous pas comme moi ?

— Non, non, vous vous trompez. Vous ne me connaissez pas. Je voudrais que quelqu’un, ne fût-ce qu’une seule personne au monde, me rendît justice et comprît ce que je souffre

— Vous souffrez donc quelquefois ? Je le pensais, je croyais le deviner ; mais vous ne vouliez pas qu’on eût l’air de l’apercevoir, et c’est la première fois que vous en convenez.

— Il faut bien que j’en convienne, puisque j’étouffe. Le courage a un terme, vous l’avez dit. Je suis au bout du mien ! — Et comme je gardais le silence, elle ajouta avec une sorte de gaîté amère :

— Mais cela vous est bien égal, n’est-ce pas ?

— Non, certes, répondis-je, et je voudrais vous faire quelque bien ; mais je vous sais si ombrageuse, si prompte à reprendre votre confiance, si portée à contredire les autres et vous-même, que je n’oserai jamais vous faire de questions.

— Ainsi je suis un être impossible ? Dites-le, voyons, je suis venue vous trouver pour vous le faire dire ! — En parlant ainsi, elle cacha sa figure dans ses mains et fondit en larmes. C’était la première fois que je la voyais pleurer, et j’aurais cru qu’elle ne pleurait jamais. Cette faiblesse féminine qui se révélait enfin m’attendrit moi-même. Je pris ses mains dans les miennes. Je lui parlai avec amitié ; je lui offris toute la commisération de mon cœur, toute l’assistance de mon dévouement. — Non, non, répondait-elle en pleurant toujours : vous ne m’aimez pas, vous ne m’aimerez jamais. Personne ne m’aime, personne ne peut m’aimer !

J’essayai de lui dire qu’elle était ingrate envers son frère, qui lui rendait pleine justice, et surtout envers Tonino, qui avait pour elle une sorte d’adoration. — Ah ! laissons Tonino tranquille, s’écria-t-elle en m’interrompant avec aigreur : il est bien question de cet enfant-là !

Je vis qu’elle retombait dans son besoin de lutter contre l’amitié même dont ses larmes imploraient le secours. J’essayai pour la première fois de dominer cette nature rebelle, et je la grondai paternellement. — Vous avez l’âme malade, lui dis-je, et vos malheurs passés ne sont point une excuse. J’ai été plus malheureux que personne, je vous en réponds, car j’ai vingt ans de plus que vous, et je n’ai pas eu, comme vous, la compensation de pouvoir me dévouer utilement. Mon travail a été stérile, et avec cela je ne suis pas un homme fort comme vous êtes une femme forte. Je suis doux et sensible. Je ne sais pas combattre le chagrin par mes propres ressources. Je ne lutte pas ; quand il vient, il m’écrase, et tandis que vous restez debout dans votre fierté vaillante, je suis brisé et me roule par terre comme un enfant. Pourtant je ne ni’arroge p^^ le droit de me dire désespéré, puisque je tié ëui’s pas méchant/ ç^^ quand j’ai plié sous la douleur, je me relève et je rn’arche. Ce n’est donc pas de la vertu que j’ai, et ce n’est pas là ce qui vous manque ; vous n’êtes que trop stoïque et dure à vous-même. Ce que j’ai, c’est ce que vous ne voulez pas avoir : c’est la foi. Je ne vous parle pas de croyance religieuse, je ne me permets pas d’interroger la vôtre ; mais vous ne croyez pas à l’humanité, vous voulez la résumer dans deux ou trois personnes que vous aimez et auxquelles l’habitude de tout nier vous empêche de croire. Cette espèce de rupture que vous avez faite dans votre cœur avec toute pensée d’union morale avec la société vous a rendue misanthrope, et la misanthropie, c’est de l’orgueil. Vous vous faites un point d’honneur de résister à l’horreur de l’isolement, tandis que vous devriez vous en faire un de vous en arracher et de pardonner à l’intolérance et au préjugé les blessures que vous en avez reçues. Enfin vous vivez dans le fiel d’un éternel ressentiment contre le monde, sans vous douter que vous entretenez son éloignement par le vôtre et sa tyrannie par votre révolte. Cette situation oii vous vous obstinez aigrit vos pensées et trouble votre jugement. Elle vous rend exigeante envers ceux-là mêmes que vous chérissez, et si vous n’y prenez garde, votre affection prendra l’allure du despotisme. Il y a dans votre manière de céder à leurs fantaisies quelque chose de découragé et de méprisant, et cent fois par jour vous levez la main pour briser vos idoles, quand il serait si facile de les gouverner comme je les gouverne, par la persuasion.

Je ne sais ce que je lui dis encore sur ce thème. Elle m’écoutai l avec une attention morne, comme si mes paroles l’eussent accablée sans la persuader et pourtant, lorsque je me taisais, elle me disait : Parlez encore, faites que je comprenne ; et quand je changeais d’attitude : — Gardez mes mains dans vos mains froides, disait-elle. J’ai la fièvre, vous me l’ôtez.

Quand j’eus dit tout ce que je croyais être l’analyse de son mal, elle me demanda le remède soudain, miraculeux, comme si j’eusse été un sorcier ou un saint. — Vous allez me tracer ce qu’il faut faire pour me changer, dit-elle. Vous voulez que je sois gaie, aimable, que j’invite mes voisins, que je fasse de la musique, que j’aille dans les fêtes, que je m’habille avec luxe, que je devienne coquette ? Est-ce là ce que vous me conseillez ? Je peux le faire ; mais le secret de prendre plaisir à tout cela, vous ne me le donnez pas.

— Mais je ne vous conseille rien de tout cela ! Je ne sais rien des relations que vous pourriez établir et des avantages que vous auriez à en retirer. Je vous ai parlé de renouer le lien social sans me permettre aucune allusion particulière à la manière de renouer ce lien ; je ne suis pas un homme du monde, et par le fait j’ai rompu avec lui bien plus que vous. Cependant il y a une réconciliation qui se fait dans le cœur quand on veut se guérir, et le seul ordre de choses où je puisse et veuille vous conseiller, c’est l’ordre purement moral et intellectuel. Vous êtes grande, ma chère Félicie, vous n’êtes pas douce. Il vous est impossible de l’être avec ce parti-pris de mépriser tout ce qui n’est pas vous. Eh bien ! réfléchissez une fois, une bonne fois dans votre vie ; je crois que cela ne vous est jamais arrivé !

— C’est vrai, dit-elle, je crois que je ne sais pas et que je ne peux pas réfléchir. Faites-moi réfléchir, vous ; aidez-moi. Démontrez-moi que les autres valent mieux que moi.

— Individuellement il est probable que la plupart des autres né’vous valent pas ; mais l’humanité prise dans son ensemble a une valeur immense que l’individu ne peut résumer en lui qu’à la condition de la comprendre. Aimez-vous dans l’humanité, aimez l’humanité en vous. Dites-vous, par exemple, que l’humanité souffre parce que vous souffrez, et que vous souffrez parce qu’elle souffre. La condamnation que vous avez subie, d’où vient-elle ? De l’absence de charité chez les autres. C’est la cause de tous vos malheurs et des orages qui ont troublé l’union de vos parens. Eh bien ! si la charité était en vous, vous plaindriez les autres de n’en point avoir, et dès qu’on plaint, on pardonne. Vous ne pardonnez pas, donc la charité manque sur ce coin de terre que vous habitez, comme elle manque, hélas ! dans le reste du monde, et vous ne voulez pas l’y faire entrer, même dans votre maison, dans votre croyance ; dans votre âme ; vous la victime d’un mal dont vous devriez apprécier l’énormité, vous ne songez pas aux nombreuses victimes de ce mal ; n’y eût-il qu’elles à plaindre et à aimer, ce serait de quoi attendrir et remplir votre cœur. Eh bien ! sachez que ceux qui frappent sont encore plus malheureux que ceux que l’on brise. Ils n’ont pas la joie de se sentir innocens. Quand on épouse le mal, on ne dort plus. L’humanité est donc un chaos d’erreurs et un abîme de souffrances. Heureux ceux-là seuls qui sentent la pitié dans leurs entrailles, car c’est d’eux qu’on peut dire que, dès ce monde, ils seront consolés. Comment ? me direz-vous. Je vous réponds tout de suite : en ne haïssant pas.

— Voilà tout ? s’écria Félicie étonnée : ne pas haïr, c’est de l’indifférence !

— Non, non ! repris-je, l’indifférence n’existe pas et ne peut pas exister. L’indifférence, c’est le néant de l’âme et le vide de l’esprit^ Vos pauvres crétins de la montagne sont indifférens, aussi ne sontr ils plus des hommes. Quand on est homme, quand on a souffert et qu’on ne hait pas, c’est qu’on aime sa race d’un amour immense.

— Mais enfin pourquoi l’aimer quand on la sait malheureuse par sa faute ?

— Et vous, Félicie, n’est-ce pas par votre faute que vous avez été malheureuse ?

— Voilà une parole horrible, monsieur Sylvestre ! Quoi, vous ? vous-même qui pardonnez tout, vous me reprochez…

— Rien ! vous avez péché par ignorance, vous étiez une enfant. Eh bien ! l’humanité est enfant aussi, c’est l’ignorance qui est la source de toutes ses erreurs et de toutes ses infortunes. Aimez-la pour sa crédulité, pour son aveuglement, pour sa faiblesse, pour son besoin inassouvi d’amour et de bonheur, pour tout ce qui vous donne le droit d’être aimée vous-même.

— Ainsi j’ai le droit d’être aimée ? Voilà ce que je me dis à toute heure et ce qui fait mon tourment, puisque le monde me répond toujours non ! Le monde, si je vous ai bien compris, c’est vous, c’est moi, c’est toute personne qui subit les lois de la société. Eh bien ! malgré tout ce que vous venez de dire, supposez que nous soyons jeunes et libres, vous et moi, et que notre idée à tous deux fût de nous marier, ce n’est pas moi que vous choisiriez ! Vous préféreriez, vous qui êtes fier et honnête, une fille vierge sans fortune et même sans éducation et sans intelligence à une fille déchue et déshonorée comme moi.

— Vous vous trompez, Félicie. La chose qui me ferait préférer une fille vierge, ce n’est pas la pureté de sa réputation, c’est celle de son âme. Je m’inquiète fort peu du qu’en dira-t-on, non pas que je le méprise, mais parce qu’il faut souvent le braver pour changer peu à peu la malveillance en aménité. Ce que j’estimerais dans une.fille vierge de cœur, ce serait la droiture et la simplicité de ses pensées. J’aurais l’espoir de l’éclairer, si elle était inculte, et de lui faire partager ma santé morale. Avec vous, cet espoir serait trompé ; vous avez pris le malheur par son mauvais côté, et je serais effrayé d’épouser le doute ou le dédain de toutes choses.

— Alors vous vous marieriez pour avoir la paix ? Vous êtes donc un égoïste ? Vous ne vous attacheriez pas comme moi par pur dévouement ?


— Si fait, orgueilleuse ! mais avec l’espoir seulement d’un dévouement utile. Il est des dévouemens aveugles, obstinés, généreux sans doute, mais insensés, puisqu’ils ne servent qu’à augmenter les travers des gens qu’on idolâtre et à faire naître en eux, malgré eux quelquefois, le mal funeste de l’égoïsme. Si votre frère est un peu fou, croyez bien qu’il y a de votre faute, et si Tonino est excelleM, c’est que vous n’avez pu l’empêcher de l’être. Quant à moi, j^ai été un peu comme vous, j’ai gâté, j’ai corrompu par conséquent les objets de mon affection, et quand j’ai voulu réparer le mal, il était trop tard. J’avais manqué de prévoyance, j’ai manqué d’ascendant. L’homme qui s’attacherait à vous avec l’espoir d’adoucir les aspérités de votre caractère arriverait peut-être trop tard et ne ferait que vous exaspérer. Estimeriez-vous un homme assez peu sérieux pour vouloir vous posséder au prix de son repos et du vôtre ?

— Vous parlez de repos à quelqu’un qui ne sait pas ce que c’est. Depuis que je suis au monde, je ne me suis pas reposée une heure.

— C’est le tort que vous avez eu. Que l’on ne repose pas son corps, c’est bon quand il ne l’exige pas ; mais il faut reposer son esprit et son cœur dans un lit de vérité et dans un bain de charité. Sans cela, on devient fou, et les fous sont toujours nuisibles.

— Ainsi j’avais raison en commençant ? On ne peut pas m’aimer parce que je ne suis pas aimable ?

— Pourquoi vous cacherais-je la vérité, puisqu’elle est utile ? Rendez-vous aimable et connaissez enfin le bonheur d’être aimée.

— Pourtant il y a ce pauvre Tonino qui m’aime telle que je suis, vous lavez dit !

— Je le répète, mais il vous aime avec son instinct, et vous ne lui en tenez pas compte, puisque vous voilà désolée.

— C’est vrai, il me faudrait quelque chose de plus que l’amitié d’un bon chien. L’affection que j’ai rêvée jadis était plus complète et plus élevée que cela. J’y ai renoncé, voyant que je ne pouvais pas l’inspirer.

— N’y renoncez pas, modifiez-vous.

— Est-ce qu’on le peut ?

— À coup sûr, quand on est persuadé qu’il le faut.

— Je le suis à présent. J’essaierai.

Elle s’éloigna, et je l’eus bientôt perdue de vue dans les versans de la descente. Un quart d’heure après, comme je tournais l’angle du glacier, je la vis à une grande distance au-dessous de moi entre deux rochers dont elle se croyait sans doute abritée contre tous les regards. Elle était appuyée contre un de ces rocs perpendiculaires dans une attitude de rêverie ou de découragement. Son costume rouge et blanc tranchait vivement sur le fond verdâtre, et le mouvement de sa personne délicate avait une grâce touchante ; mais elle sembla tout à coup m’avoir aperçu, et elle se retira brusquement. Je ne la vis plus.

Elle ne m’avait pas dit au juste la cause de son chagrin, et, pressentant qu’il était d’une nature délicate, je n’avais pas osé l’interroger. À quoi attribuer cette subite détresse d’une âme si fière, sinon au besoin de l’amour, trop longtemps combattu ? Je m’avisai d’une chose bien évidente, c’est que je ne lui avais pas dit un mot de ce qu’il eût fallu lui dire pour amener un épanchement qui l’eût soulagée. Je n’avais été qu’un raisonneur pédant, tandis que j’aurais dû être un paternel ami et arracher de son cœur le secret de quelque passion cachée qui la torturait. Cette passion n’avait pour objet aucune des personnes que je voyais venir à la Diablerette ; mais Félicie sortait fréquemment, elle allait vendre elle-même ses bestiaux et ses denrées, elle pouvait et devait connaître quelqu’un qui lui eût paru digne d’elle et qui ne la devinait pas, ou qui ne lui pardonnait pas le passé.

Je ne sais pourquoi j’ai toujours éprouvé une invincible répugnance pour les questions. C’est peut-être un sentiment de fierté qui m’empêche— de forcer ou de surprendre la confiance que je sens m’être due. Et puis d’un homme à une femme, quand même il y a une grande différence d’âge, il me semble que les questions sont une sorte d’atteinte à la chasteté. Je respectais Félicie, et je me disais que, si elle avait un secret à me confier, elle seule pouvait me donner le ton et la note dont je devais me servir pour lui répondre.

En résumé, cette pauvre femme qui repoussait la tendresse en éprouvait sans doute l’impérieux besoin, et je me promis d’être moins sermonneur et moins sec, si elle venait de nouveau me consulter.

Elle ne revint pas, et je ne sais pourquoi je m’abstins, pendant huit autres jours, de descendre à l’habitation. Je n’avais pas de raisons pour y aller chercher mes vivres, Tonino devançait tous mes besoins. Il montait presque tous les matins. Je me disais quelquefois que je devais à Félicie de paraître m’intéresser à elle ; j’étais retenu par une sorte d’irrésolution craintive. Je n’osais pas non plus demander de ses nouvelles à Tonino d’une manière particulière. Il était si expansif qu’il m’eût peut-être dit des choses que je ne voulais ni ne devais tenir de lui ; mais il était écrit que la vérité m’arriverait brutalement, malgré toute la réserve que je mettais à l’aborder.

Jean monta au chalet, et en me secouant les deux mains : — Pourquoi donc, me dit— il, ne revenez-vous pas chez nous ? Vos études ici sont finies, je le vois bien d’après tout ce que vous avez écrit sur ce gros registre. Est-ce que vous vous plaisez seul plus qu’avec les amis ?

— J’aime la solitude, répondis-je, j’en ai souvent besoin ; mais j’aime les amis encore plus, et je retournerai chez vous dans quelques jours, à moins que vous n’ayez tout de suite besoin de moi.

— Eh bien, oui, nous avons besoin de vous tout de suite ; ma sœur dépérit.

— Elle est malade ?

— Oui, il faut être son médecin.

— Mais je ne suis pas médecin, mon cher ami ; vous croyez donc que je sais tout ?

— Vous savez tout ce qui est bon, et vous devez savoir de bonnes paroles pour guérir une âme malade. Voyons, vous n’êtes pas un enfant, vous n’êtes ni sourd ni aveugle. Vous n’avez pas été avec nous jusqu’à présent sans découvrir que ma sœur vous aime ?

Et comme je le regardais avec stupéfaction, il partit d’un gros rire cordial. — Il paraît que je me suis trompé, dit-il, et que vous ne le saviez pas !

— Mais vous rêvez, mon ami, m’écriai-je ; j’ai vingt ans de plus que votre sœur !

— Cela, nous ne le croyons pas : nous voyons qu’il vous plaît de vous vieillir de dix ans ; mais votre figure, votre agilité, vos forces, votre gaîté, vos cheveux noirs ne veulent pas vous servir de compères. Vous avez tout au plus quarante ans, monsieur Sylvestre ; je suis votre aîné d’au moins cinq hivers !

Je jurai sur l’honneur que j’avais près de quarante-neuf ans. — Eh bien ! ça nous est égal, reprit Morgeron ; on n’a que l’âge qu’on porte sur sa figure et sur son corps. Ma sœur vous aime comme vous êtes, et je lui donne raison. Voyons, ne faites pas de la modestie ; elle est encore jeune et jolie femme, elle possède deux cent mille francs, et les enfans qu’elle aura dans le mariage hériteront d’autant que je leur laisserai, car je ne me marierai jamais. Elle a fait une faute, vous le savez, mais elle est plus à plaindre qu’à blâmer ; elle l’a bien réparée, et vous êtes un philosophe. Vous lui avez dit que vous la trouviez digne d’estime et de respect. Ne fermez plus les yeux, son cœur est à vous, et c’est un cœur qui vaut beaucoup ; vous ne retrouveriez jamais le pareil. Je sais que vous êtes veuf, vous l’avez dit, vous êtes libre de tout engagement, puisque vous voilà fixé chez nous, où vous ne recevez aucune lettre. Faites votre bonheur ; croyez-moi, vous n’êtes pas d’un caractère à vieillir seul. Vous n’êtes pas ambitieux comme moi ; il vous faut des soins, de l’amitié ; dites oui, et je vais vous embrasser à vous étouffer, car je serai fier d’un frère comme vous, et, tout ruiné que vous êtes, l’honneur sera très grand pour nous, vous le savez bien.

Je demeurai dans un état de stupeur mêlé de tristesse et d’effroi qui, malgré mes remercîmens pour l’amitié de mon hôte, n’échappa point à sa pénétration. — Eh bien I reprit-il, vous me parlez avec affection et bonté ; mais la chose ne vous sourit pas, je le vois de reste !

— C’est la vérité, répondis-je. De toutes les prévisions que j’ai pu admettre sur mon avenir à recommencer, la prévision du mariage est la seule qui ne me soit pas venue, tant elle est éloignée désormais de mes goûts et de mes pensées. J’ai été malheureux par la famille ; il y a peut-être eu de ma faute, j’ai été faible ; mais je ne suis guère corrigé. Le caractère de votre sœur, tout généreux qu’il soit, effraie le mien. Vous dites qu’on n’a que l’âge que montrent le corps et la figure : vous vous trompez, cher ami ! On a l’âge de son cœur, de son expérience ou de sa foi. J’ai été trop éprouvé pour croire en moi, et je ne sens plus dans mon âme l’enthousiasme qui nous transporte vers l’inconnu aux heures de la jeunesse. Enfin je ne suis pas amoureux de votre sœur, et la raison, pas plus que l’amour, ne me conseille de lui consacrer une existence que je sens brisée, et dont j’ai bien de la peine à rassembler les débris.

— S’il en est ainsi, je n’insisterai pas, reprit Jean ; mais je ne suis pas bien sûr que vous voyiez clair en vous-même. Je vous demande d’y réfléchir, de revenir chez nous, de regarder et d’observer ma sœur plus que vous ne l’avez fait encore ; vous en deviendrez peut-être amoureux à présent que vous savez que vous avez droit de l’être. Depuis son malheur, qu’elle n’a jamais essayé de cacher à personne, Félicie a fait plus d’une passion, et si elle voulait, je sais plus d’un parti sortable qui se présenterait encore ; mais elle est difficile et ne trouve personne à son gré. Il n’y a que vous devant qui elle s’incline comme devant son supérieur. Je sais, moi, qu’elle peut plaire beaucoup malgré ses défauts, et je ne crois pas impossible qu’elle vous plaise à la longue. J’espère que vous n’allez pas nous quitter à cause de ce que je vous ai dit ?

— J’avoue que j’en suis tenté, mon cher hôte. Je crains déjouer un rôle ridicule ou blessant.

— Non, vous êtes censé ne rien savoir, ne rien deviner. Si ma sœur se doutait de mon indiscrétion, elle serait si furieuse qu’elle s’en irait, je crois ! Elle est fière, allez, trop fière peut-être. Jamais elle ne vous préviendra, n’ayez pas peur ! Avec cela, elle n’est pas une enfant, et si elle voit que vous ne l’aimez pas, ce qu’elle pense et croit déjà, elle renfoncera son chagrin et le surmontera. Elle est forte et vaillante comme dix hommes, et quant au dépit, elle a l’âme trop haute pour savoir ce que c’est. Descendez donc chez nous, et dans huit jours nous reparlerons de ça. On doit toujours à une personne qui vous aime de réfléchir et d’examiner.

Je dus promettre ; mais, avant de quitter Morgeron, je voulus savoir si sa sœur lui avait fait confidence de ses sentimens, et si ce n’était pas tout simplement un rêve qu’il avait fait lui-même.

— Ce n’est pas un rêve, dit-il ; mais je n’ai reçu aucune confidence. Avant que Félicie se décide à avouer qu’elle aime quelqu’un, elle qui depuis quinze ans se moque de l’amour des autres et le méprise, il lui faudra arracher le cœur de la poitrine.

— Mais alors comment savez-vous ?…

— Je sais parce que Tonino sait, et me l’a dit.

— Tonino ? elle l’a pris pour confident ?

— Oh ! non pas ! mais il lit en elle comme dans un livre. Il est plus fin que nous tous ; il sait tout ce qu’elle pense, même quand elle dit le contraire de sa pensée.

— Et pourquoi Tonino a-t-il trahi le secret qu’il a cru surprendre ?

— Parce qu’il l’aime comme sa mère et veut qu’elle soit heureuse.

— Alors tout ce que vous m’avez dit et proposé ne repose que sur une hypothèse née dans le cerveau de cet enfant ? Eh bien ! tout malin qu’il est, je crois qu’il a pu se tromper et prendre le fantôme de sa propre jalousie pour une certitude.

— Vous le croyez jaloux de sa mère adoptive ?

— Pourquoi non ? Les fils réels sont jaloux de la tendresse de leurs mères.

— Ça, c’est possible ; les chiens sont bien jaloux de leurs maîtres ! Médor est fâché contre moi quand je caresse mon cheval ; mais la jalousie des enfans, ça s’apaise avec de l’amitié. En tout cas, votre réflexion a du bon ; Tonino a peut-être rêvé. Revenez donc, vous y verrez juste, vous, et nous aviserons.

Il s’en alla en se retournant à plusieurs reprises pour me crier : vous viendrez demain ? vous l’avez promis, vous l’avez juré !

Il était visiblement inquiet des conséquences de sa précipitation. Le brave homme avait cru que rien n’était plus simple que de me fiancer avec sa sœur, et, en optimiste entreprenant qu’il était, il n’avait pas douté que ce ne fût le moyen de me retenir à jamais auprès de lui. En s’apercevant du contraire, il se reprochait d’avoir parlé, et au bout d’un quart d’heure de descente, il remonta pour me dire : — En y réfléchissant, je crois bien que vous avez deviné la chose. C’est le petit qui aura imaginé cela pour savoir ce qui en est et ce que j’en pense.

— Dites-lui qu’il rêve, répondis-je, et agissons en conséquence jusqu’à nouvel ordre.

Je restai plongé dans des réllexions pénibles. Ma quinzaine de solitude dans les régions sublimes du glacier m’avait ramené à mes goûts sauvages. Les gens inoiïcnsifs qui, comme moi, n’ont pas su vaincre la destinée, c’est-à-dire briser la volonté des autres, ne trouvent de consolation qu’en eux-mêmes, c’est-à-dire dans le sentiment de leur propre douceur. La lutte leur a été terrible comme tout devoir qui n’a pas sa récompense ; ils ont un immense besoin de repos. Moi, qui avais lutté vingt ans et plus, je n’étais calme et maître de ma vie que depuis deux saisons, et au moment où, étendu sur mon lit de bruyères, je n’aspirais qu’à voir la lune briller à travers les fentes du chalet et à respirer les parfums du désert, on venait m’oiïrir de recommencer l’existence sociale, d’y reprendre des liens, de me consacrer encore une fois, moi, victime épuisée et sanglante, à l’œuvre impossible du bonheur d’autrui !

J’espérais encore que Tonino avait plaidé le faux pour savoir le vrai ; mais ma mémoire se réveillait, et toutes les paroles, toutes les réticences, toutes les brusqueries, toutes les prévenances, tous les étranges regards, tous les étranges contrastes de cette étrange fille se présentaient à moi désormais avec leur explication. Le mystère qui avait tourmenté mon examen psychologique se dissipait devant l’évidence, et je me sentais mortellement troublé, car j’étais encore un homme dans la force de l’âge. Je n’avais pas usé mon système nerveux ; aucun excès n’avait appauvri mon sang ; mon cœur blessé avait souffert sans se refroidir ; je n’avais de vieux en moi que l’expérience et le raisonnement. J’étais capable d’aimer, je le sentais bien ; mais je n’aimais pas Félicie et je craignais de la désirer.

Dans l’âge des passions, on ne fait pas de ces distinctions critiques ; quoi qu’on en dise, aimer et désirer est presque toujours la même chose, confuse en nous, mais puissante et invincible, à moins que l’on ne soit de bonne heure un homme très fort ou très subtil. Quand on compte près d’un demi-siècle, il est impossible de ne pas ; distinguer en soi l’entraînement des sens de celui du cœur. J’admirais dans Félicie l’énergie et les vertus réelles d’une nature d’exception ; mais son esprit n’avait pas de charme pour moi. Il était trop tendu, trop étranger à ma propre nature. Il était gros d’orage, et j’en avais tant supporté !

Trois fois durant la nuit je pris mon paquet et mon bâton de voyage pour fuir à travers la montagne. Mon serment me retint, et puis j’étais plus que jamais nécessaire au travail de Jean Morgeron, car le moment approchait où l’essentiel était à faire, et je ne pouvais me soustraire à la responsabilité que j’avais assumée sur moi. Il fallait tout au moins mettre mon ami à même de marcher seul.

Je quittai donc le petit chalet avec le cœur gros ; Tonino, dès le point du jour, était accouru pour m’aider à plier bagage. Je trouvai Félicie parée, c’était un jour de grande fête ; elle avait mis un riche et pittoresque costume montagnard que je lui avais vu porter une fois, et je me souvins de lui avoir dit qu’elle devrait le porter toujours. Elle était vraiment charmante ainsi, autant que peut l’être une femme régulièrement jolie, dont le regard est morne et le sourire dédaigneux, car, sans grâce ou sans éclat dans la physionomie, il n’est pas de beauté attrayante.

Elle me reçut avec la même politesse sans charme que les autres fois, me servit à déjeuner avec les mêmes recherches, et se mêla aussi peu à la conversation que de coutume ; seulement elle s’abstint de troubler celle des’auttes par les réflexions mordantes qu’elle jetait d’ordinaire en passant, et quand elle s’assit au dessert, elle se laissa taquiner par son frère sans lui rendre la pareille.

— Savez-vous, me dit-il devant elle, qu’elle est bien changée, notre bourgeoise ? Je ne sais quelle bonne morale vous lui avez faite, un jour qu’elle est montée à la Quille ; mais, depuis ce temps-là, elle ne nous a pas contredits ni grondés une seule fois : c’est affaire à vous de sermonner les femmes !

Je répondis que je ne m’étais pas permis… — Si fait, interrompit Tonino naïvement ; elle a dit que vous l’aviez grondée.

Et de quoi te mêles-tu, toi ? reprit Jean de sa grosse voix retentissante ; ce n’est pas à toi qu’on parle. Va donc un peu voir du côté de l’étable ; tes vaches crient la soif depuis une heure, et le vacher est à la messe.

C’était la première fois que Jean donnait devant moi un ordre à Tonino quand Félicie était là. Je remarquai qu’elle ne lui commandait plus rien, et qu’il semblait s’être relâché de son activité habituelle. Il ne craignait pas Jean, et sortit en riant et sans se presser. Il me fut impossible de surprendre le moindre dépit ou la moindre inquiétude dans ses traits.

Comme je suivais des yeux sa sortie, je rencontrai dans un vieux miroir historié, penché au-dessus de la porte, le regard de Félicie. Hélas ! ce regard, l’expression de sa physionomie, disposèrent de moi, et mon âme plia sous la sienne comme un brin d’herbe sous un souffle d’orage. Elle détourna précipitamment les yeux, se leva et alla chercher la cafetière dans le foyer ; mais son teint pâle s’était coloré d’un feu subit, et dans cet éclair elle s’était transfigurée.

Interdit, résolu à ne rien manifester, j’évitai de la regarder. Elle fit comme moi ; mais le soin que nous prîmes n’aboutit qu’à la rencontre fréquente et inévitable de ce double courant magnétique qui nous enveloppait. Sous l’empire de l’amour, Félicie devenait tout à coup divinement belle, le marbre s’était fait femme. La crainte caressante, la pudeur, la passion comprimée, la soumission, l’abandon de sa fière personnalité, l’humilité tendre, la douceur, ce charme profond auquel rien ne résiste, toutes les faiblesses, toutes les puissances de la femme étaient en elle, et je ne sais pas d’homme qui raisonne et résiste quand ce rayon du ciel tombe sur lui. Je voyais Félicie pour la première fois, je ne l’avais jamais vue, jamais pressentie. Tout ce que je m’étais dit contre elle n’était que sophisme et déraison. Une heure ne s’était pas écoulée depuis qu’elle m’était révélée, et je l’aimais, et son souffle remplissait pour moi l’atmosphère, où je respirais pour la première fois les parfums de la vie céleste. Le frôlement de ses tresses pendantes quand elle se penchait vers moi pour me servir me faisait tressaillir intérieurement ; sa voix, que j’avais trouvée âpre, avait pris la suavité d’un chant ; quand elle disait avec une émotion mal dissimulée quelque parole en apparence insignifiante, je cessais de respirer pour attendre une autre parole, comme si ma vie eût dépendu de cette parole, et comme si la vibration de cette voix eût suspendu pour moi celle de l’univers.

Je sortis dans la campagne pour être seul, pour me ravoir s’il était temps encore. Il me fut impossible de m’interroger. La partie sereine de mon âme répondait d’avance à toutes les questions de la partie inquiète, ou plutôt quelque chose de supérieur à moi était entré en moi et se riait doucement de tout ce qui voulait être l’ancien moi. Cela seul m’étonnait ; je ne me demandais pas si j’aimais, j’en étais trop sûr ; je me demandais ce que c’est que cette puissance magique de l’amour sous laquelle je me sentais abîmé et vaincu.

C’était la première fois que j’aimais, bien que ce fût le second amour de ma vie. J’avais été amoureux de ma femme avec ivresse au commencement de notre malheureuse union ; mais c’était l’ivresse trouble dont je vous parlais tout à l’heure, cette plénitude d’instincts où la jeunesse ne distingue pas le plaisir du bonheur. Plus épuré, je sentais maintenant le bonheur sans songer au plaisir ; mon enchantement ne se traduisait par aucune aspiration violente, j’étais devenu meilleur avec les années, je ne pensais pas à moi ; j’étais tout à la tendresse, à la reconnaissance, au [besoin de consoler et de rajeunir cette âme désolée et flétrie qui voulait bien renaître pour se donner à moi.

Je me rendis bien compte de la sainteté du sentiment que j’accueillais en moi, et toute hésitation cessa. Pourquoi me serais-je menti à moi-même, pourquoi aurais-je menti aux autres ? Je résolus d’aller dire la vérité à Félicie et à son frère.

Mais comme j’allais vers la maison, j’aperçus que j’étais observé par Tonino, tapi sous un buisson à peu de distance du lieu où je m’étais assis. Je m’arrêtai pensif, et le souvenir de la scène que j’avais surprise au rocher de la Quille six mois auparavant me revint à l’esprit avec une netteté incroyable. Je revis le jeune homme portant à ses lèvres les cheveux tressés de Félicie, je revis le regard incompréhensible de Félicie, mélange de colère et d’attendrissement qui m’avait paru suspect, et dont, malgré ses explications très plausibles, l’impression était restée en moi ineffaçable et quelque peu douloureuse.

Tonino était-il sans le savoir épris de sa cousine ? était-il jaloux de moi ? allais-je faire le malheur de cet enfant qui avait bien plus de droits que moi à l’affection de Félicie ? Faire le malheur de quelqu’un, moi ! Je marchai sur cette pensée comme sur un serpent, c’est-à-dire que je me rejetai en arrière effrayé, et qu’il me fut impossible de passer outre. Je pris une résolution franche. J’appelai Tonino, je me promenai deux heures avec lui ; je mis en œuvre tout ce que j’avais de prudence et de perspicacité pour connaître le mystère de sa pensée.

C’était une nature au moins aussi anormale que celle de Félicie. Il était bien Italien en ce qu’il savait allier la passion à la ruse ; mais, transplanté dans ce milieu champêtre, couvé et dirigé par l’intelligence à beaucoup d’égards supérieure de Félicie, il avait sinon des instincts, du moins des sentimens généreux. Il alla au-devant de mes questions en me parlant comme Jean m’avait parlé. Seulement il me parut faire des réserves que Jean n’avait pas faites. Il ne sembla pas supposer que Félicie pût être éprise de quelqu’un, de mes cinquante ans par conséquent. Fût-ce respect pour elle, dédain pour moi, le mot d’amour n’arriva pas jusqu’à ses lèvres. — Il faut épouser la cousine, me dit-il, ce sera un bonheur pour vous deux. C’est une tête si raisonnable qu’elle ne pourrait pas vivre avec un jeune mari, et vous, à l’âge que vous avez, vous ne supporteriez pas les envies et les caquets d’une jeune fille. Elle est aussi bonne que vous êtes bon, pas si douce, mais aussi humaine et aussi généreuse. Vous voyez bien qu’elle a trop d’esprit et d’éducation pour un paysan ! J’ai eu peur qu’elle ne se laissât persuader d’épouser Sixte More, qui venait souvent ici il y a deux ans et que la patron protégeait auprès d’elle. Dans ce temps-là, j’avais du chagrin. Je craignais d’avoir un maître brutal qui me chargerait d’ouvrage ou qui me ferait partir de la maison, et pourtant je voyais bien que la cousine avait besoin d’une compagnie et d’un soutien quand son frère était absent. Jusque-là je n’y avais jamais songé ; je m’étais imaginé qu’avec moi elle était comme avec son fils, et quelquefois elle disait : « Une mère n’est jamais seule quand elle est avec son enfant. » C’était dans ses bons jours. Le plus souvent elle m’envoyait coucher avec le soleil en me disant : « Tu m’ennuies, j’aime mieux être seule qu’avec toi. » J’allais pleurer avec la gardeuse de chèvres, et c’est elle qui m’a expliqué qu’une femme de trente ans ne pouvait pas vivre sans se marier, qu’il lui fallait la conversation d’un homme raisonnable et savant, quand elle était instruite comme la patronne. Alors j’en ai pris mon parti, et j’ai demandé à Dieu de lui envoyer l’ami qu’il lui fallait. Il m’a écouté, car vous voilà, et elle a pour vous plus de respect et de croyance que pour son propre frère. Mariez-vous donc avec elle, et nous serons tous très heureux ensemble. Je vous servirai comme si vous étiez mon père. Vous m’instruirez, et peut-être que je vous ferai honneur.

Dans tout ce babil de Tonino, il y avait, vous le voyez, une simplicité d’enfant, et j’eus beau le pousser pour voir s’il ne se moquait pas de moi : il ne laissa pas échapper une réplique, une réflexion qui n’exprimât la plus parfaite candeur. D’où vient que je ne fus pas entièrement tranquillisé ? C’est que sa figure pâle et mobile exprimait quelque chose de plus que ses paroles. Ainsi, quand il racontait ses elfusions de cœur avec la gardeuse de chèvres, il y avait, au coin de sa lèvre ombragée d’un soyeux duvet, je ne sais quoi de malin et de sensuel. Quand il disait que Félicie avait besoin d’un ami sérieux, son bel œil noir laissait jaillir un sombre éclair ; quand il promettait de me regarder comme son père, il y avait dans son accent quelque chose de câlin et de railleur qui semblait dire : Vous serez aussi un père pour ma cousine à votre âge !

Vous pensez bien que mon amour-propre en sourit sans regimber. Certes j’étais trop vieux pour prétendre à l’amour. Aussi n’y avais-je pas prétendu, et, n’ayant rien à me reprocher de ce côté-là, je ne pouvais pas me sentir ridicule. L’amour venait m’appeler, me commander et me vaincre. Les jeunes gens pouvaient se moquer de moi, je ne méritais pas leur moquerie, donc elle ne me blessait pas.

Mais n’y avait-il aucune amertume dans la muette raillerie de Tonino ? Voilà ce que je ne pus savoir. Ses paroles n’en trahissaient rien, elles étaient au contraire pleines de respect et d’affection. Devais-je me tourmenter d’une exubérance de physionomie qui tenait sans doute uniquement à la mimique de sa race ?

Pourtant je fus comme refroidi dans mon émotion, et, au lieu d’aller baiser les mains de Félicie, je résolus d’attendre encore. Attendre quoi ? Je n’aurais pu le dire ; mais bien certainement Tonino se plaçait, à dessein ou non, entre elle et mon premier mouvement.

Je m’observai si bien ce soir et les jours suivans, qu’elle dut croire que je n’avais rien deviné. Sachant bien que Tonino lui rapporterait toutes mes paroles, je m’étais abstenu de répondre à ses ouvertures. J’avais feint de croire qu’il les prenait, comme on dit, sous son bonnet. Il y avait tant d’ouvrage à faire et à surveiller au bord du torrent, qu’il me fut aisé de distraire Jean Morgeron de ses préoccupations matrimoniales à mon endroit. Je maniai avec rage la pelle et la pioche pour m’en distraire moi-même. Il me semblait devoir laisser à Félicie l’initiative absolue d’une affaire aussi délicate que celle de notre union.

Et malgré ce stoïcisme je l’aimais vivement, tendrement, passionnément peut-être ! Quand elle venait donner un coup d’œil à nos travaux, je la sentais s’approcher avant de l’avoir aperçue. Quelquefois aussi je rêvais qu’elle allait venir, qu’elle était venue, et le cœur me battait si fort que je ne pouvais plus soulever la terre et briser le roc. Je me retournais avec impatience, mon âme la sommait d’arriver, je m’alarmais presque qu’elle ne fût pas là. Un jour j’eus avec elle un entretien bien mystérieux. Je pensais à elle. Je me demandais si c’était bien moi qu’elle pouvait aimer, si elle persistait à croire que j’eusse seulement dix ans de plus qu’elle, si je ne lui paraissais pas réaliser quelque idéal dont je n’avais que l’apparence fugitive, et je souhaitais presque qu’il en fût ainsi. Je la chérissais si réellement que je craignais de ne pas mériter son amour, et j’aurais voulu qu’elle me demandât de lui sacrifier le mien, afin de lui offrir une amitié digne d’elle. L’amour est toujours égoïste, quoi qu’il fasse. Je m’effrayais de moi-même dans un sentiment si peu prévu. J’étais bien plus sûr d’être un bon et tendre père qu’un époux aimable.

Je pensais tout cela en prenant quelques instans de repos dans une ravine où je travaillais seul, au-dessus de l’habitation. Une voix suave monta jusqu’à moi. C’était celle de ce violon magique qu’elle faisait si rarement et si divinement chanter. Elle disait je ne sais quel air peut-être inédit d’un vieux maître ; c’était peut-être une pensée musicale du vieux Monti religieusement gravée dans la mémoire de sa petite-fille. Quant à moi, je l’interprétai comme une réponse à mes perplexités, j’y adaptai des idées et des paroles. Selon moi, ce chant me parlait ; il me disait : Pauvre homme de réflexion timide et d’expérience amère, tu ne sais rien, tu ne comprends pas ! Écoute la voix de l’artiste, lui seul connaît la vérité, car il connaît l’amour. Il a le feu sacré qui ne daigne pas répondre aux cas de conscience ; le feu ne raisonne pas, il consume. Il ne s’explique pas plus que Dieu ; il éclaire et embrase. Écoute comme ma note est pure et forte ! Devant elle, toutes les notes de la nature font silence. C’est une note qui monte aux astres et remplit le ciel. Elle est simple, elle est une, comme la vie. Elle vibre jusqu’à l’infini. Aucune de tes pensées ne peut troubler, ni suspendre, ni faire dévier de sa maa’che éternelle la note souveraine qui dit l’amour. J’essayais en vain de répondre dans mon cœur. J’invoquais la céleste amitié, le sacrifice de soi, la douce pitié, l’appui paternel et désintéressé, tout ce qui pouvait me sembler plus pur et plus grand que la passion assouvie : le violon de Crémone n’écoutait pas ; il chantait, il planait toujours, il répétait sans se lasser sa phase monotone et sublime : l’amour, rien que l’amour !

Vaincu encore une fois, je me levai, et, laissant là ma blouse et mes outils, je descendis au grand chalet. Du rocher auquel il était adossé, je m’aperçus que ma vue pouvait pénétrer dans la salle où se tenait la famille pendant et après les repas, car c’était une salle à manger et un salon, une belle pièce vaste, toute lambrissée de sapin verni, avec une grande table, des meubles sculptés dans le goût allemand, des faïences curieuses, un beau christ en ivoire, ancien objet d’art italien. Les fenêtres étaient petites, mais nombreuses ; le plafond peu élevé et les parois claires donnaient un ton de gaîté sereine à ce parloir d’une décoration riche et austère. Je crus d’abord qu’il n’y avait personne ; mais, en tournant le sentier, je vis le fond de la pièce, et Tonino assis contre la porte ouverte de la chambre de Félicie. Elle était là, c’est dans sa chambre qu’elle faisait de la musique, et lui, il se cachait pour l’écouter. Je ne pouvais entrer chez elle sans le trouver comme toujours entre nous deux.

Je ne voulus pas céder au sentiment de dépit injuste qui s’emparait de moi. Du moment qu’il se tenait caché derrière la porte, ce n’était pas pour lui que le noble instrument parlait. J’entrai dans la salle comme il se taisait, et au même moment je vis Tonino s’enfuir par une autre porte, comme s’il eût espéré que je ne l’apercevrais pas. Souple comme un serpent, il descendit sans bruit l’escalier intérieur, j’étais venu par celui qui donnait sur le rocher. Pourquoi fuyait-il ? Parce que ce n’était pas l’heure de la musique, mais celle du travail ? Je n’étais pas chargé de le surveiller, moi, et je ne le reprenais jamais. Craignait-il d’être surpris et grondé par la patronne ? Elle ne grondait plus personne. Elle voulait plaire, elle savait qu’une femme en colère est laide ; sa figure avait perdu tous les plis qui l’assombrissaient, elle était belle, elle était rajeunie ; la douceur, la mélancolie touchante, régnaient sur son front désormais à toute heure. Telle elle m’apparut au seuil de la chambre ;… mais pourquoi Tonino avait-il pris la fuite à mon approche ?

Je ne sus que lui dire ; mon cœur plein de confiance s’était tout à coup glacé. Elle ne me demanda pas ce que je voulais, elle n’avait plus pour moi que de muettes prévenances, ses yeux même n’osaient interroger les miens, elle était devenue timide comme une enfant ; mais elle se tint debout et immobile comme si elle eût attendu mes ordres.

Je secouai mon embarras en voyant la délicate pudeur de son âme. — Félicie, lui dis-je, vous avez joué quelque chose d’admirable. J’avais besoin de vous en remercier, comme si vous l’aviez joué pour moi ; mais vous ne pensiez peut-être qu’à celui qui vous l’a enseigné ?

— Personne ne me l’a enseigné, répondit-elle. C’est quelque chose qui m’est venu je ne sais comment, et je ne saurais pas dire ce que c’était.

— Vous ne pourriez pas le redire ?

— Non, je ne crois pas. C’est déjà envolé !

— Mais Tonino s’en souviendra, lui ?

— Tonino ? Pourquoi lui plus que vous ?

— Peut-être sait-il mieux écouter ! Et j’ajoutai en m’efforçant de sourire : Quand on écoute aux portes !

Elle me regarda avec un étonnement profond. Évidemment elle n’avait rien su de la présence du jeune homme, et elle ne comprenait rien à ma lourde épigramme. Je fus honteux de moi-même, j’essayai d’être sincère ; mais, comme j’allais parler à cœur ouvert, je vis Tonino sur le sentier par où j’étais venu. Il savait très bien, lui, que de là on pouvait voir dans la salle, et il m’épiait d’assez près pour que son sourire ironique ne pût m’échapper. Je sentis encore une fois qu’il était l’obstacle mystérieux, insurmontable peut-être ! La crainte d’être raillé par cet enfant et de devenir ridicule à mes propres yeux par un sentiment de méfiance puérile fit écrouler mon rêve d’expansion. Je demandai un verre d’eau de source à Félicie, comme si je n’avais quitté mon travail que pour me désaltérer. Elle se hâta de l’aller chercher, et je pris un livre que je feignis de lire en attendant. Les yeux noirs de Tonino étaient toujours sur moi. Ils me menaçaient comme deux flèches. Du moins je m’imaginais cela, car je les sentais sans les voir, et quand je relevai la tête, il était parti ; mais il ne pouvait être loin, il était peut-être mieux caché pour m’observer. J’étais humilié et irrité intérieurement. Félicie m’offrit un vase et versa l’eau de l’aiguière. Je remarquai que sa main délicate avait blanchi, elle en prenait soin, elle ne lavait plus la vaisselle, ses doigts charmans n’avaient plus de gerçures ; c’était un grand sacrifice qu’elle avait fait à l’amour, elle si ardente au travail du ménage, et qui trouvait qu’aucune servante n’était assez prompte et assez soigneuse. Et cette belle main tremblait en me servant ! Ma tête se pencha, mes lèvres lui envoyèrent un baiser muet ; mais l’invisible fantôme italien errait toujours comme une ombre sur la muraille. Je me relevai brusquement en remerciant Félicie avec froideur. Deux grosses larmes coulaient lentement sur ses joues. Je feignis de ne pas les voir, je sortis, et je travaillai comme un manœuvre le reste du jour.

Quelque chose de nouveau, d’amer, de soupçonneux, d’étranger à ma nature était entré en moi. Je m’en défendais en vain, j’étais jaloux ! De quel droit ? Je n’en avais aucun ; pourtant j’avais au moins quelque sujet de plainte. Félicie avait beau se taire et se renfermer dans sa pudeur ; elle sentait bien que je n’ignorais plus son amour, et si nous n’étions pas déjà loyalement fiancés, c’est que j’avais manqué de confiance. Ne voyait-elle pas mes perplexités, et ne pouvait-elle, ne devait-elle pas en saisir la cause ? Cette cause me paraissait si claire ! mon attitude et mes paroles ne l’avaient-elles pas trahie ? Félicie manquait-elle de tact et de pénétration, ou bien était-elle résolue à fermer les yeux sur une injustice dont elle comptait me voir guéri par la force de la vérité ? Déjà plusieurs fois elle s’était donné la peine d’aller au-devant de mes soupçons et de me parler de son fils adoptif de manière à ramener ma confiance. D’où vient qu’elle ne m’en parlait plus et qu’elle feignait de ne pas deviner le besoin que j’avais d’être rassuré ? Se plaisait-elle à me voir souffrir ? Est-ce dans cette souffrance qu’elle cherchait la révélation ou la progression de mon amour ?

Elle me connaissait mal ; je n’aime pas les mauvaises passions, et je sais m’en défendre, tout faible et naïf que je suis. Quand ma conscience me montre dans son miroir l’image enlaidie et troublée démon âme, l’horreur du laid et le dégoût du mesquin me saisissent, et je me condamne si sévèrement que je m’abstiens de vivre plutôt que de consentir à vivre dans une région indigne de moi.

George Sand.