Le Dernier Amour (RDDM)/02

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LE
DERNIER AMOUR

SECONDE PARTIE[1].


Je résolus donc d’être plus fort que moi-même, plus fort que Félicie, et de vaincre l’amour qui s’était allumé en nous dans de mauvaises conditions. Après le repas du soir, je m’adressai à Tonino.

— Mon cher baron, lui dis-je en souriant, mais avec une fermeté qui le surprit, j’ai à parler avec nos amis. Il faut me laisser avec eux et ne pas écouter à travers les cloisons. Il rougit et pâlit en moins de temps qu’il n’en faut à l’éclair pour traverser la nuée ; mais il trouva une réponse aimable et enjouée, et se retira.

Je savais bien qu’il se mettrait quelque part pour écouter. Je lui en voulais d’autant moins que mon avertissement avait provoqué son attention et sa curiosité.

Resté seul avec le frère et la sœur, je vis que celle-ci tremblait et me dérobait son visage en feignant de ranger les tasses, tandis que Jean, bourrant sa grosse pipe allemande d’un air de bonne humeur, levait sur moi ses yeux sincères et semblait me dire : Nous y voilà, tant mieux ; allons, courage !

Je n’étais pas intimidé. — Mes amis, leur dis-je avec la triste sérénité d’un homme qui accomplit un sacrifice très grand, mais très nécessaire, j’ai beaucoup réfléchi à nos respectives positions. Me voici de la famille en ce sens que vous êtes pour moi un frère et une sœur ; mais je suis un frère illégitime, c’est-à-dire que je ne possède rien, tandis que vous êtes riches. Votre amitié m’associerait, je le sais, à votre fortune ; cela ne serait pas juste. Je veux rester étranger à tout ce qui est propriété ou contrat quelconque. Vous me garderez chez vous comme un bon ouvrier : quand je serai infirme ou fatigué, vous me garderez par amitié, par reconnaissance ou par charité, peu m’importe, j’ai confiance en vous ; je ne veux pas d’engagemens réciproques. Voilà le résultat des réflexions que je vous avais promis de faire sur notre association. Elles sont faites, et elles sont absolues.

Et comme Jean s’apprêtait à répondre tandis que Félicie baissait la tête comme brisée ou offensée, je me hâtai d’ajouter : Une circonstance eût pu nous lier davantage les uns aux autres. C’est la possibilité d’un mariage entre Félicie et moi, et, quelque bizarre que puisse vous paraître cette prétention chez un homme de mon âge, je veux vous confesser que l’idée m’en est venue et m’a paru par momens admissible ; mais pardonnez-la-moi. Si j’ose vous en parler naïvement aujourd’hui, c’est parce qu’elle s’est effacée entièrement de mon esprit, et que je me la reproche comme une folie et une impertinence ; c’est que je l’ai repoussée sans retard, et que je suis sûr de n’y revenir jamais.

— Eh bien ! dit Jean avec un gros soupir, vous avez eu tort. L’idée n’était pas si folle, elle m’était venue aussi, à moi, et peut-être que ma sœur,… bien qu’elle n’y ait jamais songé, ne l’eût pas apprise avec colère : qui sait ? Réponds donc, Félicie !

J’empêchai Félicie de répondre, je voyais bien, à l’orage intérieur que la fierté lui faisait réprimer, qu’elle n’était pas dupe de mon stratagème. — Félicie, dis-je à Morgeron, n’est pour rien dans tout cela, en ce sens que nous lui parlons d’une chose tout à fait nouvelle pour son esprit. Si j’ai été insensé, qu’elle m’absolve en faveur du motif. Ce n’est ni la cupidité lâche, ni la passion ridicule à mon âge qui m’avaient suggéré l’idée de lui offrir mon éternel dévouement : c’était le besoin de réparer l’injustice de sa destinée et de lui donner la plus grande preuve de respect et d’estime "qu’il soit au pouvoir d’un homme de donner à une femme ; mais j’ai réfléchi également là-dessus. Je me suis dit que Félicie Morgeron était trop belle et trop jeune encore pour faire un mariage de pure convenance ou tout au moins de paisible amitié. Elle doit inspirer l’amour, elle doit y prétendre, et, mon plus grand désir étant de la voir heureuse, je me garderai de lui oflrir un sentiment purement paternel. Vous me direz que je n’avais pas besoin de me confesser ainsi devant elle. C’est un scrupule que je n’ai pu vaincre et qui m’aurait troublé, si je ne l’eusse avoué. À présent que j’en suis débarrassé, je suis sûr qu’elle ne m’en veut pas de l’avoir trouvée digne d’un homme sage et, je crois, irréprochable. Ma confession est un hommage que je lui rends et que je lui devais peut-être. À présent, si je ne donne pas suite à mon rêve, elle saura que ce n’est pas par orgueil, mais par dévouement et par modestie.

Jean ne comprenait plus rien et me regardait avec un étonnement comique, se demandant si c’était de ma part une timide déclaration ou une rupture. Il me savait gré de ne l’avoir pas trahi et de prendre sur moi seul tous les risques de l’explication. Il attendait avec anxiété ce que Félicie allait me répondre.

Quant à celle-ci, elle ne s’y trompa point, et, se levant avec résolution, elle vint à moi et me tendit la main. — Je vous remercie de votre franchise, me dit-elle. Vous m’absolvez du passé, mais ce n’est pas une raison pour vous fier à l’avenir. Vous me trouvez trop jeune et vous sentez que je ne suis pas la compagne raisonnable et calme qu’il vous faudrait ; vous êtes dans le vrai. Je ne veux pas faire un mariage d’amitié, et, comme je ne crois pas inspirer jamais l’amour, je compte ne jamais me marier.

Jean fit la remarque assez judicieuse que nous étions deux cerveaux par trop romanesques, l’un s’abstenant du mariage faute d’éprouver l’amour, l’autre faute de l’inspirer. — Écoutez, lui répondit Félicie avec feu, je suis positive au contraire ! Je ne comprends pas le mariage sans fidélité réciproque, et l’amour est la seule garantie à laquelle je croie. Ni le devoir ni Tamitié ne peuvent lutter seuls dans le cœur d’un homme contre les tentations de la vie ; il faut aussi l’amour ! Je ne veux donc être aimée ni par pitié ni par devoir, M. Sylvestre l’a compris, et je lui sais gré de ne m’avoir pas laissée prendre le change.

Elle nous quitta en nous disant un bonsoir amical, etj comme Jean restait triste et absorbé, je voulus lui démontrer que, Félicie étant parfaitement calme et nullement piquée, j’avais bien agi dans l’intérêt de tous en faisant cesser un quiproquo ridicule et pénible.

Jean secoua la tête. — Ma sœur est trop fière, dit-il, pour se fâcher de votre froideur. Elle n’en souffre peut-être pas : je ne sais plus rien de ce qui se passe entre vous deux ; mais je vous déclare que, si elle en souffre, elle en souffre beaucoup. Personne ne le saura, mais le mal intérieur sera grand. C’est une fille qui ne sent rien à demi.

L’idée du chagrin de Félicie me rendit très malheureux, je l’avoue, et vingt fois, le lendemain, je fus prêt à lui dire que j’avais menti, que je l’aimais passionnément et que j’étais jaloux. Je ne pus cependant me résoudre à cette humiliation, d’autant plus que cette nature énergique ne donnait guère de prise au retour. Son parti était pris, il semblait même qu’il le fût d’avance, et elle ne laissa paraître ni froissement d’amour-propre, ni pitié pour elle-même, ni regret de son illusion perdue. Elle travailla comme à l’ordinaire, prodigua les mêmes soins à la famille et à moi, et il n’y eut pas sur son visage la moindre trace de larmes ou d’insomnie. Peut-être fus-je piqué, moi, de son courage ou de son indifférence. Je m’aperçus d’une chose illogique et mauvaise qui se passait en moi ; j’aurais voulu qu’elle eût un grand chagrin. Je tâchais de m’excuser de mon injustice à mes propres yeux en me disant que ce chagrin sincère et profond eût banni mes craintes et désarmé ma prudence. Étais-je dans mon droit, n’y étais-je pas ? Je ne lisais plus bien clairement dans ma conscience, tant l’amour y avait porté de trouble et soulevé de questions.

Peu de jours après avoir ainsi brûlé mes vaisseaux, je sentis un grand besoin de solitude, et l’occasion me servit. Les Morgeron avaient un procès qui durait depuis des années, et qui leur mangeait de l’argent en pure perte. Comme ils s’en tourmentaient un peu, je me fis expliquer l’affaire, et j’y trouvai une solution dont on ne s’était pas avisé encore. Pour la proposer et la faire accepter, il fallait aller à Sion. J’offris de m’y rendre, on accepta, je partis. Je restai un mois absent, occupé tout le jour des intérêts de mes amis, et me promenant seul le soir dans la montagne. Là, je recouvrai le calme qui m’avait fui, et je me crus si bien guéri de l’amour que je retournai avec joie à la Diablerette. De grands chagrins m’y attendaient.

Je trouvai Félicie si changée et si vieillie que je me demandai si l’illusion de l’amour me l’avait fait trouver jeune et belle, ou si une profonde douleur avait fait sur elle, en un mois, l’ouvrage de plusieurs années. Elle m’assura qu’elle se portait bien ; Jean me jura qu’elle n’avait pas été malade ; l’ayant vue tous les jours, il ne s’était pas aperçu qu’elle eût souffert. Tonino était absent, il avait été à Lugano recevoir la dernière bénédiction de sa mère mourante. Félicie avait gardé un tendre souvenir à cette parente charitable par qui elle avait été accueillie d ans son malheur. Je pus penser que sa mort et le chagrin de Tonino l’avaient vivement affectée, et qu’absorbée par ces chagrins de famille, elle ne songeait plus à moi ; je n’étais plus jaloux, je rougissais de l’avoir été ; je me flattais d’inspirer désormais une amitié bienfaisante et sérieuse.

Un soir, Jean me prit à part et me dit : J’ai mal rêvé cette nuit. Je ne suis pas superstitieux, je ne crois pas que les songes annoncent l’avenir ; mais ils ont cela de triste ou d’utile qu’ils nous font penser à ce qui peut nous arriver, à ceux que nous laisserions dans la peine. J’ai rêvé que j’étais à la chasse et que je tuais un chamois ; mais la bête morte, c’était moi-même. Je me voyais accroché à une roche, saignant, les flancs ouverts ; mon chien Médor venait pour m’achever, je voulais lui parler, je ne pouvais pas, et il ne me reconnaissait pas. Je me suis éveillé tout elTrayé et tout malade. J’en ris à présent, mais je me demande tout de même si, en cas d’accident, mes affaires sont bien en ordre. Il faut que vous m’aidiez à voir cela. Le procès que v ous avez heureusement terminé à Sion vous a mis à même de bien connaître ma situation et les dispositions de ma famille à l’égard de Félicie. Mes parens ne l’aiment pas ; ils sont tous riches, et je veux qu’elle soit, sans conteste, mon unique héritière. Mon testament est fait, examinons-le ensemble ; sachez s’il est bien fait et s’il assure l’avenir de ma sœur. Après examen attentif, tout me sembla arrangé pour le mieux. Je rassemblai et rangeai tous les titres, et Jean me montra où il cachait la clé de son bureau. — À présent, me dit-il, je suis tranquille, et je pourrai faire tous les rêves du monde sans m’en souvenir le lendemain.

Malgré son air enjoué, il me sembla qu’il était poursuivi par un pressentiment sinistre. Les gens doués d’une forte vitalité ne pensent pas à la mort sans un ébranlement sensible de tout leur être. Je vis un nuage passer plusieurs fois sur ce front large et bas qui commençait à se dégarnir et à montrer à nu la puissance de ses facultés d’obstination et de bonté.

Cette impression de tristesse fut bientôt effacée. Un jour, Jean me proposa une partie de chasse. — Il faut, dit-il, que je tue un chamois pour faire mentir mon rêve.

Je l’accompagnai. La chasse fut bonne : au lieu d’un chamois, nous en rapportâmes deux. Médor se conduisit admirablement, et son maître lui prodigua les complimens et les caresses. Félicie, à qui nous nous étions bien gardés de parler du rêve de son frère, se mit avec joie en devoir de conserver les parties du gibier destinées à la venaison, en même temps qu’elle nous prépara les morceaux les plus choisis. Le souper fut très gai. Jean avait invité quelques voisins, entre autres Sixte More, qui me parut toujours épris de Félicie, bien que toujours rebuté par elle. C’était un bel homme encore jeune, riche, sans éducation, mais non sans jugement et sans esprit naturel. Jean but un peu plus que de coutume, et, sans être ivre, il s’exalta un peu en paroles. Félicie nous laissa au dessert. Je remarquai qu’elle s’était remise avec son ancienne ardeur aux soins matériels du ménage, et qu’elle ne craignait plus de gercer ses belles mains en plongeant les vases dans la rigole d’eau courante qui traversait sa vaste cuisine.

Alors Jean se mit à parler d’elle, à vanter son courage, son dévouement, ses vertus domestiques. Il s’attendrit, et, prenant en amitié celui qui se trouvait à ses côtés, il embrassa Sixte à plusieurs reprises en lui disant : — Si je venais à mourir, je veux que tu ne te décourages pas du passé, et que tu persuades à Fclicie de te prendre pour mari. Tu l’aimes toujours, je le sais, je le vois, et toi seul es digne d’elle. Jure-moi que tu la rendras heureuse ! Quand on se sépara, Jean était encore plus surexcité, et, oubliant ce qu’il avait dit à Sixte More, il me dit absolument les mêmes choses, me recommandant de ne jamais quitter sa sœur et voulant me faire jurer de l’épouser. L’idée de la mort, écartée dans la première joie de la réunion, était revenue fixe et redoutable dans l’ivresse.

Jean était habituellement sobre. Je ne le vis donc pas sans inquiétude continuer à boire et à s’étourdir les jours suivans, comme si, se croyant condamné à une fin prochaine, il voulait l’oublier et noyer dans le vin ses idées noires.

Félicie s’en inquiéta aussi. Elle essaya de l’arrêter, elle s’y prit mal, elle échoua. Je fus plus habile ou plus heureux, je rattachai Jean à sa chère idée, et il reprit avec entrain les travaux de l’île Morgeron. Nous y étions de nos personnes et de nos bras depuis quelques jours, quand un orage gonfla le torrent et nous amena les premières terres que le brisement de la roche nous permettait enfin d’attendre et de recueillir. À ce premier succès, Jean devint comme fou d’orgueil et de joie. Il parla de dresser une tente sur son nouveau domaine aussitôt que le soleil aurait séché le sol, et d’y donner une fête à tous les habitans riches et pauvres de la contrée ; mais tout à coup, jetant sa pioche avec une sorte d’égarement :

— À quoi bon, s’écria-t-il, avoir pris tant de peine et tant combattu pour ne pas jouir du triomphe ?

Félicie, qui était présente, s’effraya, et me demanda vivement l’explication de ce désespoir subit. Je dus lui avouer que depuis quelque temps une idée sombre poursuivait son pauvre frère. Elle s’en alarma beaucoup. — Je ne crois pas aux pressentimens, me dit-elle ; mais j’ai toujours pensé que mon frère avait trop d’imagination, trop d’ardeur dans ses projets, et qu’il pourrait bien devenir fou. Voilà pourquoi je crains tant pour lui l’excitation du vin et des repas. Que faire pour le distraire de tout cela ? Si nous lui parlons de se reposer du travail et de voyager pour changer d’idée, il ne nous écoutera pas. Tâchez donc d’imaginer quelque chose, car moi je ne sais plus… Quand je le retiens et le contredis, je l’irrite ; quand je cède et flatte ses manies, elles lui donnent la fièvre. Que faire, monsieur Sylvestre, que faire ? Assistez-nous d’un bon conseil, car je me sens devenir folle aussi.

J’avais assez étudié le caractère et le tempérament de Jean Morgeron j^our les connaître. Je savais que la locomotion, le changement continuel d’air et de lieu étaient nécessaires à sa nature inquiète. Mon absence et celle de Tonino l’avaient cloué toute une saison à ses travaux. C’était trop pour lui. Félicie, à qui je fis part de cette réflexion, la trouva juste, et nous cherchâmes ensemble un prétexte pour faire voyager le cher patron, sans lui laisser voir nos préoccupations.

Je trouvai vite ce prétexte. Tonino était retenu à Lugano par le chagrin de son vieux père, qui ne voulait pas quitter son pays, et qui tombait pourtant dans le désespoir à l’idée de se séparer de lui. Le comte tisserand était fier et ne voulait pas être à la charge des Morgeron, qui ne pouvaient lui garantir l’emploi de son métier dans leur vallée. Jean, avec sa bonté, sa rondeur et sa franchise, pouvait seul vaincre les scrupules du vieillard et le décider à venir avec son fils habiter la Diablerette. Quand on invoquait le bon cœur de Jean en flattant son amour-propre, on était sûr de le déterminer bien vite. Aussi son départ fut-il décidé le lendemain même. L’idée de voyager, d’agir, de parler, de convaincre, d’être utile, de se montrer aimable et généreux, dissipa sa mélancolie ; il fit avec gaîté les apprêts de son excursion, me confiant le soin des travaux à continuer, et remettant à son retour avec Tonino la fête d’inauguration de son île.

Il détestait les voitures publiques, il y étouffait quand il y trouvait des compagnons de route, et quand il n’en trouvait pas, il s’y ennuyait mortellement. Il faisait donc toutes ses courses à cheval, et il équipa lui-même avec soin son robuste et fidèle bidet de voyage. Nous le pressions, craignant qu’il ne se ravisât. Hélas ! en croyant le sauver, nous le poussions à sa perte.

Je pris un autre cheval pour l’escorter jusqu’à la sortie des montagnes. Je le quittai quand nous eûmes atteint la plaine, après avoir déjeuné avec lui dans une petite auberge où il fut gai et aussi calme qu’il lui était permis de l’être. Ses fantômes semblaient complètement dissipés, il causait avec raison et bonté de la situation de Tonino et de sa famille.

Quand nous nous fûmes cordialement embrassés, quand il eut lestement enfourché sa monture ardente et solide, qui partit à fond de train, faisant résonner son équipage plaqué d’argent et ses fontes de pistolet, je le suivis des yeux longtemps à travers la plaine. Pouvais-je croire que je voyais pour la dernière fois cet homme si robuste et si énergique, dont la vie était une continuelle expansion, un débordement de puissance, si l’on peut ainsi dire ?

J’allais le perdre de vue lorsque je remarquai que Médor, son inséparable compagnon, qu’il prenait par la peau du cou et plaçait en travers sur le garrot de son cheval quand il le voyait fatigué, ne le suivait pas. Jean, sachant que l’animal chasseur faisait souvent des pointes dans la campagne et le rejoignait toujours, ne s’en inquiétait guère. Médor était sûr d’être mis sur le cheval quand il arriverait exténué d’une course forcée. Pourtant je le cherchai des yeux, et je le vis avec surprise derrière moi, couché sur le flanc, d’un air morne. Je voulus le renvoyer à son maître, la persuasion et la menace furent inutiles. L’animal, épuisé et haletant, me regarda comme pour me dire qu’il était malade, et qu’il aimait mieux périr sous les coups que de tenter une nouvelle course.

Jean était trop loin pour voir ce qui se passait et pour revenir sur ses pas. Je dus ramener le chien à la maison. Le lendemain, il ne voulut ni manger ni boire ; on crut que c’était le chagrin de n’avoir pu suivre son maître. Le jour suivant, on le chercha en vain ; il avait disparu. Ce brave Médor, pensa-t-on, a couru après son ami dès qu’il s’en est senti la force. Il saura le retrouver.

Il le retrouva en effet aux portes de Lugano. Il se jeta sur lui pour le caresser, et il le mordit. L’hydrophobie, ce mal terrible, combattu durant plusieurs jours par l’affection, la mémoire et la fidélité, éclata au moment de la joie. Quelques jours après, je reçus une lettre de Tonino. Jean était gravement malade, et on ne pouvait savoir la nature de son mal. Il avait une fièvre ardente et un délire furieux. Je dus préparer Félicie à apprendre quelque chose de grave. Elle me devina, elle m’arracha la lettre. — Mon frère est fou ! s’écria-t-elle ; il devait finir ainsi, j’en étais sûre ! Nous partîmes une heure après, à cheval tous deux, pour gagner la poste la plus prochaine. La nuit nous surprit dons une gorge étroite et sombre, et nous dûmes nous ranger contre la paroi du rocher pour laisser passer un cavalier qui arrivait sur nous au galop.

Il s’arrêta en nous voyant, et nous demanda en italien le chemin de la Diablerette. Il venait de la part de Tonino pour nous empêcher de partir. La lettre du matin n’était qu’une préparation à l’horrible nouvelle. Jean était mort dans une exaspération atroce. On avait dû tuer le chien. Le médecin avait reconnu une morsure au bras du malade. Ainsi s’était réalisée, avec la rapidité de la foudre, le fantastique et affreux rêve du pauvre Jean.

Tonino ajoutait par la bouche de l’exprès : — Ne partez pas, je connais les idées et les sentimens de Félicie. Le corps de son frère sera embaumé et conduit par moi dans notre vallée. Qu’elle l’attende. Je ne sais pas encore par quelle route je pourrai le transporter, nous risquerions de nous croiser en chemin.

Félicie écouta ces détails avec un sang-froid effrayant. Elle se les fit répéter plusieurs fois comme si elle ne les eût pas compris ; puis se tournant vers moi : — Nous allons rentrer chez nous, me dit-elle. Envoyez ce courrier devant, pour qu’il nous annonce et soit hébergé comme il faut.

Dès que cet homme nous eut devancés, elle se remit en marche au pas, sans rien dire, sans pleurer, sans témoigner aucun désordre d’esprit, aucune défaillance de volonté. J’étais bouleversé et navré, mais je me taisais, inquiet de Félicie. L’obscurité ne me permettait pas de voir sa figure, et j’avais peine même à me rendre compte de son attitude. Je marchais tout près d’elle, craignant une explosion ou un évanouissement. Le calme apparent où elle était plongée dura près d’un quart d’heure. Tout à coup elle éleva les bras et fit un grand cri, comme si la lune, qui venait de dépasser la crête rocheuse dont nous suivions la base, et qui jeta une vive lumière sur notre chemin, l’eût rappelée à la notion du réel. — Est-ce que c’est vrai ? s’écria-t-elle en sautant à bas de son cheval, sans s’inquiéter de le retenir auparavant. Est-ce que j’ai rêvé cela ? est-ce que mon frère est mort ? Non, ce n’est pas arrivé, dites-moi que je dors, réveillez-moi, tuez-moi plutôt que de me laisser continuer ce rêve ?

Et elle marchait au bord du précipice, sans savoir où elle était ni où elle voulait aller.

Je vis que la crise était venue. Je me hâtai d’attacher les chevaux ensemble, je courus auprès d’elle, je l’arrêtai, je lui parlai, je tâchai de provoquer les larmes ; mais avec une exaspération terrible elle me repoussa. — Laissez-moi, dit-elle, laissez-moi mourir, je le veux ! Qu’est-ce que cela vous fait à vous qui ne m’aimez pas ? Un seul être m’a aimé, c’est lui, et il est mort, et je ne le verrai plus !

Elle voulait alors se jeter dans l’abîme ; je ne pus l’en empêcher qu’en lui parlant du corps de son frère qui allait arriver bientôt, et à qui elle devait rendre les derniers devoirs. Elle se soumit et me jura qu’elle n’attenterait pas à sa vie. Je crus ajouter à sa résignation en lui parlant de son oncle et de Tonino, ces derniers représentans de sa famille, qui avaient besoin de son appui et de son dévouement. Le souvenir de son vieux parent la frappa de respect ; mais, quand je nommai le jeune homme, elle me défendit avec amertume de lui en parler jamais.

J’essayai de lui persuader de remonter à cheval ; nous étions à, trois lieues de la maison, et je sentais que ses jambes la soutenaient à peine. Elle parut vouloir m’obéir ; mais tout à coup elle se jeta sur le sable du chemin en criant : — Laissez-moi, laissez-moi ici ; vous voyez bien qu’il faut que je pleure !

L’infortunée ne pleura pas. Ses sanglots furent des rugissemens dont semblait s’eiïrayer le lieu sauvage où nous étions. Abrités, enfermés dans deux parois de roches escarpées, nous n’entendions presque plus gronder sous nos pieds le torrent, enfoui à une immense profondeur. La lune avait déjà dépassé l’étroite zone du ciel où elle nous était apparue. Elle n’envoyait plus sur les flancs du ravin que de brusques lueurs, livides comme des lames d’épées. L’horreur de l’abîme était augmentée par l’ombre vague des nuages que le vent chassait devant lui : pas un arbre, pas un buisson, aucun murmure de feuillage. Le vent sifllait aigrement sur nos têtes sans nous eflleurer, et le roulement d’un caillou dans le précipice était la seule réponse que cette solitude envoyât aux cris éperdus et stridens de la pauvre Félicie.

La pitié est comme une passion dans les âmes tendres. Dans sa détresse, l’infortunée réveilla en moi, sans le savoir et sans le vouloir, la tendresse ardente que je croyais avoir vaincue. Sa douleur déchira mes entrailles, et en la voyant se rouler par terre, s’arracher les cheveux, je sentis, à mon propre désespoir, que sa souffrance était mienne et que je l’aimais avec passion. Alors j’eus de l’énergie, de la ferveur, de l’éloquence, pour la ranimer ou l’attendrir. Elle fut longtemps sans me comprendre, et puis tout à coup je ne sais laquelle de mes paroles entra dans son cœur et offrit un sens à son esprit ; elle m’écouta avec étonnement, chercha mes mains dans l’obscurité et me dit d’une voix déchirante : — Estce vous qui êtes là ? est-ce vous qui me parlez ? est-ce vous qui m’aimez ? Non, ce ne peut être vous ! personne ne m’aime à présent ; personne ne m’aimera plus ! Ni amitié ni amour ! il n’y a plus rien pour moi.

— Jurez-moi de surmonter cette douleur, lui dis-je ; ayez la volonté de vivre, et ma vie est à vous !

— C’est impossible, reprit-elle ; vous ne pouvez pas être mon frère ! Et, dans un de ces paroxysmes d’exaltation où il n’y a plus ni fierté ni réserve, elle s’écria en me repoussant : Non ! vous ne pouvez rien être pour moi, puisque je vous aime d’amour, et que vous étiez décidé à me laisser mourir plutôt que de m’aimer de même. Votre amitié, votre pitié, je n’en veux pas, je vous l’ai dit. J’en suis humiliée et* offensée ; il faut que je vous adore ou que je vous déteste. Je suis comme cela, vous ne me changerez pas ; j’ai renoncé à vous, mon cœur s’est vengé en vous maudissant. Je n’aime plus rien, je ne veux plus aimer personne. J’ai de l’argent ; je suis riche, très riche, à présent que je n’ai plus de frère et que je ne suis plus obligée de me ruiner pour lui faire plaisir. Je donnerai tout mon argent, toutes mes terres, tous mes troupeaux à ma famille italienne. Ils seront heureux, Tonino se mariera, je ne l’aime pas, moi ; je n’ai pas besoin de vivre pour lui ; vous voyez bien que j’ai le droit de mourir.

— Et si je vous aimais, moi, Félicie, si je vous aimais autant et plus que vous ne m’aimez ?

— L’amour ne se commande pas ; vous m’eussiez aimée plus tôt ! Mon secret m’échappa. Je ne sais plus comment je le lui confiai, ni comment j’expliquai la lutte soutenue contre moi-même. Je sais que je n’avouai point ma jalousie, que je ne prononçai pas seulement le nom de celui qui l’avait excitée. J’eusse rougi de m’en confesser, j’eusse cru outrager Félicie dans un moment où il fallait la relever à ses propres yeux ; mes soupçons, ajoutés à l’amertume de son malheur, eussent été pour elle, je le croyais ainsi, un nouveau calice. Elle ne les devina pas, elle m’écouta avec surprise, avec saisissement et sans m’interrompre ; puis elle se remit à sangloter, mais avec des larmes cette fois, demandant pardon à Dieu et à son frère d’aimer encore quelqu’un sur la terre.

L’exaltation revint bientôt. Elle se leva et reprit machinalement la bride et l’étrier de son cheval en me disant : Partons ! L’idée du bonheur ne peut pas entrer à présent dans ma tête ; mais je sens le courage me revenir avec la pensée de pouvoir encore me dévouer à quelqu’un. Tenez, mon frère m’entend ! il est là, il nous voit ! Il voulait que nous fussions l’un à l’autre. Jurez que vous m’avez dit la vérité, et son âme sera contente ! Moi, je lui jure que je vivrai, que je continuerai ses travaux, que je donnerai son nom à cette terre, à cette île qui était son rêve, et que je ne manquerai plus de foi ni de volonté ! Il le veut ainsi, n’est-ce pas ? Si je mourais maintenant, il serait oublié ; son œuvre serait abandonnée. Aimez-moi, aimez-moi, ou tout est fini pour lui comme pour moi.

Je la pris dans mes bras et la remis sur sa selle en baisant ses genoux tremblans, en lui jurant qu’elle avait désormais le droit et le devoir de vivre. Nous partîmes au galop. Le surlendemain, Tonino arrivait avec le corps de Jean sur un chariot. Son cheval, attaché derrière, suivait la tête basse. Une caisse renfermait un objet que Tonino cachait avec soin et enterra d’avance, durant la nuit, au lieu où Jean devait être enseveli. Je fus initié à ce secret étrange. Au moment où Jean s’était senti malade, il avait dit : Il faut tuer mon chien, il est dangereux ; mais c’est malgré lui qu’il m’a mordu, et si je dois en mourir, il faut qu’il soit enterré à mes pieds, je le veux.

Félicie avait retrouvé la vaillance austère de son énergie. On cacha le genre de mort du pauvre Jean ; toute la vallée vint assister avec respect à ses funérailles, et Félicie eut la consolation de voir que, malgré un peu de jalousie, de méfiance et de moquerie dans le passé, tous les habitans regrettaient sincèrement celui qu’ils avaient maintes fois blessé. Us rendaient justice à ses immenses qualités. Après la cérémonie, un grand repas leur fut servi selon la coutume. Félicie veilla elle-même sans faiblir à tous les devoirs de l’hospitalité. Quand tout fut rentré dans le silence, elle pleura silencieusement, me serra chastement les mains, et se retira en me disant : — Vous voyez, j’ai du courage !

Tonino était venu seul, sans que lui ni Jean eussent pu persuader à son père de l’accompagner. Il y renonçait ; mais dès le lendemain Félicie lui ordonna de repartir. — Tu n’as pas su faire ton devoir, lui dit-elle d’un ton sévère. Ton père a tout perdu en perdant son excellente femme. Tu auras beau lui donner de l’argent, c’est de l’amitié et de la société qu’il lui faut ; à son âge, on meurt quand on se trouve seul. Va-t’en le chercher, et dis-lui que j’irai le chercher moi-même, s’il le faut. Je partirais avec toi, si je n’étais brisée de fatigue ; mais il ne faut pas que je tombe malade, j’ai encore des devoirs à remplir en ce monde.

Tonino résista. Il assurait que rien ne pourrait décider son père à se dépayser. — Eh bien ! reprit Félicie, si tu ne réussis pas, tu dois rester auprès de lui, je le veux.

Leur discussion s’animant, je ne sais par quel respect humain je ne voulus plus savoir quel sentiment poussait l’un et retenait l’autre devant cette séparation. Je sentis ou crus sentir que j’étais pour quelque chose dans la sévérité de Félicie et dans la résistance de son cousin. Je les laissai ensemble, j’allai reprendre les travaux suspendus. Quand je rentrai le soir, Tonino était parti.

— Nous voilà seuls ensemble, me dit Félicie en attachant sur moi un regard plus sévère que tendre. — Voulez-vous que nous soyons seuls pour jamais ?

— Pourquoi cette question, Félicie ?

— Tonino vous déplaît !

— Au contraire je l’aime ; mais, puisque vous provoquez ma franchise, je dois vous dire que je persiste à le croire épris de vous, et que cette situation me devenait très dilficile à accepter. À présent tout est changé ; vous m’aimez, et vo us voulez que je vous aime. À moins de vous outrager, je ne dois pas douter que vous n’ayez trouvé un moyen de faire cesser ma souffrance.

— C’était donc une souffrance ?

— Très grande et très amère.

— Que ne le disiez-vous ?

— J’en rougissais.

— Vous êtes bien étrange, monsieur Sylvestre ! Vous m’avez fait cruellement souffrir aussi, moi, car je vous ai cru dédaigneux et indifférent, et vous me /sachiez avec soin ce qui devait me consoler.

— Vous ne croyez donc pas que la jalousie soit une offense envers la personne aimée ?

— Je n’en cherche pas si long que vous ; la jalousie est inséparable de l’amour, et je suis fière de vous l’avoir inspirée.

Nous ne pensions pas de même, mais Félicie avait besoin de consolation et non de discussion, et d’ailleurs je ressentais auprès d’elle ce trouble délicieux qui fait l’amour indulgent sinon aveugle. Sa soumission instinctive à mon secret désir de voir éloigner le jeune baron me touchait profondément. Je l’en remerciai ; mais, honteux de mon égoïsme, je me hâtai de lui dire que je n’entendais pas faire durer longtemps la séparation qu’elle s’était imposée. — Vivons quelques jours tête à tête, lui dis-je. J’ai un immense besoin de vous voir sans être observé d’un œil d’envie, de vous parler et de vous entendre, sans qu’un témoin inquiet ou curieux nous écoute. Nous avons bien des choses à nous dire, car l’amour est un inconnu pour les amis qui se connaissent le mieux d’ailleurs. Nous ne savons pas ce qu’il sera pour nous ; ne cherchons pas trop à nous en rendre compte, ce serait peut-être impossible, mais préparons son règne sur nous par ce doux recueillement qui ouvre la porte aux songes dorés. Habituons-nous, par une entière confiance, à ne faire qu’une âme. Quand il en sera ainsi, que votre enfant revienne ! Je me sentirai bien fort contre les vaines chimères ou les justes susceptibilités qui m’ont tourmenté. S’il vous aime, comme je le crois, nous travaillerons ensemble à le guérir. Si je me suis trompé, vous me guérirez à jamais de l’injustice et du soupçon.

— Je vais vous dire la vérité, répliqua Félicie. Vous avez deviné quelque chose que vous ne comprenez pas. Tonino m’aime comme sa mère ou comme sa sœur, c’est-à-dire qu’il m’aime beaucoup et d’une bonne amitié ; mais au fond c’est en vue de lui-même, car il est égoïste comme tous les enfans gâtés. Ajoutez à cela qu’il est dans l’âge de l’amour, et que ses sens lui parlent pour toutes les femmes, pour moi comme pour les autres ; cela, j’ai été forcée de m’en apercevoir. Vous rougissez, monsieur Sylvestre, vous espériez encore vous être trompé ? Eh bien ! non ; il m’a désirée, il me désire, il me désirera peut-être encore. Si cela vous blesse, il ne faut pas qu’il revienne. Si cela vous est aussi indifférent qu’à moi, il reviendra, et je le marierai pour qu’il soit occupé d’une autre femme.

— A-t-il osé vous dire qu’il vous aimait ?

— Oui, depuis que vous l’avez rendu jaloux.

— Et vous l’avez grondé… ou plaint ?

— Ni l’un ni l’autre. J’ai fait semblant de ne pas comprendre, c’était le mieux.

— Vous n’avez éprouvé aucune émotion, aucun regret ?..

— Je ne sais pas, monsieur Sylvestre. J’ai réfléchi. Dans ce moment-là, vous sembliez me fuir et me dédaigner. Il y a eu des momens où mon regret de vous me rendait folle, et où je me suis dit : Il faut en finir, je souffre trop ! Il faut que je sois aimée passionnément, n’importe par qui, et moi j’aimerai comme je pourrai. Voilà cet enfant dont j’ai l’amitié, et qui en outre me trouve encore belle ; eh bien ! voyons cette ivresse, faisons quelqu’un heureux, sauf à n’avoir que cette joie-là. Ce sera mieux que de me voir seule à jamais ; cela ne m’est plus possible. J’ai vécu treize ans seule, sans y songer ; mais depuis que j’aime, c’est un songe affreux. Je ne peux pas le supporter davantage. Que quelqu’un m’éveille et me dise : Voilà la vie, ce n’est pas ce que tu avais rêvé ; c’est peut-être mauvais, c’est peut-être pire que ta solitude, mais c’est la vie !

La franchise terrible de Félicie me faisait beaucoup de mal, tout en m’inspirant un grand respect pour sa loyauté courageuse. Je voulus aller jusqu’au bout de cette brûlante confession, et mes questions, calmes en apparence, l’engagèrent à continuer.

— J’ai donc songé à épouser cet enfant, reprit-elle. J’aurais voulu pouvoir m’y décider. Je n’ai pas pu. Il y a en moi une répugnance morale pour lui. Je ne l’estime pas beaucoup. Je sais ses défauts. Je crains ses plus innocentes caresses comme des insultes, Je le crois capable de devenir ingrat le jour où il n’aurait plus rien à désirer de son meilleur ami. Vous verrez qu’il oubliera Jean très vite, et puis il est faux. Je n’ai jamais pu le corriger de cela. Enfin je le hais un peu depuis qu’il est amoureux de moi, et je ne saurais trop dire pourquoi. Il m’impatiente, il m’irrite. J’éprouve un soulagement et un repos quand je ne le vois plus, et si vous me dites qu’il vous gêne et vous blesse aussi, je crois que j’en serai contente. Je m’arrangerai pour qu’il ne revienne pas.

— Eh bien ! m’écriai-je emporté par un mouvement irrésistible, qu’il ne revienne pas, Félicie ! qu’il ne revienne jamais !

Je n’osai pas lui dire que Tonino me paraissait plus dangereux pour elle qu’elle n’était dangereuse pour lui. Et pourtant la vérité, la délicate ou la brutale vérité de cette situation m’apparaissait dans toute son évidence. Les sens ardens du jeune homme réagissaient sur les sens inassouvis de Féhcie. Un magnétisme, involontaire peut-être départ et d’autre, les avait, dès les plus jeunes années de Tonino, poussés l’un vers l’autre. Ils ne s’aimaient pas, ils ne se convenaient pas, ils étaient peut-être destinés à se haïr : je n’avais pas sujet d’être moralement ni intellectuellement jaloux ; mais cet attrait physique, cette curiosité inquiète, ce désir de l’un, cette crainte de l’autre, ce je ne sais quoi d’ému et de sensuel qui flottait entre eux me causait bien naturellement une sorte de fureur, et, chose étrange, au lieu de rougir de me l’inspirer, Félicie semblciit s’en réjouir comme d’un hommage que je lui rendais ! Elle accepta avec une joie vulgaire l’arrêt que je venais de porter en tremblant. — C’est cela, dit-elle, c’est le mieux ! qu’il ne vienne plus nous troubler ! Je vais lui faire une belle dot et lui dire que je quitte le pays avec vous. Nous voyagerons un peu, si vous voulez, et quand nous reviendrons, il sera fixé à Lugano auprès de son père. Je lui écrirai ce soir…

— Vous lui direz donc que nous nous marions ?

— Oui, je compte le lui dire et lui ôter toute espérance.

Ce dernier mot de Félicie me fut si amer, que je me hâtai de prendre congé d’elle pour ne pas laisser percer mon déplaisir. Tonino avait donc de l’espérance, elle lui en avait laissé concevoir ! Cette femme austère n’était pas vraiment chaste. Et pouvait-elle l’être ? Sa première faute, sur laquelle ma pensée ne s’était guère arrêtée jusque-là, m’apparut comme une véritable souillure, un délire précoce, un entraînement tout animal que la pudeur et la fierté n’avaient peut-être pas seulement songé à vaincre. Je me rappelai qu’en parlant de cette faute, Félicie n’avait jamais montré de confusion ou de repentir véritable. Elle relevait la tête au contraire, et semblait menacer plutôt que rougir.

Le lendemain, j’étais triste et inquiet. Félicie au contraire était calme et comme ranimée par une grande résolution. Elle avait écrit à son cousin ; elle voulut me montrer la lettre, je refusai de la lire. Je craignais d’y trouver la confirmation de mes doutes et de n’avoir plus le courage de me dévouer. Je sentais bien qu’il fallait l’avoir, que je ne pouvais plus briser une âme que j’avais juré de guérir, enfin qu’il s’agissait pour moi non d’être heureux et tranquille, mais d’accepter toutes les conséquences de ma passion.

Ma passion ! elle était indéfinissable ; elle me brûlait, et tout à coup elle me laissait si froid qu’elle semblait évanouie. Auprès de Félicie, je subissais ce vertige que l’amour d’une femme intelligente et belle fait naître en l’éprouvant. Dès que je me retrouvais seul, il me semblait avoir rêvé, et ce qui me choquait dans cette étrange nature m’apparaissait comme la seule chose réelle de mon émotion.

Des jours et des semaines passèrent sur ce déchirement intérieur et le dissipèrent. Je ne savais plus rien de Tonino, sinon qu’il n’espérait plus fléchir son père, et qu’il obéissait à Félicie en restant près de lui. Il écrivait beaucoup, j’avais refusé de voir ses lettres ; je n’aimais pas à parler de lui. Je voulais laisser à Félicie tout le soin, toute la responsabilité, je n’osais dire tout le mérite de cette exécution…

Elle ne parut pas lui être pénible, tout au contraire. Si une lueur de gaîté lui revenait au mille u de la tristesse où la perte de son frère la tint longtemps plongée, c’étaient les jours où elle me disait : — L’enfant commence à s’habituer là-bas. Il me dépense un peu d’argent, et je crois bien qu’il ne s’occupe guère ; mais, lorsque son parti sera pris, j’aviserai à lui procurer un état. Il était trop gâté ici par mon frère. Il faut qu’il apprenne à faire comme les autres.

Je ne répondais rien, Félicie souriait comme à la dérobée. Il y avait une joie craintive dans ce mystérieux sourire. Elle était heureuse de me sentir jaloux ; mais mon front sévère l’empêchait de me le dire.

Dans ce tête-à-tête plein d’attraits et de souffrance pour moi au commencement, Félicie apporta une vaillance extraordinaire. Elle prit possession de moi avec une confiance sans bornes, et, se regardant comme ma fiancée, elle me parla de son amour sans réserve et sans trouble. Elle se montra dès lors à moi vraiment grande, car elle fut chaste et hardie en même temps. Elle s’était fait une sorte de prescription religieuse de ne pas songer à elle-même tant qu’elle porterait le deuil de son frère, et, tout en me parlant sans cesse de notre future union, il ne lui arriva pas une seule fois d’y chercher pour elle un rêve de bonheur. Elle n’était occupée que du mien, et elle me conjurait de la rendre capable de le réaliser.

— Je suis trop inférieure à vous, me disait-elle, et je ne voudrais pour rien au monde vous appartenir avant que vous ne m’ayez élevée autant que possible à votre niveau. J’ai de l’intelligence et de la volonté ; apprenez-moi tout ce que j’ignore, redressez mon jugement, éclaircissez mes idées, faites-moi comprendre tout ce qui vous occupe ; mettez-moi à même de causer avec vous, de m’intéresser à ce qui vous intéresse, de voir clair en vous et en moi-même. Vous m’avez grondée autrefois ; il ne faut plus me faire cette peine-là. Il ne faut pas vous étonner de mon ignorance et de mes travers, il faut me les ôter ; soyez sûr que c’est très facile. En effet, c’était en apparence très facile. Elle ne résistait plus à aucun enseignement, elle ne discutait plus, elle m’écoutait avec avidité, elle buvait mes paroles, elle était douce et docile comme un enfant. Son naturel inquiet et nerveux reparaissait dans les soins qu’elle prenait de ses affaires et de son ménage, dans les ordres qu’elle donnait à son monde et dans les impatiences que lui causaient les tracas puérils. J’obtins d’elle la promesse que cette activité fébrile serait combattue, qu’elle apprendrait à commander avec calme et à supporter philosophiquement la négligence ou l’inintelligence inévitable de ses subordonnés. Ce fut d’abord au-dessus de ses forces ; mais un jour que je lui expliquais les idées de Lavater sur la physionomie, je lui traçai son propre profil au bout de la plume, et je lui montrai les diverses expressions de son visage modifié par la nature de ses émotions intérieures ; elle se vit jouant du violon et elle se trouva belle ; elle se vit grondant ses valets et elle se trouva laide. Consternée de ma clairvoyance, elle prit du chagrin et pleura ; mais, à partir de ce moment, elle redevint douce avec tout le monde comme au moment où pour la première fois elle s’était observée pour me plaire.

Comment n’aurais-je pas été touché de sa soumission ? Bientôt je fus ravi de son intelligence ; elle avait une facilité de compréhension merveilleuse. Deux ou trois semaines de leçons lui suffirent pour réformer ses mauvaises locutions allemandes et françaises ; elle m’en demanda une liste, elle l’étudia la nuit au lieu de dormir. Quand sa mémoire les eut bien classées, elle n’y retomba plus jamais.

Elle eut plus de peine à corriger son accent, mais elle sut très vite en faire disparaître les intonations vulgaires. Ce fut pour elle comme une leçon de musique que je lui donnais, et son instinct musical la servit admirablement pour cette réforme. Elle apprit aussi à causer, et c’est ce qu’elle avait toujours ignoré le plus complètement. Elle était de ces esprits impétueux qui n’écoutent de ce qu’on leur dit que ce qui répond à leur préoccupation. Ainsi elle s’emparait d’un seul mot qui l’avait frappée, et, comme un critique de mauvaise foi qui s’attaque à une citation tronquée, elle dénaturait avec une habileté ingénue et tenace le sens de ce qu’on lui avait dit, pour répondre à ce que l’on n’avait pas songé à lui dire. Elle abjura formellement ce procédé intellectuel, non pas tout de suite après que je lui en eus démontré les inconvéniens, mais aussitôt que je lui en eus fait sentir le côté puéril et ridicule. Elle avait un amour-propre immense avec moi, et pour la corriger il me fallait faire la chose la plus contraire à mon naturel, il fallait employer la raillerie. Moi qui suis tout bienveillance, je souffrais d’en venir là, car je la faisais beaucoup souffrir elle-même ; mais elle le voulait en somme. — Ma volonté est souple, disait-elle, mais mon instinct est rétif. J’ai beau vouloir ce que vous voulez, quelque, chose en moi résiste par habitude. Il faut donc froisser ma vanité de vous plaire, amener une crise, me faire du mal en un mot et me mettre au défi ; alors la leçon se grave dans ma mémoire si vivement qu’elle ne s’eiïace plus.

Je m’étonnais de cette résistance de l’être moral si différent en elle de l’être artiste. Celui-là ne se rendait qu’en se brisant, l’autre vibrait et se complétait au moindre souffle.

Pourtant il y avait, sous cette rudesse du caractère, des délicatesses exquises. C’était une situation difficile, dans les termes où nous étions, que de ne pas tomber dans l’égoïsme, car Félicie sentait bien que sans le malheur qui l’avait si brutalement frappée, j’aurais triomphé de mon amour pour elle, et certes j’allais devenir dans sa vie un appui plus direct et plus précieux encore pour elle que son excellent frère. Elle le sentait si vivement que je craignis quelquefois l’explosion d’un sentiment de personnalité farouche… Cette crainte ne se réalisa point. La douleur eut chez cette femme généreuse une austérité réelle, et si elle fut tentée parfois d’oublier et de se réjouir, un énergique retour sur elle-même lui arracha des pleurs dont je devinai, mais dont elle ne trahit pas la cause.

Je compris quelle victoire elle remportait sur elle-même un jour qu’elle me dit : — Vous voyez bien clairement mes défauts, et vous travaillez à me les ôter ; c’est un grand service que vous me rendez. Je suis à la fois honteuse et fière de vous donner tant de peine, et je me dis que, pour accepter ce travail-là, doux et indulgent comme vous êtes avec tous les autres, il faut que vous m’aimiez plus que tout au monde.

Et comme je lui affirmais que je l’aimais effectivement plus que moi-même, elle effaça un rayon de joie qui passait dans ses yeux.

— Mon pauvre Jean m’aimait bien aussi, dit-elle. Il n’avait pas votre intelligence, et il souffrait de mes travers sans en connaître le remède ; mais il les acceptait, il me prenait comme j’étais ; il me disait : « Comment fais-tu, étant si bonne, pour être si méchante ? » Et il riait, il jurait, il m’embrassait pour n’être pas tenté de me battre. C’était rude et touchant… Ah ! il m’aimait bien ! Vous m’aimerez autrement, avec plus de douceur et de patience ; mais je n’aurai jamais le droit de vous demander autant de tendresse paternelle.

L’hiver se fit tard et nous permit d’avancer les travaux de l’île, au point d’y pouvoir semer des céréales et planter des arbres fruitiers. La région que nous habitions jouissait d’un climat délicieux, et si les glaciers qui nous dominaient n’eussent menacé de leurs ravages partiels les terres basses que ne protégeait pas partout le ressaut vigoureux des rochers, nous eussions joui d’un printemps de dix mois sur douze ; mais ces envahissemens subits et pour ainsi dire mécaniques de l’âpre hiver au milieu de notre station tempérée ajoutaient au pittoresque et à l’étrangeté du site. Il n’était pas rare de voir descendre une dentelure de glaces tout auprès de nos figuiers chargés de fruits, ou de voir, au milieu de l’été, nos prairies altérées reverdir sous l’inondation passagère d’une fonte de neiges.

Je menais toujours la même vie active et régulière. Tout le jour, je travaillais en faisant travailler ; tous les soirs, je trouvais mon repos et ma récompense dans le tête-à-tête avec mon intéressante et chère compagne. J’arrivais à me sentir plus heureux que je ne l’avais été de ma vie, et à croire à cette chimère qu’il y a quelque chose de durable en ce monde.

Il était convenu que nous nous marierions au printemps, et tout effroi s’était évanoui chez moi. Un soir je trouvai Félicie en larmes. — Mon pauvre oncle est mort, me dit-elle. Il n’était pas très âgé, mais son métier de tisserand dans un atelier humide l’avait tellement vieilli qu’il n’a pu supporter une courte maladie. C’était un homme excellent et qui m’avait accueillie comme sa fille au temps de mon malheur. Me voilà seule au monde, mon ami ! je n’ai plus que vous…

Je partageai sa douleur tout en lui promettant de remplacer de mon mieux la famille qu’elle voyait impitoyablement moissonnée autour d’elle depuis un an. Je n’osai lui parler de Tonino ; j’attendais qu’elle me fît part de quelque projet relatif à ce jeune homme. Elle garda le silence le plus absolu sur son compte, et ce ne fut qu’au bout de quelques jours que je me décidai à le lui faire rompre. — J’ai des remords, lui dis-je. Je ne puis souffrir l’idée que vous êtes, pour me complaire, devenue indifférente à l’avenir de votre fils adoptif. Il devient le mien d’ailleurs du moment que vous m’acceptez comme chef de famille, et je sens que nous avons des devoirs envers lui. Dites-moi donc ce que vous comptez faire pour le soustraire aux dangers de l’inaction et de l’isolement.

— Je n’en sais rien, répondit-elle. Depuis six mois, je ne le connais plus. Il ne me parle plus avec confiance, nous sommes à peu près brouillés. Il dit qu’il saura se faire un état et se passer de ma protection. À vous dire vrai, je n’en crois rien, et si nous l’abandonnons, je crains fort qu’il ne se perde.

Je fus surpris de la sécheresse d’accent de Félicie, et je la regardai fixement pour m’assurer qu’elle ne faisait pas un grand effort sur elle-même en se montrant prête à sacrifier cet enfant à mon égoïsme. Était-ce un muet reproche ? était-ce une insinuation habilement dissimulée ?

— Félicie, lui dis-je, il faut rappeler Tonino, il faut l’interroger ou l’observer, voir s’il réclame sincèrement son indépendance, et s’il est capable d’en faire un bon usage, après quoi nous prendrons un parti.

— Pourquoi, me dit-elle, essayez-vous de me cacher que son retour vous sera très désagréable ?

— Je ne veux pas vous le cacher, mais je veux surmonter ma répugnance ; il y a là un devoir à remplir, je vous l’ai dit…

— Et pour vous le devoir passe avant tout ?

— Oui, mon amie ; c’est ma religion, à moi.

— Pourtant rien ne devrait passer avant l’amour, ce me semble, reprit-elle timidement.

— L’amour profite des sacrifices faits au devoir.

— Comment cela ?

— Il s’élève et s’ennoblit.

— S’élever, s’ennoblir,… oui, voilà mon rêve, mon ambition ! Je crois vous comprendre ; vous voulez triompher de la jalousie, n’estce pas ? Eh bien ! essayez ; mais prenez garde de ne plus m’aimer quand vous verrez avec indifférence un homme me regarder avec amour.

— Je ne verrai jamais cela avec indifférence, mon amie, à moins que vous n’encouragiez ce regard lascif, qui vous souillerait à mes yeux et aux vôtres.

— Grand Dieu ! s’écria-t-elle impétueusement, que dites-vous là ? Si je ne suis pas parfaite, vous cesserez de m’aimer !

— Je ne sais pas si vous êtes ou si vous serez parfaite sous tous les rapports. Telle que vous êtes ou telle que vous serez, je vous chéris et vous chérirai toujours ; mais, en fait d’amour, je suis exclusif, et je ne comprends pas que la fidélité complète soit une vertu difficile à un cœur aimant.

— Vous savez bien, reprit-elle après un silence, que je n’ai jamais été coquette. Cela n’est pas dans ma nature. Pourtant si je le devenais à présent que j’aime, si pour entretenir votre amour je vous faisais quelquefois sentir que je peux en inspirer aux autres, seriez-vous si rigide que de regarder ce désir de vous plaire davantage comme un manque de fidélité ?

— Oui certes, je suis rigide à ce point-là, m’écriai-je, et je ne croirais pas être injuste. Toute coquetterie a besoin d’un complice, et la femme qui associe un autre homme à la tentative fort peu innocente dont vous parlez fait plus que de tromper son époux, elle l’avilit. Qu’elle se fasse un jeu de sa souffrance, ce n’est qu’une méchanceté, et cela se pardonne ; mais qu’elle encourage un étranger à tourmenter avec elle l’homme qu’elle a juré de respecter, voilà ce que je n’admettrai jamais, et ce qui m’inspirerait un invincible mépris.

— Je vous trouve cruel, reprit Félicie, et vous avez aujourd’hui une façon de dire les choses qui m’épouvante et me blesse. Vous ne voulez pas supposer que l’étranger en question serait un ami qui se prêterait chastement à une épreuve dans l’intérêt du mari ?

— Où avez-vous pris cette morale de vaudeville, Félicie ? Êtes-vous assez enfant pour croire qu’en jouant la comédie de l’amour, le faux rival que vous choisiriez pour aviver l’imagination ou les sens de votre mari n’aurait pas lui-même les sens et l’imagination occupés de vous ? Ah ! si jamais vous aviez la fantaisie de faire servir le masque expressif de Tonino à cette prétendue épreuve,… prenez garde ! je…

— Vous nous tueriez tous les deux ? s’écria Félicie revenue à la joie involontaire de son instinct sauvage.

— Vous vous trompez, lui dis-je. Je ferais quelque chose de pis, je vous dédaignerais profondément l’un et l’autre.

Cette réponse l’irrita, et pour la première fois je la vis courroucée contre moi. — Vous ne m’aimez pas, dit-elle ; vous admettez l’idée que votre amour peut fondre comme une première neige. Qu’est-ce donc pour vous que d’aimer ? Rien ou presque rien ! Vous parlez de passer, en un jour, de l’adoration au mépris, comme de changer votre vêtement d’été pour un vêtement d’hiver ! C’est donc comme cela qu’on entend l’affection quand on est philosophe ? On se trace un plan, on établit une loi, et hors de là il n’y a point le moindre écart possible. Si l’on n’a pas pour compagne une femme sans défauts, un autre soi-même, on ne la tue pas dans un accès de colère… oh non ! on n’est pas assez ému pour cela ! on la tue dans son estime et dès lors dans son cœur. Allons ! une pelletée de terre sur ce cadavre, et tout est dit ! Eh bien ! je trouve cela horrible, et j’aimais mieux l’éternelle brusquerie, l’éternel reproche et l’éternel pardon de mon pauvre Jean. Il n’avait pas d’orgueil, lui, et quand je le contrariais, il me contrariait aussi ; nous étions quittes.

Elle sortit sans vouloir m’entendre, et s’en alla, en pleine nuit, pleurer sur la tombe de Jean. Ainsi Tonino absent était encore l’obstacle à notre mutuelle confiance. Son nom ne pouvait revenir entre nous, l’idée même d’un rapprochement de quelques jours ne pouvait être évoquée sans donner Heu à une querelle sérieuse et sans ébranler de fond en comble l’édifice de notre bonheur ! Après tant d’efforts sincèrement tentés de part et d’autre pour fonder et consolider ce grand ouvrage, le résultat était mortellement triste.

Je réfléchis toute la nuit au parti à prendre pour concilier nos mutuelles susceptibilités avec l’assistance et la sollicitude que nous devions à Tonino. Dès le matin, j’en parlai à Félicie. — Occupons-nous de l’enfant, lui dis-je. Querellons-nous encore, s’il le faut, à propos de lui, mais ne l’oublions pas. Votre intention a toujours été d’en faire un cultivateur ? Eh bien ! à défaut d’un peu de science que j’eusse pu lui donner en le gardant près de nous, donnons-lui une véritable éducation spéciale. Envoyons-le dans une ferme-école. Il en existe à notre portée. J’irai le voir souvent, je le surveillerai comme mon fils, et quand il en sortira…

— Il n’en sortira pas, parce qu’il ne voudra pas y entrer, répondit Félicie en m’interrompant avec vivacité. Il est trop âgé, songezdonc ! il a aujourd’hui vingt-deux ans. Ce serait humiliant pour lui de faire son apprentissage avec des enfans. Il a de la vanité, vous le savez, et le voilà en âge de ne plus nous obéir comme un petit garçon. Il n’est point dit d’ailleurs qu’il acceptera votre autorité paternelle comme il acceptait celle de Jean. Le mieux, c’est de lui faire une pension convenable et de l’envoyer chercher de l’ouvrage selon son idée. J’ai assez souffert de vous à cause de lui. Je n’en pourrais supporter davantage ; j’en deviendrais folle. Je ne veux plus de lui ici !

Félicie redevenait exagérée et presque tragique ; mon sourire l’irrita encore. N’est-ce donc rien, reprit-elle, que les menaces que vous m’avez faites hier ? J’avais d’abord cru que vous parliez en thèse générale ; mais, quand le nom de Tonino est venu sur vos lèvres au milieu de tout cela, j’ai bien vu que je ne vous avais jamais compris. J’y ai songé cette nuit, allez ! Si vous avez tant dédaigné mon amour au commencement, c’est parce que vous étiez jaloux de Tonino. Moi, je croyais que ce serait le contraire, et que vous n’étiez pas encore assez jaloux. Voilà pourquoi je vous ai révélé des misères que j’aurais mieux fait de garder pour moi. À présent je vous connais ! Quand vous soupçonnez, vous n’aimez plus, vous méprisez ! Ah ! j’ai été bien imprudente, et je me déteste pour cela.

— Félicie, m’écriai-je, dites-moi que vous m’avez trompé pour éprouver mes sentimens ; dites-moi que Tonino n’a jamais été épris de vous : je pardonnerai un mensonge dont vous n’ayez pas compris la gravité ; j’en rirai avec vous, je vous en remercierai même et avec transport, si vous me délivrez de ce tourment que votre apparente sincérité a fait naître.

— Je n’ai pas menti, reprit-elle, je ne mens jamais ; mais quelquefois l’imagination m’emporte, et, sans bien m’en rendre compte, j’exagère. Cela a dû m’arriver quand je me suis plaint à vous des idées de Tonino. Et puis je suis une nature inquiète, vous le savez bien. J’ai pu, j’ai dû me tromper. Peut-être que l’enfant n’a jamais eu les sentimens que je supposais. Le fait est qu’il n’y paraît plus aujourd’hui, et qu’il est très froid pour moi. N’y songez donc plus ; moi j’avais oublié tout cela, ne pouvez-vous l’oublier aussi ? Et faut-il que, pour quelques paroles imprudentes, vous soyez à chaque instant sur le point de me retirer votre confiance ?

— Non, certes, répondis-je, il n’en sera pas ainsi. Je veux oublier ; je veux accepter vos nouvelles explications, et je veux d’autant plus me préoccuper de l’éducation de votre enfant.

— Eh bien ! parlez-lui, répondit Félicie tranquillisée. Le voilà pour vous écouter et vous répondre ; je vous laisse ensemble. Et elle sortit comme Tonino entrait dans la salle, à ma grande surprise. Il vint à moi d’un air triste, mais sincère, et m’embrassa avec effusion.

— Vous paraissez étonné de me voir, dit-il ; ne saviez-vous pas que j’étais ici avant le jour ?

— Votre cousine ne me l’avait pas dit.

— Oh ! ma cousine est bien singulière avec moi à présent ! Elle ne m’aime plus du tout depuis qu’elle vous aime. Pourquoi cela, monsieur Sylvestre ? Que vous ai-je fait pour que vous me haïssiez, moi qui vous étais si attaché et si dévoué ? Voyons, voici le moment de s’expliquer. En arrivant ici à cinq heures du matin, je me suis arrêté naturellement devant le cimetière pour regarder la tombe de mon pauvre cousin. J’y ai vu ma cousine agenouillée. Je l’ai appelée. Elle a fait un grand cri, et, venant à moi, elle m’a dit que j’arrivais pour faire son malheur. Elle voulait me forcer de repartir tout de suite, et j’ai dû faire semblant de m’éloigner ; mais le chevreau connaît trop le bercail. Je suis venu ici par un détour, et j’ai encore vu Félicie en colère contre moi. Alors je me suis fâché aussi, et je lui ai dit que, puisque vous étiez à présent le seul maître, je ne me laisserais chasser que par vous. Parlez, monsieur Sylvestre, je veux bien vous obéir, moi, si je vous suis importun ou odieux ; mais dites-moi pourquoi ! N’ayant jamais rien eu à me reprocher envers vous, j’ai bien le droit de vous demander une franche explication.

Il parlait si ingénument que je lui répondis avec l’ancienne affection. Je le rassurai et je lui demandai s’il m’avait cru hostile au point de ne plus compter sur moi.

— Je l’ai cru, dit-il. Bien que ma cousine ait toujours pris sur son propre compte la résolution de m’éloigner, naturellement je vous attribuais ce changement à mon égard. Voyons, que faut-il faire ? Dois-je m’en aller tout à fait, ou rester ici un peu de temps, ou y rentrer pour toujours ? Du moment que vous êtes bon pour moi, tout ce que vous me conseillerez, je me ferai un devoir de m’y conformer.

— Eh bien ! commencez par me dire bien sincèrement ce que vous souhaitez.

— J’aurais souhaité reprendre ici mon ancienne vie, travailler sous vos ordres, et avoir le bonheur de recevoir vos leçons comme au temps passé. Vous me paraissez toujours aussi doux et aussi paternel ; mais, si ma cousine m’a pris en aversion, j’aime mieux partir et devenir ce que je pourrai.

— Que deviendrez-vous, mon cher enfant ? avez-vous quelque projet ?

— Quel projet voulez-vous que j’aie ? Je suis dans une position qui n’a pas le sens commun. Me voilà comte del Monte, et je suis forcé de m’appeler Tonino Monti pour n’être pas ridicule. Je ne sais rien autre chose à fond que la gouverne des troupeaux, je suis pasteur, comme disait mon pauvre cher cousin Jean, — un bel état, lorsqu’on a à faire prospérer un troupeau à soi ou à sa famille, et un état fort doux quand on vit dans sa famille, quand on y trouve de l’amitié et qu’on y reçoit un peu d’instruction ; mais l’instruction que j’ai acquise jusqu’ici ne me met pas à même de remplir une fonction dans l’administration, dans l’industrie ou dans les arts. Je suis un mauvais comptable, je ne mordrai jamais aux chiffres écrits, bien que je sois fort à calculer de tête. Je ne suis pas assez musicien pour donner des leçons comme le grand-père Monti ; je ne sais même pas le dur et triste métier de mon père. Je ne suis bon qu’à entrer berger dans quelque ferme. Eh bien ! est-ce là un sort pour moi, et ma cousine souffrira-t-elle que je devienne valet aux gages d’un paysan ? Pourquoi m’a-t-elle pris chez elle ? pourquoi a-t-elle voulu m’élever à sa guise, m’inspirer de la fierté, me rendre intelligent et un peu artiste, si c’est pour m’abandonner à l’âge que j’ai ? Elle a parlé de me faire une pension ; pourquoi ? Je ne suis pas infirme, je veux travailler ; je rougirais de recevoir de l’argent pour me croiser les bras, et je ne dis pas que je ne deviendrais pas un bandit, si je me laissais payer pour ne rien faire. Pourquoi ne pas me souffrir ici ? Si ma présence vous gêne, qu’on me laisse construire un bon chalet dans les hauts ; qu’on me confie une belle vacherie, et je ne descendrai ici que quand on voudra. Je prendrai un ou deux petits gardeurs pour m’aider dans mon exploitation ; je cultiverai même un peu, si l’endroit n’est pas trop mauvais ; j’emporterai mon violon, vous me donnerez quelques livres à lire, et je ne m’ennuierai pas. Je gagnerai ma vie honnêtement, sans faire honte à personne et sans me faire honte à moi-même. N’est-ce pas ce qu’il y a de plus raisonnable et de plus facile ? Tonino avait si parfaitement raison que je ne pouvais trouver aucune objection. Il connaissait très bien le commerce et l’élevage des bestiaux, et il aimait la vie champêtre. C’était bien vraiment le seul état qu’il pût exercer. Pour tout le reste, il avait une teinture insuffisante, et sa nature rêveuse et contemplative ne se prêtait nullement aux prodiges de travail intellectuel qu’il eût fallu faire pour réparer le temps perdu.

Il fallait donc le réintégrer dans la famille, sauf à l’envoyer dans les hauts, comme il disait, s’il me donnait quelque véritable sujet de plainte. Au besoin, on pouvait l’occuper encore plus loin, du côté de Sion, où Félicie, par suite de l’héritage de son frère, avait quelques autres propriétés à faire valoir.

J’accueillis donc le retour du jeune comte avec une cordialité sincère, résolu à être d’autant plus sévère envers lui, s’il me trompait, mais ne pouvant me décider à admettre que cela fût possible. L’amitié que je lui témoignais lui fit verser des larmes, et il me jura passionnément qu’il m’aimait de toute son âme. À ces effusions se mêlait l’expression de la douleur qu’il venait d’éprouver en perdant son père. Il en parlait en des termes si naïfs et si tendres qu’il m’émut, et que je me serais trouvé odieux de le bannir en pareille circonstance.

Je rappelai Félicie, je lui montrai autant de confiance qu’à lui. Elle garda une attitude assez froide avec nous deux, et parut gênée et comme impatientée quand Tonino insista pour savoir la cause de sa dureté envers lui. — Ne me direz-vous pas, s’écriait-il avec animation, ce que j’ai fait pour vous déplaire depuis la mort de notre pauvre Jean ? Jusque-là vous aviez été ma mère, et puis tout à coup je n’ai plus été qu’un ennui et un fardeau ! J’accusais M. Sylvestre, et j’étais injuste. C’est un ange, c’est un dieu pour moi. Il est content de me voir, il veut que je reste ici ; donc c’est vous, vous seule qui me repoussez. Faut-il que je sois malheureux ! Qu’est-ce que j’ai donc dit ou pensé de mal pour être malheureux comme cela ?

— Rien, répondit Félicie en me regardant, comme si elle eût voulu me prendre à témoin de chaque parole qu’elle lui adressait. Tu n’as rien fait de mal, mais tu étais contraire à mon mariage avec n’importe qui. Souviens-toi, tu es un enfant gâté, très jaloux de l’amitié qu’on t’accorde, et cela prouverait que tu n’es pas sûr de la mériter. J’ai craint de te voir manquer de respect à M. Sylvestre, car une ou deux fois, sans dire rien de mal sur son compte, — la chose ne serait pas possible, — tu m’as parlé de lui avec dépit. Or je t’avertis, moi, que si tu n’es pas décidé à le chérir et à le servir comme ton maître et ton meilleur ami, je ne te souffrirai pas auprès de moi. Il veut que tu restes, tu resteras ; mais fais grande attention à ce que je te dis : pas de jalousie, pas de dissimulation, pas d’humeur, pas de plainte, car je jure qu’au premier mot, au premier regard qui témoignerait que tu lui en veux, tu ne resterais pas une heure dans la maison.

Tonino parut atterré un instant de cette dure mercuriale, qui me blessait moi-même, et tendait à me faire de nouveau suspecter la sincérité à laquelle je venais de me fier.

Il marcha dans la chambre avec agitation, presque avec colère ; puis, venant à moi et se mettant à genoux malgré moi : — Puisque ma cousine me reproche devant vous mes fautes, il faut que vous m’en accordiez le pardon. Eh bien ! oui, j’ai été jaloux d’une grande amitié qui allait lui faire paraître la mienne bien petite. N’est-ce pas naturel ? où est le crime ? Jamais un fils n’a vu sa mère se remarier sans avoir chagrin et peur. C’est de l’égoïsme, si vous voulez ; mais à mon âge on n’a pas la raison et la vertu du vôtre. On est un enfant, et vous avez tant d’indulgence, vous ! C’était à vous de me rassurer, de fermer ma blessure, de me dire que je serai encore quelque chose pour ma cousine et pour vous… Vous l’avez fait, je vous remercie, je vous crois ; mais elle ! pourquoi cette froideur et de si méchantes menaces ? On ne m’avait pas habitué à ça, moi ! Je devais être le soutien de sa vieillesse et le but de sa vie. Oui, voilà comment elle me parlait pour me rendre bon et sage quand j’étais petit. Voyez comme elle a changé ! Et si j’en souffre, est-ce mal ?

— En voilà assez, dit Félicie. Sois bon et sage, sois ce que tu dois être, et mon amitié te reviendra comme autrefois ; mais ce n’est plus si facile, je t’en avertis ! J’étais seule les deux tiers de l’année, je n’avais que toi à gâter, et je croyais bien ne me marier jamais. Mon sort a changé, j’ai eu le bonheur inespéré d’inspirer une grande amitié à un homme très au-dessus de moi, et qui est devenu tout pour moi. Ne faut-il pas que, pour ne pas contrarier un bambin de ta sorte, je renonce au devoir de consacrer ma vie à celui qui daigne l’accepter ? Nous sommes devant lui pour nous expliquer comme devant un juge et pour dire la vérité comme à Dieu. Tu as eu la hardiesse de prétendre me détourner du mariage ! Tu pouvais avoir quelque raison quand il s’agissait de Sixte More, et je te laissais dire : cela m’était bien égal ; mais quand tu as voulu me prouver que M. Sylvestre ne me considérerait jamais que comme une servante, je t’ai imposé silence. Tu as insisté, tu as été colère, presque insolent. Tu m’as offensée et tu m’as fait de la peine. Je n’ai pas voulu ennuyer M. Sylvestre de tout cela. Il ne l’a pas su. Il l’a peut-être deviné, il a eu la délicatesse de ne pas vouloir connaître les détails, et je l’en remercie. Tu me forces à les lui dire. Eh bien ! fais-toi pardonner, et ne recommence plus jamais, si tu veux que j’oublie ta sottise.

Tonino pleura de nouveau, et il plaida sa cause avec une candeur qui me vainquit entièrement. Je l’observais pourtant avec toute la clairvoyance dont j’étais capable, et rien dans son langage, dans son regard, dans son accent, ne sentait plus l’impertinence ou la ruse. Ce n’était plus le Tonino que j’avais redouté en croyant le pénétrer. C’était l’enfant naïf et tendre que j’avais aimé avant d’aimer Félicie, et plus il montrait de repentir de sa jalousie, plus cette jalousie me paraissait innocente et naturelle.

Je fus presque tenté de gronder Félicie quand nous fûmes seuls ensemble. Elle avait été trop dure, elle m’avait fait un rôle de maître et de juge qui n’allait pas à la douceur de mes instincts. Elle s’y était prise de façon à me rendre haïssable, ridicule peut-être, moi qui ne voulais régner sur elle et sur les siens que par la persuasion. À coup sûr, elle s’était trompée en attribuant à ce jeune homme une sorte d’amour offensant et déplacé. Ne s’était-elle pas confessée d’avoir exploité cette supposition pour me passionner davantage ?

— Voyons, chère fiancée, lui dis-je : il serait bien nécessaire de ne pas me bouder en ce moment décisif de notre vie. Vous voilà redevenue mystérieuse comme au temps où j’avais peur de votre sourire triste et hautain. Je sais, je vois et je sens qu’hier, pour la première fois, je vous ai blessée. Est-ce une raison pour briser votre cœur en me faisant un sacrifice que je ne demande pas ? Vous aimez Tonino, vous avez le devoir autant que le besoin et l’habitude de l’aimer. Justifiez-le complètement, s’il n’est pas coupable, et, s’il l’est, pardonnez-lui avec la tranquillité d’une âme pure que ne peuvent jamais troubler les pensées d’un esprit égaré. Parlez-moi de lui comme s’il était notre fils à tous deux. Empêchez-moi d’être trop confiant, empêchez-moi aussi d’être injuste. Ne laissez pas sur tout cela je ne sais quel voile, et si vous trouvez que je suis trop crédule après avoir été trop soupçonneux, avertissez-moi.

Je ne pus obtenir aucune réponse satisfaisante ; Félicie était sous le coup d’une terreur inouie de ce mépris dont je l’avais menacée. Laissez-moi me remettre de cela, dit-elle. Aujourd’hui je suis trop bouleversée. J’ai veillé et pleuré toute la nuit ; l’arrivée de Tonino m’a saisie. Je me suis imaginé que vous me croiriez complice de son retour, qui est une désobéissance ; j’ai été véritablement en colère, je l’ai haï comme s’il venait m’ôter votre estime, me voler le seul bien que j’aie à présent en ce monde. Vous me demandez s’il a eu réellement de mauvaises pensées, je n’en sais plus rien, je n’ose plus le croire ; ce serait donc ma faute ? J’en aurais donc eu aussi ? Vous avez dit qu’une femme était toujours complice d’un homme qui la désire… Peut-être que vous me méprisez déjà ! Cette idée-là me rend folle, et s’il faut que la présence de Tonino vous rende jaloux un jour ou l’autre, comment voulez-vous que je l’accepte avec plaisir ? Que me parlez-vous du besoin que j’ai de le voir, du devoir que j’ai de l’aimer ? Il me semble que je le hais depuis que VOUS m’avez menacée de votre indiflerence. Et vous voulez que je vous dise si vous faites bien ou mal de l’accueillir avec bonté ! Est-ce que je sais, moi ? Peut-être me croirez-vous un mauvais cœur si je vous dis que vous avez tort, et une mauvaise conscience si je vous dis que vous avez raison.

Il fallut me contenter de ces réponses évasives. Il est d’étranges natures que l’on ne confesse jamais, parce qu’elles ne savent pas rendre compte d’elles-mêmes. Je sentis en frémissant qu’il y avait encore là un abîme entre nous ; mais n’était-ce pas ma faute ? n’était-il pas creusé par moi ? n’était-ce pas mon pédantesque besoin de logique qui remplissait de glaces et d’épines le chemin de soleil et de fleurs où s’épanouit l’amour ? Pourquoi voulais-je absolument que Félicie n’eût jamais tort ? Ne pouvais-je accepter les défaillances d’une âme souffrante qui, en somme, se donnait à moi sans regret et sans réserve ? Étais-je un enfant pour croiie que je n’aurais jamais rien à lui pardonner ? ou étais-je si parfait moi-même, que j’eusse le droit d’exiger la perfection chez elle ?

Je me raisonnai, je me réprimandai. Je soumis ma rigide conscience du vrai à toutes les transactions que la tolérance et la bonté peuvent accorder. Je résolus d’accepter la situation telle que je venais de la faire, de garder Tonino près de nous et de passer outre. Je sentis bien que je renfermais au fond de mon cœur une plaie vive et que je ne la refermais pas. Il s’agissait de vivre avec ce mal sans en faire souffrir injustement les autres. Je me flattai d’avoir cette force, et je l’eus.

La destinée, la fatalité peut-être amena une diversion imprévue à mes secrètes agitations, et cela le jour même de l’arrivée de Tonino.

Vanina, la gardeuse de chèvres, avait grandi ; elle était devenue une fort jolie fille blonde, bien prise dans sa taille élancée, très gracieuse avec ses longs bras ronds et minces comme ceux d’une figure étrusque. On disait dans le pays que c’était une fille illégitime du vieux Tonio Monti, ce qui était assez invraisemblable, mais non impossible. Elle avait bien la fraîcheur de ton de la race germanique à laquelle appartenait sa mère ; mais l’élégance et la grâce italiennes se retrouvaient dans ses mouvemens et dans son accent doux et sonore. La supposition d’une sorte de parenté mystérieuse avec elle ne déplaisait pas à Tonino. Jean s’en était expliqué avec moi par un peintre laconique et insouciant. Il était le parrain de cette enfant et l’avait recueillie, toute petite, par charité. Félicie, qui n’entendait pas raillerie sur les mœurs de son grand-père, l’avait longtemps tenue à distance pour ne point encourager les commentaires. Aussi l’éducation de Vanina était-elle fort négligée, et ses manières très rustiques. Pourtant, depuis deux ans, son intelligence s’était développée dans les fréquens entretiens qu’elle eut avec Tonino, et on l’avait vue, de jour en jour, devenir plus correcte dans sa tenue et dans son langage. Ces entretiens l’avaient rendue fort distraite. Félicie avait surveillé sa conduite, et à la suite de quelques réprimandes la jeune fille, craignant d’être chassée, s’était mise à l’ouvrage avec ardeur. On était alors très content d’elle ; elle se rendait utile à la ferme, précieuse même dans la maison, et sa maîtresse lui témoignait de l’amitié, surtout depuis que l’absence de Tonino avait coupé court aux soupçons que pouvait faire naître leur intimité. Vanina, partie dès l’aube pour faire paître son troupeau sur le versant opposé de la colline, ne savait rien de l’arrivée inattendue de Tonino. Au moment où nous venions de nous mettre à table pour le dîner, elle entra dans la salle, étouffa un cri, eut un vertige, devint pâle, et se laissa tomber sur une chaise.

Cette joie naïve, aussitôt réprimée, mais suivie d’une rougeur révélatrice, fit sourire Tonino. Il alla vers elle et l’embrassa sans façon en la tutoyant comme par le passé. Au bout d’un instant, il se leva pour l’aider à nous servir, Félicie et moi, et, à mesure que le repas se prolongeait, nous étions de plus en plus mal servis. Il arriva même que nous ne le fûmes plus du tout, tant ces deux jeunes gens chuchotaient avec entrain dans la cuisine. Félicie dut appeler la Vanina et l’avertir ; mais elle ne la gronda point et ne s’en prit qu’à Tonino, à qui elle ordonna de se rasseoir avec nous et d’être plus convenable. — Si tu commences ainsi, lui dit-elle, je vois bien que je serai aussi mécontente de toi que je l’étais l’an passé. Tu as failli me faire renvoyer cette petite. Je la croyais coquette et dévergondée, à présent je sais qu’elle est bonne et sage ; mais elle est simple, et si tu cherches à la détourner de son devoir, c’est toi que je renverrai.

— Encore cette menace ! répondit Tonino avec un peu d’arrogance tempérée par l’enjouement. Je vois bien qu’il faudra s’y habituer et justifier toutes mes actions et toutes mes paroles. Sachez donc, cousine, que j’aime Vanina de tout mon cœur. Je vous ai dit non dans le temps : c’est que je ne croyais pas l’aimer ; mais j’ai pensé à elle tout le temps de mon absence, et à présent que je la retrouve si jolie, si proprette, si charmante fille, et m’aimant toujours… comme son frère ! aujourd’hui surtout que je sens que vous ne m’aimez plus comme votre fils, je me dis que l’amitié d’une chevrière vaut mieux que rien, et je fais cas de ce que le ciel m’envoie pour me consoler.

— Aime-la, reprit Félicie, tu ne peux pas mieux placer ton amitié ; mais si tu lui parles d’amour…

— Vous me renverrez, vous l’avez déjà dit. Eh bien ! je vous réponds que je lui parlerai d’amour, et que vous ne me renverrez pas.

— Tu comptes l’épouser alors ?

— Oui, ma cousine,… avec votre permission et celle de M. Sylvestre.

— Et c’est de cela que tu lui parles à voix basse depuis une heure ?

— Non, ma cousine ; je ne lui parle encore que d’amitié. Il me faut votre permission pour lui parler mariage : me la donnez-vous ?

— Moi ?… Oui, de premier mouvement ; mais je veux l’avis de M. Sylvestre, et tu auras la bonté de l’attendre.

— Je l’attendrai… à moins qu’il ne veuille avoir la bonté, lui, de me le donner tout de suite.

— Mon cher enfant, lui dis-je, je n’ai que des conseils d’amitié paternelle à vous donner. Vous me les permettez, et j’en suis reconnaissant. Me permettez-vous aussi de vous faire quelques questions ?

— Faites, répondit-il en m’embrassant.

— Eh bien ! repris-je, ne pensez-vous pas que vous êtes bien jeune pour vous marier ?

— Je suis jeune en effet ; mais la Vanina est jeune aussi. J’ai vingt-deux ans, elle en a seize. Je suis assez raisonnable pour elle. Si je l’étais davantage, elle aurait le droit de trouver que je le suis trop.

— Mais le mariage est une chose grave !

— Pour vous et pour ma cousine, oui, très-grave, mais non pour des jeunes gens qui ne sont rien, qui ne possèdent rien, dont l’avenir ressemblera beaucoup au passé, et qui n’ont pas l’habitude de se creuser la cervelle pour résoudre des problèmes. Nous travaillerons, nous nous aimerons, nous ne réfléchirons guère, et nous serons très heureux…

Félicie voulut faire une objection : il ne lui en laissa pas le temps.

— Oh ! vous, ma cousine, lui dit-il, vous n’y entendez rien, permettez-moi de vous le dire. Vous en cherchez trop long pour moi. Vous m’avez fait de grandes morales autrefois, et je vous écoutais, tout confit en Dieu et en vous. C’était l’âge où vous vouliez faire de moi quelque chose de très bien, où vous rêviez pour moi dans l’avenir un mariage bourgeois ; mais j’ai réfléchi. Depuis que vous ne vous souciez plus de moi, je me suis dit qu’épouser une riche fermière ou une chevrière sans le sou, c’était toujours déroger pour un gentilhomme, et qu’il me fallait trouver une princesse ou me contenter d’une bergère. Or la princesse ne me tombera certainement pas du ciel, autant vaut dont choisir la bergère qui me plaira, et celle-ci me plaît. Donnez-la-moi, j’irai vivre avec elle sur la montagne, et avant peu je vous réponds que vous aurez beaucoup de chevreaux superbes et plusieurs petits cousins très gentils que vous aimerez peut-être comme vous m’avez aimé — du temps que j’étais gentil…

J’écoutais Tonino en souriant. Il y avait quelque chose de si sympathique dans sa bonne humeur ! Quant à Félicie, elle l’écoutait froidement et comme mécontente de sa légèreté.

— Vous vous fiez à lui, me dit-elle, vous avez peut-être tort. C’est un garçon qui rit de tout, et jen’ai pas bonne idée de ses projets sur la Vanina.

— Certes, quand il s’agit de moi, reprit Tonino, vous doutez de tout, même de mon honneur ; mais vous, monsieur Sylvestre ?

— Moi, j’y crois, à votre honneur : reconnaissez-vous qu’il est engagé du moment que vous demandez l’autorisation d’aimer une jeune fille que votre cousine a le devoir de protéger ?

— Si je vous dis oui, serez-vous tranquille ?

— Je serai tranquille, si vous dites oui.

— Eh bien ! je dis oui, et je jure de respecter la Vanina jusqu’à ce qu’elle soit ma femme.

Il tint parole, et tout en montrant à cette jeune fille un attachement très vif, il ne mit plus sur son front aucune rougeur. De craintive et souvent troublée qu’elle était, la Vanina devint, sinon calme, du moins souriante et comme ravie dans la pensée d’un légitime triomphe. Il me parut évident que Tonino lui avait promis de l’épouser, qu’elle était sûre de lui et fière de l’amour qu’elle lui inspirait.

C’était là de quoi effacer le pénible souvenir de ma jalousie, et il se fût effacé entièrement, si Félicie eût franchement accepté l’idée de marier ces enfans en même temps que nous nous marierions nous-mêmes ; mais elle persistait à ne pas croire Tonino sérieux et à lui parler avec une sorte d’aigreur railleuse. Je commençais à la trouver injuste. Tonino s’en plaignait, mais avec cette extrême douceur qui était le fond de son caractère, et qui rendait son commerce agréable et séduisant. Il ne connaissait ni l’emportement ni la rancune ; il jetait sur toutes choses un rayon de gaîté, et il me montrait une affection dont j’étais véritablement touché. C’était à moi qu’il demandait raison des préventions de Félicie, et toujours avec une aménité caressante qui m’obligeait à le justifier et à les réconcilier sans cesse.

— J’ai bien besoin que vous m’aimiez, me disait-il alors, car, vous le voyez, elle est froide et dédaigneuse. Son cœur m’est fermé depuis que vous y régnez, et c’est justice. Je ne suis nen qu’un étourdi et un ignorant, tandis que vous êtes un homme et presque un ange. Aussi je me console de toutes les rigueurs de ma cousine avec une bonne parole de vous. Vous pouvez faire de moi tout ce que vous voudrez, un ami, un chien, un esclave ; vous êtes doux, je le suis aussi ; entre nous, il n’y a besoin que d’un regard et d’un sourire. Votre commandement me rend heureux, j’ai du plaisir à vivre de vous et par vous. Sans cela, j’aurais beaucoup de chagrin ; mais je me dis que Félicie est comme cela. Elle ne peut aimer qu’une personne à la fois. Quand j’étais son fils, il ne fallait pas lui parler de mariage ; à présent qu’elle a mis son âme dans le mariage, il ne faut plus lui rappeler que j’ai été son fils. Qu’est-ce que cela me fait après tout, si vous êtes mon père ? Je m’habituerai à ne voir dans Félicie que ma cousine, à ne rien regretter du passé, à me dire ce que je me dis déjà : c’est que j’ai gagné au change, car vous valez mieux qu’elle et que le monde entier.

— Même mieux que Vanina ? lui dis-je en riant.

— J’adore Vanina, répondait-il ; mais, si vous me défendiez de songer à elle, je briserais mon cœur pour vous obéir. Je me dirais que vous ne pouvez pas avoir tort, que vous voyez clair dans les âmes comme Dieu y voit, et que c’est pour mon bonheur que vous me rendez malheureux.

Je m’attachai à pénétrer la nature de son affection pour Vanina. Il me sembla que c’était une affection vraie, sinon élevée. — Elle n’est pas bien fine, la chevrière, me disait-il ; sans être sotte, elle est simple. Elle comprend tout ce qu’on lui dit, elle le comprend même trop, car elle le croit sans réserve. Si vous lui disiez que par des paroles magiques je peux la soutenir en l’air, elle se jetterait du haut de la montagne, la tête la première. C’est bête cela, mais c’est beau, et je ne désire point qu’on la rende savante et questionneuse. Je la trouve bien comme elle est, et belle selon mon goût. Je n’aime que les blondes, peut-être parce que je suis trop brun. Je suis amoureux fou de cette peau blanche et de ces yeux d’azur. J’aimerai ma femme avec les sens avant tout, je vous en avertis ; ne me chapitrez pas là-dessus. Je suis un jeune homme, et je ne me suis jamais assouvi. Si vous me demandiez pourquoi, je serais embarrassé de vous le dire. Je suis moqueur et par conséquent difficile, peut-être un peu trop recherché pour un homme dans ma position. Je me sens de haute race, que voulez-vous ? Les grosses manières me blessent par leur côté risible, et quand la lourdeur de l’esprit perce sous la beauté, je ne la vois plus belle. Vanina a quelque chose de noble dans le sang ; je n’en suis pas sûr, mais je le crois. Je n’en sais rien, mais je le sens d’une manière vague. Elle fait avec grâce les choses les plus prosaïques : mon sens artiste n’est jamais choqué quand je la regarde, et je me prends à la désirer follement ; mais je vous ai donné ma parole, et je la respecte. Pourquoi non ? Cette petite lutte que je soutiens contre moi-même aiguise mon amour et le rend plus ardent encore. Je vous réponds que nous aurons, elle et moi, une belle et longue lune de miel. — Et il ajoutait avec un franc rire : Ami, je vous en souhaite une pareille !

La liberté d’esprit, à la fois candide et cynique, avec laquelle ce jeune homme me parlait désormais de mon prochain mariage avec sa mère adoptive me troublait bien un peu quelquefois. Tonino manquait de ce je ne sais quoi de voilé et de profond qui caractérise les âmes vraiment émues. Il y avait en lui comme une soudaine sécheresse sceptique dont il ne paraissait pas se rendre compte, mais qui sautait, à pieds joints sur le respect de soi et des autres. Il était impossible de le lui faire comprendre, car, bien plus que Félicie, il était incapable d’écouter avec fruit et de saisir le vrai sens des mots dans un certain ordre d’idées. Un réalisme brutal apparaissait tout à coup sous cette gentillesse d’expansion, et il me faisait rougir, moi, homme de cinquante ans, quand je le laissais se livrer à ses rêves de volupté.

Ces amours d’enfans, qui côtoyaient pour ainsi mes austères amours avec Félicie, avaient peut-être la rude vérité de l’âge d’or, et parfois je me demandais si l’amour jeune n’était pas le seul légitime, si cette pudeur recherchée que ne connaissent pas les mœurs rustiques n’était pas un résultat de la corruption sociale, enfin si, à force de vouloir relever ma fiancée par mon respect, je ne lui ôtais pas ce que son cœur avait de puissance et de spontanéité.

Un matin, Tonino vint me trouver embarrassé plutôt qu’ému.

— J’accours me confesser, dit-il ; il faut me laisser épouser tout de suite la Vanina. Nous ne pouvons plus attendre. Que ma cousine ne veuille pas de fêtes dans sa maison avant la fin du deuil qu’elle s’est imposé, c’est bien : je respecte cela ; mais nous pouvons bien nous marier sans violons, la fillette et moi. S’il faut un festin et un bal champêtre, on remettra ça au jour de vos noces.

— Voyons, enfant, répondis-je, est-ce que vous avez manqué à votre parole ?

— Non, mais je sens que je ne peux plus la tenir. J’ai pris quelques baisers à ma fiancée, chaque jour un peu plus prolongés que ceux de la veille, et que voulez-vous ? elle me les a rendus. Il faut me délier de mon serment ou me faire vite prononcer le serment conjugal.

— Je vais en parler à votre cousine.

— Oui, mais attendez ! Il ne faut pas la consulter, il faut lui dire que vous le voulez.

— Je ne lui parle pas sur ce ton-là, mon cher enfant !…

— Vous avez tort. Vous ne saurez jamais la prendre, si vous ne lui parlez pas avec autorité. Elle ne se rend pas aux raisons, elle aime qu’on la commande.

— Permettez-moi de croire que je la juge et la connais mieux.

— Je ne crois pas, moi ; mais cela vous regarde en général. Pour cette affaire-ci, qui m’intéresse et me concerne, ne m’exposez pas, je vous en prie, à être forcé de me parjurer envers vous ou de désobéir à ma cousine ; elle ne voit déjà pas d’un si bon œil mon amour pour la Vanina.

— Pourquoi supposez-vous cela ?

— Parce qu’elle est jalouse de moi.

Je crus avoir mal entendu ; mais Tonino impassible répéta ce qu’il venait de dire : — Oui, oui, elle est jalouse de moi, monsieur Sylvestre ; cela vous étonne ?

— Oui, certes ! répondis-je en m’efforçant de cacher mon trouble.

— Moi, je suis étonné de votre étonnement, reprit Tonino sans se déconcerter. Vous voyez bien que vous ne la connaissez pas ! Ma cousine est née jalouse, et si je suis devenu jaloux de son amitié, elle a tort de me le reprocher : c’est elle qui m’a donné l’exemple. Quand j’étais petit, elle ne pouvait souffrir qu’on me fît plus d’amitiés qu’elle ne m’en faisait, et quelquefois elle me disait : — Personne ne m’aime, tu dois donc m’aimer pour tout le monde, et si tu me préférais quelqu’un, ce serait me tuer. — Elle a oublié cela, parce qu’elle ne m’a plus aimé à mesure que je grandissais ; mais l’habitude lui est restée de vouloir régner seule sur mes volontés. Elle est despote comme toutes les personnes ombrageuses. Quand elle me donne un ordre, si je m’attarde un peu pour rendre un petit service à la Vanina, elle ne s’emporte plus, vous l’avez corrigée de la colère : elle nous boude et nous parle froidement pendant trois jours. Jalouse de son autorité, jalouse de la liberté et du bonheur des autres, voilà ce qu’elle est et ce qu’elle a toujours été depuis quinze ans : c’est la conséquence de sa faute.

— De sa faute ! m’écriai-je ; est-ce que vous osez prononcer ce mot-là, vous, Tonino ? est-ce que vous savez si votre mère adoptive a commis une faute ?

— Comment ne le saurais-je pas ? J’ai bercé son enfant. On me disait alors qu’elle était veuve : c’était bien inutile, je ne songeais pas à questionner ; mais plus tard, quand j’ai vécu ici, il m’a bien fallu savoir, comme tout le monde, qu’elle n’avait jamais eu de mari.

— Vous eussiez dû ne l’apprendre jamais, ne pas l’entendre, ne pas le croire, et aujourd’hui encore vous devriez parler comme si vous ne le saviez pas.

— Ah ! permettez-moi de vous dire, monsieur Sylvestre ! vous exagérez toutes ces choses-là ; vous les jugez en homme du grand monde apparemment. Nous autres paysans, nous n’y voyons rien de si grave ; nous disons : C’est un malheur, et ça nous paraît si facile à pardonner que nous ne nous faisons pas un devoir de l’ignorer et un mérite de le taire.

Et comme je me taisais, moi, attristé et blessé au fond de l’âme, il reprit :

— Monsieur Sylvestre, je suis désolé de vous avoir fait de la peine, mais est-ce ma faute ? Je suis un gardeur de vaches, et je ne peux pas sentir et penser comme vous, qui êtes un aristocrate et un philosophe. Tenez, vous n’êtes pas ici dans le monde qu’il vous faudrait. Jamais vous ne vous habituerez à la rudesse de nos pensées et de nos paroles, et Félicie a beau vouloir élever son esprit et ses manières pour arriver jusqu’à vous, elle vous blessera toujours par quelque endroit ; car si elle est la petite-fille du comte del Monte, elle n’en est pas moins la fille du père Morgeron, qui battait sa femme et s’enivrait avec de l’eau-de-vie quand il était de mauvaise humeur. Et puis elle a eu ce malheur dont nous parlions, dont vous ne voulez pas qu’on vous parle, et ça lui a aigri le cœur… Vous la guérirez, je ne dis pas non, mais ce ne sera pas sans peine, et vous aurez plus d’un gravier dans votre pain quotidien. Vous avez du savoir, du courage et un grand esprit, vous vous en servirez, c’est affaire à vous ; mais il faudra passer sur beaucoup d’ornières et de cailloux avec des gens mal élevés comme nous autres. Pardonnez-moi d’avoir réveillé un souvenir qui vous déplaît, et de vous dire que ma cousine n’aime pas la Vanina. La Vanina n’a pas eu de malheur, elle ! je ne veux pas qu’elle en ait par ma faute. Faites donc que ma cousine nous marie, voilà tout ce que j’avais à vous dire. Ne le prenez pas en mauvaise part ; j’aimerais mieux mourir que de vous offenser.

C’est ainsi qu’avec son ingénuité pénétrante et son prétendu gros bon sens, si délié, Tonino me torturait. J’en revenais à me demander s’il n’avait pas l’âme profondément perfide, s’il n’amenait pas habilement toutes ces explications, en apparence fortuites, pour me punir d’avoir inspiré l’amour auquel il avait prétendu, qu’il avait obtenu peut-être avant moi, et que je lui avais ravi…

Devant cette atroce supposition, la loyauté de mon âme se révoltait et criait : — Non ! c’est impossible ! Quelle autre énigme alors me présentait l’attitude de Félicie ? Était-ce pour me punir de mes soupçons qu’elle brisait avec tant d’opiniâtreté le pacte de famille où Tonino avait sa place marquée, légitime, pour ainsi dire inaliénable ? Elle semblait vouloir se rendre coupable envers lui, envers moi et envers elle-même, pour m’apprendre qu’il ne fallait pas jouer avec son orgueil et la mettre au défi de se justifier.

Et, comme si tout devait se flétrir et s’empoisonner en nous et autour de nous, voilà que Tonino, l’objet de ses dédains affectés, se plaignait à moi, — se vantait peut-être, — de lui inspirer de la jalousie !

Il y avait des jours où je croyais voir clair dans toute cette intrigue : Tonino feignait d’aimer la Vanina pour irriter Félicie et l’attirer dans ses bras lascifs et incestueux. La Vanina elle-même se prêtait à ce jeu infâme pour plaire à son amant et contraindre ensuite Félicie à payer son silence vis-à-vis de moi. Félicie, en proie à je ne sais quel fatal vertige, était d’autant plus prête à tomber dans le piège qu’elle s’en éloignait avec terreur ou le bravait avec audace. Elle n’aimait ni moi ni Tonino. Elle était tout orgueil froissé, tout dépit contre la destinée, tout besoin de vengeance ou de réhabilitation. Il lui plaisait fort de devenir ma femme, affaire de vanité. Il lui plaisait peut-être mieux d’avoir Tonino pour esclave, affaire de sens.

Je luttais contre ce cauchemar, il me poursuivait dans mes rêves ; mais au soleil levant, si j’entendais les sons graves et purs du violon de Crémone vibrant sous la noble inspiration de Félicie, ou si je voyais passer la jeune chevrière allant aux champs avec ses yeux bleu de ciel et son grand geste harmonieux pour indiquer aux chiens de rassembler le troupeau, ou bien si Tonino, levé avant moi et par moi cherché avec angoisse, se laissait surprendre à genoux dans la litière fraîche, tandis que la Vanina tourmentait en riant, dans sa main, les touffes épaisses de la noire chevelure du jeune homme, je me reprochais ma folie, je croyais sentir un souffle pur, venu des plus pures régions de cette Arcadie, passer sur mon front brûlant, et je ne sais quelles voix légères comme des brises frémissaient à mon oreille pour rire de mes idées sombres et de mon cerveau malade.

Ma souffrance aidait à ma souffrance, et j’empirais mon mal en agissant sous l’impression de mon mal. Quand j’invitai Félicie à hâter le mariage de Tonino, ma voix tremblait sans doute, et si mes paroles ne furent pas dites d’un ton d’autorité, peut-être mes regards trahirent-ils le désir que j’avais de ne pas rencontrer de résistance. Il me sembla que Félicie frissonnait de colère ou de crainte, et qu’elle me répondait oui avec une répugnance secrète. Je lui demandai étourdiment pourquoi elle hésitait. — Je n’hésite pas, répondit-elle ; à quoi pensez-vous de me dire cela ?

Je ne pus répondre. — Vous êtes préoccupé, reprit-elle. Je mentis en donnant un autre motif, un motif quelconque à ma préoccupation.

Elle fixa le mariage de Tonino au dernier jour du mois. Nous étions au 15 avril, en plein printemps. La floraison hâtive des arbres à fruits était exubérante. Tout chantait, tout brillait dans la campagne. Yanina, enivrée par les regards et les sourires de son jeune fiancé, était comme étouffée de bonheur. Lui, sans perdre l’habitude de son petit sang-froid doucement railleur, avait dans la poitrine des respirations étranges, comme des oppressions d’impatience contenue, ou des élans de joie mystérieuse. Je ne pouvais pas m’empêcher de les trouver beaux dans la naïveté de leur mutuel désir.

Félicie était tranquille, résolue, impénétrable. Elle s’occupait du trousseau des mariés avec sa générosité ordinaire et des soins tout maternels. Vanina, honteuse de la voir coudre, marquer et repasser tout le jour pour elle, venait l’aider ; mais, malgré elle, c’était toujours à quelque harde de son futur qu’elle travaillait avec ardeur et intelligence. De sa propre toilette, elle se souciait à peine, et Félicie était obligée de corriger ses bévues. Elle le faisait avec patience, parlant peu, souriant à peine, affairée, absorbée, pensant à quelque chose qui ne s’exprimait pas et qui semblait impossible à exprimer.

Enfin le grand jour arriva. La mariée, éblouissante de fraîcheur et de parure, vint avec Tonino demander à genoux la bénédiction de la patronne et la mienne.

— Toi, lui dit Félicie en l’embrassant, je te bénis de tout mon cœur. Je n’ai pas de reproches à te faire, tu es une enfant sans malice et sans volonté ; mais je fais un effort pour bénir ton mari. Il aurait dû attendre la fin du deuil de cette maison, où mon frère l’avait reçu et traité comme son fils. Les raisons qu’il a données pour se dispenser de le pleurer une année entière sont des raisons lâches, des raisons d’égoïste. J’y ai cédé à cause de toi, par pitié de ton inexpérience et de ta faiblesse. Je n’attendais pas de toi de grandes vertus, je n’avais pas le droit de t’en demander, ne t’ayant pas élevée avec autant de soin que j’aurais peut-être dû le faire ; mais lui… Enfin n’en parlons plus. Aimez-vous et soyez heureux.

Je trouvai le discours de Félicie gratuitement amer et peu convenable pour les oreilles d’une jeune fille qu’elle devait supposer pure. Je ne sais si la Vanina le comprit ; elle rougit beaucoup et pleura. Tonino lui serra vivement la main sans répondre un mot à Félicie, et quand elle les eut embrassés tous deux, il emmena sa fiancée en lui parlant à l’oreille, comme s’il là consolait des sévérités de la patronne et comme s’il lui disait : Tu sais qu’elle est jalouse ; mais sois tranquille, je te protégerai contre elle.

Est-ce cela qu’il lui disait, ou cela se passait-il dans mon imagination ? Je regardai Félicie. Elle était pâle, et son œil courroucé suivait le jeune couple sans rien voir autre chose.

Je ne me trompais donc pas ? Tonino ne s’était donc pas trompé ? Elle était jalouse, si jalouse qu’elle ne songeait plus à me le cacher ! Mais quel genre de jalousie était-ce ?

Je voulus le savoir ; ma langue, enchaînée par la délicatesse, rompit ses liens. Je fus sévère, terrible peut-être. Je blâmai ce qui venait de se passer, je questionnai durement. Félicie trembla, balbutia, faillit s’évanouir : je fus impitoyable. Elle prit tout à coup son parti, comme elle le prenait toujours quand on l’y forçait. Eh bien ! oui, dit-elle, je suis jalouse de cette jeunesse, de cette innocence, de cette virginité, qui est pour moi comme un vivant reproche. Ce n’est pas de Tonino, c’est de vous que je suis jalouse quand je regarde la Vanina. Je la trouve trop heureuse d’être aimée avec ardeur par ce jeune homme et contemplée par vous avec une sorte de respect, comme si elle méritait votre estime ! Qu’a-t-elle fait pour vous paraître sainte ? Sans moi, sans mes menaces, Tonino eût depuis longtemps flétri cette pureté de hasard, et c’est à moi qu’elle doit de pouvoir mettre aujourd’hui le bouton d’oranger à sa ceinture ! Comment voulez-vous que je ne sois pas irritée de l’air de triomphe avec lequel Tonino va la conduire à l’église ? Il fallait bien rabattre un peu leur orgueil ! Et vous me blâmez de l’avoir essayé ! C’est me dire que je n’ai pas le droit de faire la morale aux autres ; c’est m’humilier cruellement ! Et avec cela vous me demandez si je regrette que Tonino soit heureux, comme si j’étais une mauvaise mère, ou comme si… Non, je ne veux pas aller jusqu’au fond de votre pensée. Il me semble que j’y trouverais toujours suspendu sur ma pauvre tête ce mépris qui doit me tuer.

Elle pleura amèrement, je dus la calmer, la rassurer, la consoler. Tonino m’appelait avec impatience. On nous attendait pour partir. Il entra et vit Félicie en larmes. Ses yeux expressifs se portèrent sur moi. Ils me disaient clairement : Je le savais bien que vous ne pouviez pas être heureux l’un par l’autre !

J’entraînai Félicie, honteux et irrité de sa figure souffrante, encore sillonnée de larmes. La Vanina la regardait timidement, avec un mélange de compassion, de respect et de fierté, comme si elle eût été tentée de lui demander pardon de l’avoir emporté sur elle.

Quand le prêtre eut béni leur union, les mariés, qui n’avaient eu pour escorte que nous, les témoins et les gens de la maison, nous remercièrent et nous demandèrent la permission d’aller passer trois jours chez la mère de Vanina, qui demeurait dans la montagne. Félicie acquiesça froidement à, ce désir et leur dit à peine adieu.

Ils partirent seuls, se tenant par le bras, mais d’une étreinte si souple et si forte qu’ils semblaient ne faire qu’un. Tonino se retourna pour m’envoyer un baiser, et il me montra le soleil de mai comme pour le prendre à témoin de son droit à l’ivresse de la vie.

J’essayai de distraire Félicie de sa tristesse. — Ces enfans sont des ingrats, me dit-elle. J’avoue que je ne m’attendais pas à les voir quitter la maison aujourd’hui.

— Ce n’est pas quitter la maison que de s’absenter trois jours.

— Ils s’absentent tout à fait, soyez-en sûr. Ils ont formé, en cachette de nous, quelque projet d’établissement. La mère de Yanina est une femme de mauvaise vie, et ce n’est pas chez elle que Tonino, à moins qu’il n’ait perdu l’esprit, irait abriter sa lune de miel.

— Ils ont pris pourtant le chemin de sa demeure ?

— Ils vont la voir pour la consoler de l’humiliation que je lui ai infligée en lui défendant d’assister au mariage.

— C’est le devoir de Vanina. Quelle que soit sa mère…

— Ah ! vous êtes indulgent pour de plus grandes pécheresses que moi !

— Je ne suis pas indulgent pour cela ; mais vous devriez l’être davantage pour ces jeunes gens. Ils ont besoin d’être heureux sans arrière-pensée, sans lutte contre vous, qui leur reprochez d’être égoïstes. Ils vont cacher leur ivresse dans quelque chalet où ils oublieront tout.

— Même la mort du pauvre Jean ?

— Eh bien ! oui, c’est leur droit après tout, c’est leur devoir peut-être. Dieu a fait de l’amour une loi si grande et si puissante, qu’il faut savoir la subir sans songer ni au passé ni à l’avenir. Les oiseaux qui bâtissent leur nid aujourd’hui se demandent-ils si l’orage l’emportera demain ? Respectons donc le caprice de nos enfans, et, puisqu’ils paraissent désirer l’isolement, songez à leur préparer pour l’été un gîte comfortable dans la montagne. ]N’était-ce pas l’intention de Tonino et la vôtre ? N’avez-vous rien décidé encore à cet égard ?

— Rien, répondit Félicie.

— Pourquoi ?

— J’attendais votre volonté. Si j’avais décidé quelque chose sans vous, vous auriez pu le mal interpréter. Je parvins à dissiper son amertume en la distrayant par des projets. Le raisonnement, qui, pendant nos semaines et nos mois de tête-à-tête, avait paru la convaincre, perdait toute action sur elle depuis que j’avais involontairement blessé son cœur et son amour-propre. Elle était comme anéantie moralement. On ne la réveillait qu’en la mettant aux prises avec les devoirs, les difficultés et les amusemens de la vie matérielle. Elle y portait ce dévouement sans bornes qui était le grand coté de sa nature énergique.

Dès que je lui eus dit qu’il fallait assurer la liberté, la dignité et le bien-être du jeune couple : — Eh ! sans doute., répondit-elle ; j’y ai bien songé, mais j’attendais votre encouragement. Au reste tout est prêt. La grande laiterie du Vervalt, que j’ai donnée en dot à Tonino, n’est pas à fin de bail ; mais je sais que pour une faible indemnité le fermier nous la laisserait occuper tout de suite. Il y faut des réparations ; j’ai le bois tout débité sous les hangars, la pierre toute tirée dans la carrière. Je n’ai pas voulu dire cela aux jeunes gens. J’aurais souhaité qu’ils fussent plus humbles, et qu’au lieu d’attendre mes dons et mes soins comme une chose qui lui est due, Tonino me priât un peu ou me montrât quelque désir. Il n’a pas jugé à propos de le faire. Il a eu l’air de me dire que, du moment où il possédait une jeune et jolie femme bien éprise de lui, il n’avait plus besoin de rien sur la terre, et que je ne pouvais rien ajouter à son bonheur. Il a évité de me parler de ses projets : compte-t-il vendre la laiterie pour s’installer plus loin de nous ? Et si j’y fais de la dépense pour qu’il y soit bien, ne me dira-t-il pas que c’est inutile ?

— Allons toujours voir, répondis-je, quelle dépense on aurait à faire dans tous les cas pour entretenir cette ferme ; nous consulterons ensuite Tonino.

— Comment n’êtes-vous pas au courant de cela ? me demanda Félicie en se dirigeant avec moi vers la laiterie, qui était à une heure de chemin dans la montagne. N’allez-vous jamais vous promener par là ?

— Rarement, le temps me manque ; l’ouvrage d’en bas absorbe toutes mes journées, vous le savez bien. D’ailleurs ceci rentre dans la vie pastorale, dont Jean ne s’occupait pas et faisait bien de ne pas s’occuper. Vous suffisiez à cette besogne, à laquelle vous vous entendez merveilleusement.

La laiterie était fort belle, et le terrain environnant, de première qualité en pâturages, constituait un don assez considérable. Comme j’en faisais avec satisfaction la remarque : — Peut-être trouvez-vous, me dit Félicie, que j’ai fait la part bien large à Tonino ?

— Non, je n’y trouve rien de trop. Les époux sont jeunes, ils auront des enfans.

— Oui, ils en auront, répondit-elle. Ils sont nés heureux, ils les conserveront.

Je vis une larme couler sur sa joue. C’était la première fois que devant moi elle pleurait sa fille. Jamais elle ne m’en avait parlé qu’avec une douleur sombre, et comme elle s’efforçait de me cacher cette larme : — Pleurez, pleurez, lui dis-je ; soyez femme, soyez mère. Je vous aime mieux ainsi que tendue et irritée.

— Mais ce souvenir qui me brise, ne le détestez-vous pas ?

— Non, quand vous pleurez, je ne déteste rien dans le passé. Les larmes effacent tout, et la vraie douleur se fait toujours respecter.

Elle essuya ses yeux avec ma main et la baisa ; puis elle attacha sur moi ce regard clair et profond où l’énergie et la passion de son âme s’exprimaient d’une façon victorieuse quand elle se livrait. — J’ai eu deux désespoirs dans ma vie, dit-elle, la mort de mon enfant et celle de mon frère. Le jour où vous m’aimerez comme je vous aime, je les oublierai.

— Pourquoi oublier ? lui dis-je. La douleur est saine aux belles âmes, et j’aime mieux partager la vôtre que de l’effacer. Vous me tiendrez par la tendresse encore plus que par l’énergie, soyez-en sûre. Je ne demande qu’à vous sentir faible pour me dévouer à mon tour.

Elle fut tout à coup ranimée, cessa de protester intérieurement contre le témoignage de mon affection, et s’occupa de la propriété de Tonino avec ardeur, presque avec gaîté. Elle voulait tout abattre pour tout reconstruire, et faisait des plans sur le sable du chemin avec le bout d’une branche. J’admirais son intelligence, son entente des détails, la promptitude de son coup d’œil. J’établissais ses comptes à mesure qu’elle développait ses projets. Quand j’eus atteint un certain chiffre : — Non, je n’irai pas jusque-là, dit-elle ; ce serait trop cher, vous me gronderiez.

— Jamais ! répondis-je ; vous avez de l’ordre, vous aurez toujours le moyen d’être généreuse.

— Mais c’est votre fortune que je dépense là, monsieur Sylvestre !

— Non, c’est la vôtre. Moi, je n’en ai pas et n’en veux jamais avoir. Nous nous marions séparés de biens, comme cela doit être quand l’un apporte tout, et l’autre rien.

— Pourquoi faut-il que cela soit ?

Et comme j’hésitais un peu à répondre, elle s’écria : — Ah ! oui, je comprends ; vous ne voulez pas qu’on croie que vous épousez une fille déchue pour vous enrichir !

— Je n’y songeais pas, lui dis-je ; mais, puisque vous le prenez ainsi, j’accepte la supposition. Je veux qu’on sache que je vous épouse parce que je vous aime.

Elle fut ravie de ma réponse et se remit à faire ses plans, tout en causant avec le fermier et en réglant l’indemnité à lui donner. Nous en étions là, le soleil baissait, lorsque Tonino et Vanina se trouvèrent tout à coup à quelques pas devant nous sur le sentier.

— Ah ! voyez, s’écria Félicie, les voici déjà ! Ils viennent regarder leur domaine. Ils ne sont pas si enivrés que vous disiez ! Ils pensent déjà au lendemain.

— Ils sont dans le vrai, dans la nature. Ils songent au nid tout de suite, pendant la chanson d’amour et de printemps.

— Comment, vous êtes là, cousine ? dit Tonino tout surpris, en doublant le pas.

— Oui, répondit-elle avec douceur ; je suis venue préparer ton nid, comme dit M. Sylvestre. Est-ce ici que tu veux demeurer ?

— Oui, certes, si j’ai le moyen de l’arranger quand le fermier sortira.

— Le fermier sort demain, et demain on commence les travaux. Regarde le plan avant que la brise du soir ne l’efface. Yoici votre chambre, très grande pour contenir les berceaux et les petits lits. Voici la salle pour causer, manger, faire de la musique. Yoici l’étable doublée, séparée en trois, pour les élèves des deux âges et les mères. Voici le grenier à fourrage, le séchoir, le rucher, la fontaine, etc.

— Mais c’est un rêve, s’écria Tonino ; il me faudra vingt ans de travail pour payer tout cela !

— Vous ne paierez rien, lui dis-je. C’est votre cadeau de noces en sus de la dot.

Tonino eut un beau mouvement très spontané, improvisation de l’intelligence artiste, ou cri sincère du cœur. — Mère ! s’écria-t-il en tombant aux genoux de Félicie, tu m’aimes donc encore ?

Elle fut vaincue et l’embrassa sans réserve ni méfiance. — Si tu pouvais redevenir sincère et bon comme jadis, je t’aimerais comme jadis, lui dit-elle.

— Aimez-moi comme jadis, reprit-il, car me voilà guéri de mes folies et naïf comme à douze ans. C’est à elle que je le dois, ajouta-t-il en montrant Vanina. J’avais encore du dépit ce matin ; elle m’a grondé, elle m’a dit que j’étais injuste et ingrat. J’ai senti qu’elle avait raison. Je me suis repenti, et si nous nous trouvons ici, c’est que nous étions en chemin pour aller vous demander pardon. Dès ce moment, le calme revint dans la famille ; Tonino ne fut plus taquin, Félicie ne fut plus sombre. Vanina, douce et affectueuse, semblait être le trait d’union entre eux. Il y eut comme une convention tacite, moyennant laquelle les jeunes époux n’habiteraient pas notre domicile avant de pouvoir prendre possession du leur. Je le regrettai, je ne voyais pas sur ce chapitre comme Félicie. L’amour consacré me paraissait chose trop sérieuse et trop sainte pour que notre maison en deuil en fût profanée. Félicie ne s’expliquait pas, pour ne point se trouver en désaccord avec moi ; mais Tonino me disait tout bas : — Laissez-moi faire ainsi. Je sais que la vue de nos amours blesserait sa religion fraternelle. C’est assez puéril, car il n’y aura pas de raison pour admettre dans deux ou trois mois ce que l’on interdit aujourd’hui, à moins que le chagrin ne doive durer tout juste un an, tant que durent les vêtemens noirs, et finir juste le jour où ils sont usés ; enfin c’est l’idée de ma cousine, et il faut la respecter. Elle me souffrirait bien chez elle avec ma femme, elle serait bonne tout de même ; mais quelque chose la froisserait au fond du cœur, et je ne veux plus lui faire de peine.

En attendant qu’il s’installât au Vervalt, Tonino emmena sa femme faire une excursion. Félicie le chargea d’aller donner un coup d’œil à ses propriétés dans la vallée du Rhône ; il en profita pour parcourir toute la Suisse et fut absent trois mois.

Il devait revenir pour notre mariage, fixé au mois de juillet. Malgré le désir que j’avais de revoir cet aimable enfant, j’étais bien forcé de reconnaître que son absence était bonne à Félicie et à moi. La vie se faisait calme et belle. Félicie recommençait à modifier les côtés âpres de son caractère et à ouvrir son esprit à la science de l’amour, car, si à l’âge de Tonino et de Vanina il n’y a qu’à laisser faire le soleil et la loi divine, à l’âge que nous avions, Félicie et moi, et après de si amères expériences de la vie, il nous fallait toute une philosophie, toute une religion pour nous entendre.

Ce moment de fusion intellectuelle et morale semblait venu, et lorsque nous nous engageâmes l’un à l’autre, j’étais fort, j’étais content d’elle et de moi ; je me sentais ardent et austère, je la sentais pudique et confiante. Notre lune de miel, à nous, ne fut pas un emportement d’écoliers à travers les buissons en fleur ; c’était une solennelle moisson de joies intimes et profondes sous le chaud et silencieux rayon de l’été.

Nous avions dû. nous marier sans attendre Tonino. La veille du jour fixé pour son retour, il nous avait écrit que Vanina avait fait une petite chute, et que dans la crainte d’un accident plus grave elle devait rester en repos pendant quelques semaines. Il ne revint qu’à l’entrée de l’automne avec sa femme bien portante et en bon espoir de maternité. Il m’avoua alors qu’elle n’avait pas eu le moindre accident, mais qu’il avait craint de gêner Félicie par sa présence. — Je ne peux pas toujours m’expliquer, dit-il, les bizarreries de son humeur ; mais je les sens, je les devine avant qu’elles ne se montrent, et, croyez-moi, j’ai bien fait de ne pas assister à son mariage. Il faut si peu de chose pour la troubler ! Tout est mieux ainsi, n’en doutez pas.

Je sentais que Tonino avait raison, mais pas plus que lui je n’aurais su dire pourquoi.

Il alla passer l’automne au Vervalt, et l’on se vit rarement. C’était le moment des grandes occupations de la campagne. On labourait les terres, on rentrait les fruits, on faisait le vin et les fromages, on se rencontrait dans la campagne avec plaisir, on se réunissait quelquefois le dimanche avec affection ; mais on ne se sentait plus nécessaires les uns aux autres, et je dois dire que je me trouvais très heureux de n’avoir personne entre ma femme et moi. C’était un esprit trop impressionnable pour prendre la vie en douceur. Les violentes émotions de sa jeunesse lui avaient laissé l’habitude de dramatiser le moindre incident et de voir un abîme ouvert dans toutes les ornières d prosaïque chemin de l’existence. Mon ascendant faisait rentrer en elle la notion de la mesure des faits ; mais c’était un soin continuel à prendre, une éducation toujours à refaire, une sérénité à ramener ou à entretenir, travail ingénieux et tendre dont je ne me lassais pas et dont elle me témoignait une reconnaissance passionnée, mais qu’il ne fallait pas laisser interrompre ou troubler par la moindre émotion venue du dehors.

Dans les commencemens, elle se créa un chagrin inattendu. Autant elle avait aspiré à la réhabilitation par le mariage avec un homme sérieux, autant elle en fut effrayée quand elle l’eut obtenue. Il lui suffisait d’un mot surpris au passage pour la mettre au désespoir : a elle est bienheureuse, Mlle Morgeron, après ce qui lui est arrivé ! » ou de la réflexion toute crue de quelque voisin : « dame ! c’est un beau mariage qu’il fait là, M. Sylvestre ! » Elle ne se vengeait pas comme moi par un sourire de pitié de l’inoffensif attentat commis sur nous par une pensée brutale ; elle s’alarmait et regimbait comme si l’offense lut tombée du ciel. — Je le vois bien, me disait-elle alors : les uns croient que la cupidité vous a rendu indulgent, j’ai beau leur dire que vous n’avez pas voulu avoir la moindre part à ma fortune, ils ne comprennent pas et ils ne croient pas ; les autres vous respectent, mais ils vous plaignent, et ma faute leur paraît d’autant plus énorme que vous me l’avez pardonnée. Ah ! j’ai été une égoïste ; je n’ai pas prévu que l’opinion ne se rendrait pas, et que vous porteriez votre part de ma honte. J’ai eu bien tort, ami, de ne pas suivre mon instinct. Savez-vous que cent fois j’ai failli vous dire : Aimez-moi et ne m’épousez pas ! Je serai votre maîtresse et votre esclave, je ne me sens pas digne d’être votre femme.

— Vous avez bien fait, lui disais-je, de ne pas me présenter cette lâche tentation. J’aurais cru que vous méjugiez capable d’y céder et que vous ne m’estimiez pas.

— Vous êtes bien rigide ! quel si grand crime auriez-vous commis en me donnant votre amour sans me donner votre nom ?

— J’eusse manqué de foi envers votre frère et vous qui m’aviez accueilli comme un frère. Puis ces liaisons-là, Félicie, ont pour excuse la jeunesse, qui brise tous les freins sans en avoir conscience ; elles sont une honte pour l’homme dans la force de l’âge, surtout quand il n’y a pas d’obstacle entre lui et l’objet de sa passion.

Elle arrivait à comprendre que l’on pouvait allier la passion au devoir. Ce n’est pas sans peine qu’elle avait consenti à le comprendre.

Du reste, je l’égayais ; je venais à bout de la faire rire d’un propos de commère ou d’une maxime de paysan avare. Il est bien certain que j’avais fait des jaloux, et que Sixte More particulièrement, bien qu’il ne fût pas un méchant homme, avait glosé sur notre mariage. Qu’est-ce que cela pouvait me faire ? Je trouvais dans le témoignage de ma conscience une sérénité complète. Félicie en était jalouse et me le disait. J’avais bien de la peine à obtenir qu’elle se pardonnât le passé, et qu’elle s’estimât assez elle-même pour laisser couler l’injure ; mais je réussissais à lui faire voir le côté ridicule de la médisance et à l’empêcher d’en grossir le côté odieux.

En dépit de ces troubles passagers, nous étions heureux. Si Félicie ne réalisait pas l’idéal de sérénité et de charme intellectuel que j’avais pu rêver dans ma jeunesse, je ne le savais plus, je ne m’en souvenais pas. Il est un moment de la vie où l’on n’a plus d’exigence qu’envers soi-même. On sent le possible de la perfection, puisqu’on l’adore ; mais on en sent le difficile, puisqu’on ne l’atteint pas soi-même. Cette poursuite du beau et du bien, toujours vaine malgré de grands et sincères efforts, rend indulgent pour ceux qu’on aime. On voudrait leur épargner les écueils où l’on s’est heurté, les épines où l’on se déchire encore, et l’on se fait humble à force d’ambition, doux à force de zèle.

Certes à cette époque d’adoption paternelle d’une âme orageuse et tourmentée, j’étais meilleur que je ne l’avais jamais été, j’étais pour ainsi dire meilleur que moi-même. Quand ma compagne me disait : Je ne vous savais pas encore aussi bon que vous l’êtes, je lui répondais en toute sincérité : C’est que je n’étais pas si bon avant de vous aimer autant.

George Sand.

(La troisième partie au prochain n°.)

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.