Le Dernier Amour (RDDM)/03

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LE
DERNIER AMOUR

TROISIÈME PARTIE[1].



Ce bonheur dura deux ans. Il ne se compléta point pour moi par les joies de la paternité, et à présent, hélas ! je remercie la destinée de m’avoir épargné un terrible sujet de trouble et d’incertitude. Félicie se flattait toujours de devenir mère. Un vieux médecin qui l’avait soignée dès son retour d’Italie, et que je consultai sur son état général, m’apprit que je ne devais pas entretenir de vaines espérances. En même temps il m’engagea à ne pas trop en dissuader ma compagne. — Ce rêve de la maternité, me dit-il, est chez elle une passion. Faites attention au moral ! C’est un esprit fortement trempé ; mais les idées sont fixes, les volontés exaltées, les instincts tenaces, et la force vitale ne répond pas à l’énergie qu’elle dépense. Je me suis étonné de lui voir accepter la mort de son frère. J’aurais cru qu’elle y laisserait là vie ou la raison. À présent je m’explique sa résignation et son courage, elle vous aimait ! Rendez-la toujours heureuse si vous voulez la conserver. Elle ne résisterait pas à un nouveau malheur.

— Croyez-vous donc que la privation de postérité soit pour elle un malheur sans compensation ?

— Elle se soumettra en gardant ses illusions le plus longtemps possible. D’ailleurs ceci est un détail. J’appelle votre attention sur un ensemble de circonstances et je vous dis : Faites-lui la vie calme, si vous voulez qu’elle vive.

— Il faut vous expliquer, m’écriai-je. Nous sommes seuls, et vous n’avez personne à ménager, car je suis un homme, et je puis tout accepter, tout prévoir. Je dois savoir si quelque mal sérieux menace ma compagne, afin de le conjurer à tous les instans de notre existence. Parlez.

— Eh bien ! reprit-il, je vous parlerai comme un homme simple, mais expérimenté, doit parler à un homme intelligent et sérieux. Mlle Morgeron a été longtemps entre la vie et la mort par suite de malheurs et de chagrins que vous n’ignorez pas. Elle est depuis longtemps rétablie. Une volonté bien entendue et bien employée lui a créé des forces nouvelles ; mais si on modifie une organisation, on ne la transforme pas dans son essence, et nous avons ici une organisation anormale. Je l’ai bien étudiée et comme un type rare dans sa classe. Chez la plupart des gens de campagne, — j’appelle ainsi, à quelque rang qu’ils appartiennent, tous ceux qui vivent en contact continuel avec la nature rustique, — le corps réagit sur l’âme avec une bienfaisante énergie, le grand air et l’exercice leur donnent forcément le sommeil, l’appétit et l’équilibre intellectuel. Chez Mme Félicie, il en est autrement ; sa volonté est le seul foyer de ses forces physiques, et rien d’extérieur n’agit bien directement sur elle. C’est la disposition de son esprit qui la rend forte ou faible ; en un mot vulgaire et rebattu, mais toujours vrai, la lame use le fourreau. Ne la faites pas trop réfléchir, et si elle a la velléité de s’instruire, ménagez l’entendement. C’est chez elle un puissant instrument de perception, mais ce ne sera jamais un magasin d’idées acquises où les choses se classeront dans l’ordre logique. Donnez l’essor à l’activité, l’aliment à la bonté et à la tendresse. Ne lui demandez pas d’être bien conséquente avec elle-même ; traitez-la comme un enfant dont on ménage les moyens de compréhension et dont on tâte les aptitudes. Elle n’a point de mal organique particulier, non. Rassurez-vous à cet égard ; mais voyez la mobilité de la physionomie à la moindre émotion, tâtez le pouls souvent et reconnaissez que l’état fébrile se déclare avec une soudaineté inouie sous l’empire de la plus légère excitation nerveuse. Surtout cachez toute inquiétude, car elle vous cacherait tout symptôme. Elle aune puissance de réaction extraordinaire, et je l’ai vue très gravement malade sans que personne s’en doutât autour d’elle. Apprenez à la voir avec des yeux clairvoyans qui savent cacher leur clairvoyance. Je ne connais personne de plus difficile à interroger et à soigner. Si, par hasard, elle avait un chagrin sérieux, ne vous demandez pas si elle est malade, soyez certain qu’elle l’est. Elle travaillera comme de coutume, elle aura l’air de dormir et de manger. Elle sera même gaie, si elle craint de vous affliger ; mais elle aura une fièvre violente, et elle la gardera tant que vous n’aurez pas fait rentrer dans l’esprit le rayon consolateur. Les prescriptions du médecin n’y feront rien ou presque rien ; soyez donc le médecin de votre femme ; Moi, je suis un ami et non un charlatan.

Cette conversation laissa en moi une certaine inquiétude, et, durant plusieurs jours, j’observai Félicie avec une attention plus grande. Je ne découvris rien qui ne me fût déjà connu. Son impressionnabilité datait certes du jour de sa naissance, et ce qui eût été maladie ou destruction pour moi était pour elle action et vitalité. De ceux qui comprennent de telles organisations, les médecins sont les derniers, surtout les vieux médecins instruits et raisonnables. Malgré eux, ils voudraient ramener la nature à la logique naturelle : quoi de plus sage ? Mais il se trouve souvent que les types anormaux auraient besoin d’échapper au contrôle de la raison. Peut-être à la folie faudrait-il un traitement antirationnel.

Pourtant je m’efforçais de faire prédominer le simple bon sens dans l’esprit agité de ma compagne, et j’y avais mis tant de patience et d’adresse, j’avais couvert les dehors de l’enseignement avec tant d’enjouement et de douceur que je croyais être arrivé au but. Comment expliquer le désastre qui m’atteignit au milieu de ma confiante sérénité, le coup qui me frappa en pleine poitrine, le déchirement de ce voile du sanctuaire où reposaient ma foi et mes illusions ?

Un jour Sixte More passa près de moi dans la montagne. Je savais qu’il avait assez mal parlé de moi, et il me sembla qu’il étai embarrassé pour me saluer. L’âme sans tache et sans reproche sourit de ces attaques et n’en connaît pas la blessure. Je l’abordai le premier et lui demandai des nouvelles de sa famille. Il se troubla tout à fait, haussa les épaules, et s’éloigna d’un air de dépit ou de dédain. Je restai où j’étais, le suivant des yeux. Il se retourna, fit un geste de menace, et puis quelques pas pour revenir à moi. Je l’attendis, il s’arrêta, et nous nous regardâmes dans les yeux, lui exaspéré, moi surpris, mais tranquille.

Tout à coup il prit son parti, leva son chapeau, et, venant tout près de moi, il me tendit sa main, que je reçus dans la mienne en regardant toujours l’expression de son visage. J’y vis du trouble et point de perfidie. Je vous ai dit déjà qu’il était honnête homme, et je le connaissais pour tel.

— Il vous est arrivé quelque malheur, lui dis-je ; que puis-je faire pour vous ?

— Rien, répondit-il, mais il faut que vous sachiez mes peines. Je ne peux pas m’empêcher de vous les dire, à vous que je n’aime pourtant pas. C’est plus fort que moi, votre (igure me commande le repentir, et chaque fois que je vous ai rencontré, je me suis dit : Voilà un homme que j’ai méconnu parce que j’étais jaloux de lui. C’est de l’injustice, mais c’est ainsi. Quelque jour je me confesserai à lui, j’y serai forcé par quelque chose de bon et d’honnête qui est en moi, et ça ne m’empêchera peut-être pas de le mal juger encore, car il y a aussi en moi quelque chose de méchant, et cette chose-là, dont je rougis et dont je souffre, c’est l’amour que j’ai eu pour sa femme.

Cet amour-là est passé, ajouta-t-il en voyant que j’attendais pour lui répondre un plus complet développement de sa pensée. Je n’aime plus du tout Félicie, je n’ai pas besoin de vous dire pourquoi, vous le saurez un jour ou l’autre. Vous pouvez donc me répondre franchement que vous me pardonnez d’avoir eu de l’humeur, et que vous n’en avez point contre moi.

— J’ai eu de l’amitié pour vous, lui répondis-je ; j’en avais encore, puisque je vous pardonnais dans mon cœur, sans attendre vos excuses. À présent que vous avez eu le courage de rompre la glace, je vous estime davantage, et suis certain, quoi que vous en disiez, que vous ne reviendrez pas à vos injustices.

— Voyons ! s’écria-t-il, étais-je tout à fait injuste ? N’êtes-vous pas un drôle d’homme d’avoir épousé Mlle Morgeron ? On a dit dans le pays : C’est pour l’argent ! Je l’ai dit aussi, sans le croire ; mais j’ai pensé que c’était par une de ces idées que l’on a à votre âge et peut-être aussi au mien, car je ne suis que d’une dizaine d’années plus jeune que vous.

— Quelle idée ai-je donc pu avoir ? expliquez-moi ça, maître Sixte !

— L’idée de vous dire : Voilà une fille très recherchée par des gens plus riches et plus jeunes que moi, et je veux être aimé d’elle. Je veux, par amour-propre, être préféré à tous les autres, à son cousin par exemple !

— Son cousin ?

— Oui, Tonino Monti, qui avait si longtemps compté être son mari, et qui a fait par dépit un autre mariage, ce qui ne l’empêche pas de regretter toujours la bourgeoise et d’être toujours envieux de votre bonheur. Félicie sait bien ça, elle ! voilà pourquoi elle ne veut pas le voir devant vous.

— Vous vous trompez, Sixte ! Nous voyons assez souvent Tonino, et ce que vous supposez sur le compte de notre cousin est aussi absurde que le sot amour-propre que vous m’attribuez.

— Comme vous voudrez ! Alors vous avez épousé Mlle Morgeron par amour ?

— Et par amitié.

— On est donc encore amoureux à cinquante ans ?

— Certainement oui.

— Et dans dix ans d’ici je serai encore amoureux de votre femme ?

— Vous vous disiez guéri ?

— Je mentais ; c’est-à-dire… il y a des jours où je le suis, et des jours où je ne le suis pas. Cela dépend de choses qui me tourmentent trop, puisqu’elles ne me regardent pas, et qui ne vous tourmentent pas assez, vous qui devriez les empêcher.

— Parlez : quelles sont ces choses ?

— Vous ne vous en doutez pas du tout ?

— Pas du tout.

— Eh bien !… Il s’arrêta, la sueur perlait sur son front, il se débattait contre quelque secrète angoisse. — Monsieur Sylvestre, s’écria-t-il en me saisissant le bras avec force, pourquoi est-ce que vous laissez vivre ce maudit chien d’Italien qui vous trompe ? Êtes-vous un homme, oui ou non ? Les gens comme vous, qui ont reçu de l’éducation et qui ont vécu dans le monde des riches, sont-ils d’une autre nature que nous autres gens de campagne ? Leur est-il commandé d’endurer des insultes et de laisser leurs femmes dans le danger de se faire montrer au doigt ? Tenez, moi, je ne suis rien pour Félicie : elle ne me doit rien, et je ne lui dois rien non plus ; mais si j’arrive à découvrir qu’elle est coupable, je serai guéri de l’amour pour le restant de ma vie. Je mépriserai toutes les femmes et je resterai vieux garçon. Ça me fera un effet de voir Félicie menteuse et lâche, un effet à n’en jamais revenir ! Et vous, vous êtes là bien tranquille, un peu pâle, voilà tout, mais souriant encore et me regardant d’un air de pitié, parce que vous me prenez pour un méchant qui se venge, ou pour un fou qui a des visions. En effet, je le croyais en proie à quelque accès de démence. Il s’en irrita et me défia de venir m’assurer du fait.

— Quel fait ? lui demandai-je.

— Il y a une demi-heure, répondit-il en me montrant un massif de rochers, ils étaient là tous deux, ils se cachaient. Le saviez-vous ?

— Ce que je sais, c’est qu’ils ne se cachaient pas. Votre soupçon est offensant pour ma femme. Je vous défends de dire un mot de plus sur son compte.

— Vous devez dire comme ça ; mais vous allez voir s’ils y sont encore ?

— J’irai tranquillement pour le plaisir de les rencontrer et sans aucune crainte de les surprendre.

— C’est ça ! vous tousserez pour vous annoncer ! Eh bien ! allez, faites comme vous voudrez, soyez trompé ; qu’est-ce que ça me fait à moi ? Je vous ai averti, j’ai fait mon devoir après tout, car c’est à vous que revenait le soin de punir Tonino. Vous ne le voulez pas ? Eh bien ! je le punirai peut-être, moi, un jour ou l’autre : il me tombera sous la main, et je l’écraserai comme une mauvaise bête, car voilà dix ans que je souffre de ses intrigues, et je suis à bout de patience. C’est lui qui a empêché Félicie de m’écouter, et c’est lui qui me fait rougir à présent de l’avoir tant aimée ! Allez, allez, monsieur le mari, fermez les yeux, bouchez vos oreilles et dormez tranquille ; moi, je veillerai pour mon compte.

11 ne me laissa plus lui répondre et s’éloigna hors de lui. Sa colère ne m’avait guère troublé, je le savais vaniteux et susceptible ; je ne le croyais jaloux que par amour-propre, je connaissais son aversion pour Tonino, avec qui il avait eu récemment des discussions d’intérêt. J’avais si bien chassé mes soupçons et vaincu le passé que je me dirigeai d’un pas et d’un cœur tranquilles vers le lieu qu’il m’avait assez vaguement indiqué.

C’était à une certaine distance de l’habitation et dans une petite gorge dont le sol appartenait précisément à la famille Sixte More. La roche, très abrupte, se fendillait à pic le long du sentier ; il n’y avait par là aucune grotte, aucun enfoncement pouvant servir de cachette ou seulement d’abri pour se reposer. En suivant ce sentier de chèvres, je fis le tour du massif ; il était absolument désert. Je pensai que Sixte avait rêvé ou qu’il avait voulu se moquer de moi. Je connaissais mal la localité ; j’y avais passé maintes fois, je ne m’y étais jamais arrêté. Je montai doucement une pente gazonnée oi^i je crus voir quelques traces de pas ; ces traces, déjà douteuses, disparurent entièrement. Je ne cherchais plus personne, l’endroit était beau, je gagnai le sommet du massif, et j’y cueillis quelques fleurs assez rares qui poussaient là. Je pensai à Tonino, qui m’aimait ardemment, à Félicie, que je me promis bien de ne pas troubler du dépit insensé de Sixte More. Je pensai aussi à moi pour me demander si j’étais digne du bonheur que je goûtais. Je ne pouvais pas me reprocher de l’avoir conquis avec insolence et de m’être réjoui du dépit des autres. J’éprouvais cette sorte de mélancolie des gens modestes dans leurs ambitions, qui demanderaient volontiers pardon aux hommes et à Dieu d’avoir quelque sagesse silencieuse et quelque humble prospérité.

Tout à coup je vis Félicie au bas du rocher, tournant avec rapidité le sentier qui s’enfonçait dans un bois de mélèzes. Elle ne fit que paraître et disparaître ; mais c’était bien elle, et sa marche ressemblait à une course furtive. Le cœur me battit bien fort. Je m’en fis reproche, je me levai pour la rejoindre. Je n’osai l’appeler, Sixte More pouvait être quelque part aux aguets et me croire jaloux. Je me rassis sans bruit, et, supposant que j’étais observé, je recommençai à cueillir des fleurs et des herbes sans montrer la moindre agitation.

Depuis un instant, j’étais observé en effet ; mais ce n’était pas par Sixte More, c’était par Tonino, que je’vis tout à coup sortir d’un coude que le rocher faisait au-dessus de moi. Il m’avait vu le premier, il avait eu le temps de composer son visage. — Que diable faites-vous là, mon père ? me dit-il en souriant et en me caressant de son beau regard, limpide comme une source de montagne.

— Tu le vois, lui dis-je ; je cueille ces fleurs qui m’ont tenté.

— Cueillez, dit-il ; la cousine les aime beaucoup. Je passe quelquefois ici, c’est mon plus court pour aller vous voir, et quand je lui en porte un bouquet, elle me dit toujours : Où prends-tu de si belles fleurs ?

— Tu venais chez nous ? repris-je ; il y a longtemps qu’on ne t’a vu.

— Ah ! que voulez-vous ? Avec des petits sur les bras, une femme qui sèvre l’un pour nourrir l’autre ! Je ne la laisse guère seule.

— Et tu fais bien. Allons, viens voir ta cousine.

— Elle va me gronder.

— Pourquoi ?

— D’abord pour n’en pas perdre l’habitude, et puis parce que je ne lui ai pas donné signe de vie depuis un mois.

— Eh bien ! elle te grondera et elle te pardonnera.

Nous suivîmes ensemble le sentier par où Félicie venait de fuir. Il était bien évident pour moi que Tonino ne pensait pas que je l’eusse aperçue ; mais l’avait-il aperçue lui-même ? Savait-il qu’elle était venue là ou qu’elle venait d’y passer ? Il était si calme et si souriant que je ne pouvais croire à une trahison. Rien ne m’expliquait la présence de Félicie en ce lieu particulièrement sauvage ; mais sans doute ce hasard allait s’éclaircir naturellement dès que nous la rejoindrions.

Tout en maîtrisant mon émotion, je marchais vite. Tonino m’arrêta à plusieurs reprises sous différens prétextes très vraisemblables et d’un air très naturel.

Tant il y a que Félicie était rentrée depuis au moins dix minutes quand nous rentrâmes nous-mêmes. Elle avait eu le temps de changer de chaussures et de se recoiffer. Comme elle prenait ces soins tous les jours avant de se mettre à table, je lui demandai fort simplement si elle était sortie. J’attendais une réponse simple, vraie, plausible ; elle me répondit avec assurance par un mensonge. Elle dit non !… Je répétai ma question comme si quelque distraction m’eût empêché d’entendre la réponse. Elle répondit non !…

Je sentis un vertige passer devant mes yeux et je ne sais quel frisson de mort dans tout mon être.

Non, il n’y a pas qu’une mort ; même dans cette courte vie que nous traversons, nous mourons plusieurs fois. Nous périssons à plusieurs reprises. Notre être apparent reste le même, mais audedans de nous une âme se détache, s’envole ou s’anéantit ; nous la sentons se glacer en nous et peser comme un cadavre. Que devient-elle ? Va-t-elle nous attendre ailleurs pour s’ajouter à nos existences successives ? Est-ce une chose usée, finie, qui ne servira plus ni à nous ni aux autres ?

Où vont-elles, où vont-elles, nos amours passées ? qui me le dira ? Elles deviennent des fantômes, des ombres, des larves, disent les poètes. Eh quoi ! n’étaient-elles rien ? Ce monde qui s’efface de devant nos yeux n’a-t-il jamais existé ? Les passions sont-elles des rêves aussi vains que ceux du sommeil ? Non, c’est impossible. Les rêves du sommeil sont l’action d’un moi inconscient et incomplet. Nos passions sont, non pas seulement l’action fatale, mais encore l’œuvre voulue de tout notre être. L’entraînement les suscite, mais la volonté les poursuit, les connaît, les définit, les nomme et les satisfait. Nos passions, c’est notre esprit et notre cœur, notre chair et nos os, notre puissance réalisée, l’intensité de notre vie intime manifestée par notre vie physique ; elles aspirent à être partagées, elles le sont, elles agissent, elles deviennent fécondes, elles créent ! elles créent des œuvres, des actes, des faits accomplis, l’histoire, — des choses belles, l’art, — ou bonnes, des idées, des principes, la connaissance du vrai. Elles créent des êtres, des enfans qui naissent de nous intellectuellement ou réellement. Ce ne sont donc pas des songes ni des spectres. Otez les passions, l’homme n’existe plus.

Et pourtant une passion peut s’éteindre, et nous ne mourons pas ! Ce serait peut-être trop beau de ne pas survivre à sa puissance et de partir avec ce qui nous faisait beaux nous-mêmes, la foi ! Il n’en est pas ainsi ; il faut à plusieurs reprises dans la vie se sentir brisé, dépouillé, perdu sans ressources et refaire connaissance avec soimême comme avec un étranger. Il faut se dire, et parfois brusquement foudroyé : — Où donc étais-je tout à l’heure, et quelle est cette autre existence qui me saisit comme une attaque de paralysie ? Est-ce que je vais pouvoir vivre ainsi sans ma pensée, sans mon cœur, sans la raison d’être que j’avais tout à l’heure et que je n’aurai plus jamais ? Vous avez entendu parler des effets du curare, ce poison qui glace l’énergie vitale sans ôter la conscience de la mort inévitable et prochaine. Je me suis senti pris ainsi dans une chape de plomb, dans un bloc de pierre, sans transition, sans avertissement, sans réaction possible. Tous les êtres humains ont passé par là et l’ont plus ou moins compris. Plaignez ceux qui se débattent en vain et croient s’étourdir par la colère ou l’ivresse. Plaignez encore plus ceux qui savent que certains poisons ne pardonnent pas, et qui, dès la première atteinte, embrassent d’un regard lucide l’horreur de leur situation. Détrompé en un instant, je le fus sans retour et pour toute ma vie.

Aussi je ne vous promènerai pas à travers une série d’illusions ressaisies et d’espérances déçues. Comment je cachai la violence du choc qui me brisait, je l’ignore, je ne m’en suis pas rendu compte, car je ne m’en souviens pas. Je me trouvai le soir devant mon bureau. Félicie et Tonino faisaient de la musique dans la salle au-dessous de moi. Je ne les entendais qu’à de rares échappées comme si une porte se fût ouverte un instant et brusquement refermée entre eux et moi ; mais cette porte n’existait que dans mon cerveau. J’avais pris un livre que je touchais sans le voir. Un instant je m’occupai à me demander des choses puériles. Pourquoi Félicie m’avait-elle fait un mensonge si stupide, quand il lui était si facile de m’en faire un très vraisemblable ? Elle eût pu me dire même jusqu’à un certain point la vérité, a J’avais dans l’idée que Tonino viendrait aujourd’hui, j’ai été au-devant de lui, je l’ai attendu ; puis je me suis rappelé l’heure du dîner et je suis retournée sur mes pas sans me douter qu’il était tout près. Cinq minutes plus tôt, vous m’eussiez rencontrée, et nous fussions revenus tous trois ensemble. » Que lui en eût-il coûté de me dire cela ? — Et s’ils s’étaient donné rendez-vous innocemment, que ne se laissaient-ils surprendre par moi qui depuis mon mariage les avais vingt fois trouvés ou laissés ensemble sans m’en inquiéter ?

Quelle fatalité pousse donc au mensonge, qui est le plus flagrant et le plus éperdu des aveux, les coupables auxquels notre confiance assurait l’impunité ? Cela me parut pitoyable. Je me pris à rire tout seul, d’un rire de mépris, douloureux comme un sanglot, et qui me fit tressaillir et regarder autour de moi, comme si je m’attendais à voir mon double me railler et m’insulter.

Mais j’étais seul, c’est bien moi qui avais ri. On eût pu m’entendre d’en bas, si le violon de Félicie n’eût couvert ma voix. Elle jouait admirablement ce soir-là. Je l’écoutai un instant et je me pris à rire encore, car tout mentait en elle, la musique comme le reste. Elle ne pouvait plus être autre chose que mensonge de la tête aux pieds. J’écrivis sur le bord de la table : Ton nom est mensonge. Je l’effaçai. Toute manifestation me semblait indigne de ma fierté. Je cessai de rire, je cessai de pleurer, car je pleurais aussi par momens sans en avoir conscience. Je sortis de la maison, je regardai briller les étoiles, et, chose étrange, tout à coup je respirai. 11 me sembla que je grandissais jusqu’aux astres, que je les touchais, que je palpitais de leurs flammes, que je tenais le monde et mon cœur dans chacune de mes mains, que j’étais fort comme Dieu, que j’étais heureux comme l’infini, que je chantais dans une langue inconnue. Que sais-je ? j’étais probablement fou dans ce moment-là ; mais non, allez, je n’étais pas fou ! j’étais surexcité, extra-lucide peut-être ! Je voyais, au-delà de ma vie individuelle, la bassesse du mal et la splendeur du bien, ces deux pôles de l’âme humaine. Un crime venait de me plonger dans l’enfer des ténèbres, car les êtres humains sont liés par une terrible solidarité, et ceux qu’on aime particulièrement font en quelque sorte partie de nous-mêmes. En découvrant que les deux objets de ma plus tendre aJTection étaient gangrenés et pourris, j’avais senti la mort entrer en moi ; la honte dont ils étaient couverts m’avait souillé, j’avais rougi et pâli comme si j’étais le complice de leur chute. Le mal était déchaîné sur la terre, il triomphait de tout, de moi comme des autres. Il n’y avait en ce monde que mensonge et brutalité. Puisque deux êtres que j’avais placés si haut dans mon estime et dans ma tendresse ne valaient pas mieux que les derniers des sauvages, pouvais-je être assuré de moi-même ? n’étais-je pas capable de descendre aussi bas ? Quelle garantie pouvais-je désormais offrir aux hommes et à Dieu de ma propre droiture et de ma propre chasteté ?

Mais quand ce nuage se dissipa, quand le rayonnement des astres dans un ciel pur éclaira cette échelle de Jacob que tout homme un peu trempé aperçoit dans sa détresse et saisit avec enthousiasme pour fuir les monstres et leur vomissement, je quittai la triste sphère où s’agitent les problèmes et les sophismes. Je montai vers la région du vrai, où le mal n’est plus que relatif et où son nom même ne signifie plus rien. Nous y monterons tous, épurés par le temps, l’expiation et l’expérience ; mais tous n’y monteront pas en esprit dès cette vie. Le royaume de Dieu, j’appelle ainsi le sentiment clair, enivrant et grandiose du beau et du bon éternels et infinis, n’est pas ouvert, même pour un instant, à ceux qui ne voient que des yeux du corps et qui ont méprisé la notion de ce qui est le bien et le mal pour leur espèce. L’homme ne possède pas le bien absolu : c’est pour cela qu’il s’abaisse dès qu’il le cherche en dehors du bien relatif qui lui est accessible. Il ne faut pas de déchéance morale, il ne faut pas de fièvre malsaine et de satisfaction impudemment conquise entre l’élan de l’âme et son but mystérieux, sublime.

Moi, j’étais pur, et d’un mot terre-à-terre, qui, au milieu de mon extase, me venait aux lèvres, je pouvais me résumer. « Le mal qu’on me fait, je n’aurais jamais pu, je ne pourrais jamais le faire aux autres. » En effet, la belle Vanina, cent fois plus jeune et plus belle que ma femme, eût pu être apportée dans mou lit par les démons légendaires de la nuit, mes bras ne se fussent pas noués autour d’elle, ma pensée n’eût pas seulement effleuré la compagne de Tonino, et cela à vingt-cinq ans tout comme à cinquante. Je pouvais regarder dans mon passé ardent et viril, je n’y trouvais pas une souillure. Je n’avais pas à rougir d’une heure où l’animalité des sens l’avait emporté en moi sur la probité de l’âme. J’étais donc tout simplement un honnête homme. Il n’y avait pas de quoi s’enorgueillir sans doute, mais il y avait de quoi se consoler et sentir en soi une force patiente et une sorte de joie austère. Ces malheureux qui travaillaient à m’avilir avaient entrepris l’impossible. J’étais mon juge et le leur. Ils m’avaient lâchement volé mon repos, mon bonheur, ma poésie, ma croyance en eux, tout ce qui avait servi de base à ma nouvelle existence. Il ne leur restait plus qu’à m’assassiner. Pourquoi non ? Se défaire de la Vanina et de moi eût été logique ; mais m’ôter une parcelle de ma valeur morale pour s’en parer aux yeux l’un de l’autre, voilà ce qu’ils ne pouvaient pas !

Tonino partait comme je rentrais. Il me fit, comme de coutume, des adieux enjoués et tendres. — Eh bien ! lui dit Félicie, tu ne l’embrasses pas, ton père ?

Il m’appelait son père ! il m’embrassa. Je pensai à la légende du baiser de Judas. Je me laissai embrasser.

Je m’absentai le lendemain. Sous prétexte de nouvelles observations sur le cours des eaux de neige, j’allai réfléchir et essayer de me reposer à la Quille. J’étais fatigué comme si j’avais fait le tour du monde. L’enthousiasme de la veille était trop surhumain pour être durable ; il fallait payer mon tribut à la nature.

J’eus de terribles accès de fièvre, du chagrin amer, des colères dévorantes, des indignations à tout briser. Je fus exaspéré, je fus abattu. Deux jours et deux nuits se passèrent ainsi. Le troisième jour, je fus calme et je dormis. Il fallait prendre un parti au plus vite. Deux fois Félicie, inquiète de mon absence, était montée à mon chalet. Deux fois, la voyant arriver, je m’étais soustrait à l’angoisse de sa présence en me réfugiant dans des retraites inaccessibles. Je ne voulais pas me venger sur sa santé et sur sa vie, je ne voulais pas exploiter ses remords ou ses craintes. Cela ne m’eût point semblé digne d’un homme.

Je ne pus arrêter qu’un plan provisoire. Avant de disposer de mon avenir et de celui de ma femme, il me fallait connaître tous les détails de notre situation, me rendre un compte exact de la vérité, et prononcer dans ma conscience sans erreur et sans défaillance. Interroger Félicie n’était pas le moyen de saisir le vrai ; elle savait mentir, je n’en pouvais plus douter. Et quand même j’arriverais à lui arracher la confession complète des faits, jamais elle ne pourrait m’en faire saisir les vraies causes. J’avais bien constaté quelle manquait de logique, je n’avais plus à m’étonner qu’elle manquât de conscience.

Soumettre son complice à un interrogatoire, c’était ouvrir la porte aux plus absurdes romans et aux drames les plus lâchement ridicules. Plutôt que de me commettre moralement avec ce drôle, j’aurais accepté encore l’outrage de ses caresses. Plus il s’avilissait lui-même, moins il pouvait m’avilir.

Je retournai donc à la Diablerette, résolu à ne rien laisser pressentir jusqu’au jour où je tiendrais tous les fils de la trahison. Ils ne s’écrivaient probablement pas, mais ils avaient dû s’écrire. Tout à coup je me souvins que, peu de temps après notre mariage, Félicie m’avait remis une petite liasse de papiers soigneusement cachetés, en me faisant jurer sur notre mutuelle confiance que je ne l’ouvrirais que si elle mourait avant moi. J’avais pensé que c’était un testament, et, résolu à ne jamais l’accepter, je l’avais serré sans y attacher d’importance. Quelquefois je m’étais pourtant dit que ce pouvait être un récit confidentiel de sa première faute, et, comme je ne m’étais pas engagé à le lire, je comptais ne jamais remuer les cendres d’un passé que mon amour avait anéanti, à moins que Félicie ne m’en reparlât expressément. Elle ne m’en avait pas reparlé.

Maintenant ma pensée pouvait admettre d’autres suppositions. Les femmes de ce caractère ont des besoins passionnés d’expansion qui ne sont que le besoin d’encourager leurs fautes et de poétiser leurs vices. Ces papiers pouvaient avoir trait à la découverte que j’avais cru faire, que j’avais probablement faite dès les premiers jours. Ils m’appartenaient. J’avais juré par quelque chose qui n’existait plus, que l’on avait foulé aux pieds, ma confiance ! Je n’eus pas de scrupules, je brisai le cachet. C’était la courte et énergique correspondance de Tonino et de Félicie à partir du voyage de Tonino, en Italie, plus d’un an avant notre mariage. Je traduis de l’italien :

de félicie.

Oui, je l’aime, oui, c’est de l’amour, c’est de l’adoration que j’ai pour lui. Puisque tu veux le savoir, sache-le. Je vois bien que tu ne me laisseras pas tranquille que je ne t’aie dit la vérité. Après, que diras-tu encore ? Toi, je ne t’aime pas, je ne t’ai jamais aimé, tu le sais bien ; faut-il te le répéter éternellement ?

de tonino.

Eh bien ! je le tuerai, ton Sylvestre, et ce sera ta faute. Je l’aimais, tu me le fais haïr. Oui, il est grand, il est bon, il est parfait, je le sais ; mais tu le condamnes à mort, Je t’aime, moi ; est-ce que tu es assez folle pour l’oublier ? est-ce que tu ne me connais pas est-ce que tu ne sais pas que ce que je veux, il faut le vouloir ?

de félicie.

Alors si tu es un fou et un assassin, dis-le tout de suite, car il faut que je meure. Si dans trois jours je ne reçois pas de lettre de toi, je me tuerai.

de tonino.

La vie de Sylvestre est dans tes mains. Sois au rendez-vous que tu sais le 5, à une heure du matin.

de tonino.

Tu as vaincu le tigre, tu l’as enchaîné. Tu l’as fait bien souffrir, cruelle, mais tu lui as laissé l’espérance. Ah ! oui, tu m’aimes, va ! Tu as beau le nier, ta colère fond dans mes bras ; tu repousses mes baisers, mais tes mains, tes genoux, tes épaules sentent mes larmes, et ces larmes-là finiront par te brûler. Aime-moi donc, folle ; est-ce que tu peux t’y soustraire ? est-ce que tu ne l’as pas voulu ? est-ce que tu ne m’as pas élevé sur ton cœur comme un oiseau tombé du nid, à qui tu donnais ta chaleur et ta vie ? Un inceste ? allons donc, cousine ! le pape a des dispenses, et le ciel rit de tes scrupules. Tu veux me faire croire que nous pouvons être la mère et le fils ! C’est bon pour ces lourds protestans ou pour ces catholiques à sang froid qui habitent le pôle. Nous sommes des Italiens, nous, des êtres vivans, ardens, complets. Moi, je n’ai jamais voulu t’appeler ma mère, et je ne t’appellerai jamais que ma vie ; mais j’ai bien voulu boire tes caresses, j’en ai été nourri, enivré depuis que j’ai souvenance de moi-même. C’est là l’amour, il n’y en a pas d’autre. Tu n’aimes pas, tu n’aimeras jamais Sylvestre. C’est un vieillard, c’est un père, lui ! très bien. Qu’il reste près de toi, vénère-le, adore-le comme une image de saint, je veux bien, ça m’est égal ; mais ne l’épouse pas, je te le défends !

de tonino.

Tu m’aimes et tu m’aimeras. J’ai consenti, épouse-le, puisque tu le veux ! Ambitieuse ! il te faut deux amours, un pour l’esprit, un pour le cœur ? J’aurai le bon, moi ; j’aurai celui que je veux. Il le faudra bien : patience !

de félicie.

Non, cent fois non, tu n’auras pas l’amour que tu veux de moi. Quand même je succomberais au trouble où tu me jettes avec tes folies, cela ne prouverait pas que je t’aime. Quel plaisir trouverais-tu à me voir pleurer et mordre la terre ? Ah ! je le jure, je me tuerais après. Oublie-moi, ne reviens jamais. Quel mal tu me fais ! Est-ce là la récompense d’un amour de mère ? Oui, je ne voyais en toi que mon enfant. Mon enfant ! avoir un enfant qui m’aime comme ma fille m’eût aimée, c’était mon rêve, et c’était si naturel !… Pouvais-je deviner qu’à peine assez grand pour atteindre mon coude, tu avais déjà de mauvais instincts ? Souviens-toi quelle colère, quel chagrin, quelle honte j’ai eue quand, pour la première fois, tu as osé me dire que tu voulais être mon mari ! J’aurais dû te chasser. Je n’ai pas eu de courage. Je m’étais habituée à t’aimer, et puis je n’aimais pas Sixte, je ne voulais de lui ni d’aucun autre. Je te voyais fou, avec des convulsions, l’écume aux lèvres. J’ai cru que tu allais mourir. Je t’ai promis de ne me marier jamais. Tu es dissimulé, tu as fait semblant d’être guéri, et tu as passé des semaines et des mois sans me donner de nouvelles inquiétudes, et puis un beau matin tu étais plus dangereux que jamais. Et cela a toujours recommencé et fini pour revenir encore, cette folie, jusqu’au jour où je t’ai chassé.

Et à présent que j’aime quelqu’un qui est pour moi comme un dieu, tu crois que je ne te briserai pas, si tu prétends détruire mon bonheur et me rendre indigne de lui ? Essaie, et il saura tout ! Nous verrons alors si tu oseras reparaître devant lui. Prends garde ! Je lui dirai que tu as menacé sa vie, que j’ai été à ce rendez-vous pour t’empêcher de faire un malheur. Je lui raconterai toutes tes sottises, tes pensées criminelles ; il te fera arrêter et mettre en prison. C’est tout ce qu’on doit à un enfant ingrat et dénaturé comme toi.

de tonino., (à deux mois d’intervalle après la mort de Jean).

Ma chère cousine, après le malheur qui nous a frappés, je serais bien coupable si je n’abjurais pas entre vos mains mes folies et mes colères d’enfant. Pardonnez-les-moi, oubliez-les et recevez-moi en grâce. Votre enfant soumis et dévoué.

après le mariage de tonino avec vanina.

Ma cousine, je suis le plus heureux des hommes, et je fais des vœux pour M. Sylvestre et pour vous. Il est le meilleur des pères, comme vous êtes la plus généreuse des amies. Je n’ai pas toujours été digne de vos bontés. Pardonnez-moi le passé, et bénissez ma chère petite femme qui vous chérit.

un an plus tard.

Félicie, je suis heureux, j’ai un fils depuis deux heures ! Il s’appelle Félix, le second s’appellera Sylvestre. Vous êtes mes deux anges gardiens. Chère femme patiente et tendre, tu m’as sauvé de moi-même ! Grâce à toi, je serai un homme de bien, comme celui à qui tu as dévoué ta vie ! Aime-moi comme je t’adore…

Ici finissait ce recueil sans dates, mais rangé en ordre et par chiffres.

C’était le premier acte du drame qui m’enveloppait. Il ne m’apprenait que ce que j’avais pressenti dès le début, ce que Félicie m’avait laissé entrevoir, sans oser compléter ses confidences. En s’attachant au sens littéral de ces écritures spontanées, il n’y avait point de torts directs envers moi. Tonino pouvait se dire emporté par une passion aveugle qu’il avait vaincue et qu’il abjurait à mes pieds. Félicie pouvait se dire qu’elle avait triomphé du danger après s’y être exposée pour sauver ma vie, et que son amour pour moi n’avait pas été obscurci un seul instant dans son âme. Voilà pourquoi elle m’avait légué ces preuves de son innocence.

Mais pour qui analyse et approfondit, il n’est point de vraie chasteté dans certaines épreuves, et entre ce que j’avais supposé des vagues et timides désirs de Tonino et la passion sensuelle qu’il avait osé tant de fois déclarer et dépeindre je découvrais un abîme. Cette passion datait de son enfance. Félicie avait eu à la réprimer et à la combattre durant de longues années, elle l’avait redoutée et ménagée, elle en avait eu peur, non-seulement pour moi, mais pour elle-même. Une de ces lettres admettait clairement la possibilité d’y succomber, et à travers des réprimandes et des menaces d’une puérilité presque risible elle trahissait le trouble des sens et l’effroi de la chute. Ce n’est pas ainsi qu’une femme de cœur et de bien arrive à se faire respecter. Elle doit savoir se préserver et n’avoir jamais besoin de se défendre. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’avoir reçu une éducation recherchée pour repousser l’amour qui offense ou déplaît. L’instinct et la sincérité suffisent. Une paysanne ne sait pas dire de ces mots qui glacent et répriment ; elle frappe de ses poings et de ses sabots celui dont elle ne veut pas faire son ami. Félicie n’avait été ni la robuste virago qui échappe au baiser par une gourmade sérieuse, ni la femme pudique à qui l’on n’exprime pas deux fois des désirs outrageans. La fièvre de Tonino s’était allumée en elle depuis longtemps déjà quand elle m’avait aimé d’une affection plus digne et plus morale, mais déjà souillée par des appétits secrets d’une âpreté invincible et fatale. Jusque-là pourtant je n’avais pas le droit de m’indigner. Je souffrais et je rougissais de ce partage des sens, mais j’avais déjà, devant quelques aveux de Félicie, subi cette rougeur et cette souffrance. Pourquoi n’avais-je pas poussé plus avant l’examen de sa situation et de son caractère ? J’avais craint de l’outrager, je l’avais trop respectée. En la voyant inquiète et blessée, j’avais accepté des réponses évasives. Si je n’avais pas été mieux éclairé, c’était ma faute ; il ne faut jamais s’en prendre aux autres des fautes que l’on commet, même quand ce sont des fautes généreuses.

Que s’était-il donc passé depuis que cet amour de Tonino pour sa cousine avait paru prendre (in dans les bras de Vanina et dans le sourire de son premier enfant ?

Rien peut-être ?

Allons donc ! on m’avait menti, on s’était caché de moi, donc on était coupable, et cette fois criminel, car on s’était indignement joué de ma bonne foi. On m’avait témoigné de part et d’autre une affection ardente, on s’était vanté de dévouemens sublimes. J’étais la plus risible idole qu’on eût jamais encensée et parée de fleurs pour lui cracher à la figure.

Il fallait pourtant le savoir, ce qui s’était passé. J’étais résolu à le savoir pour apprécier le degré d’indulgence ou de sévérité dont j’avais à faire usage. Ah ! que j’étais peu fait pour ce métier d’espion, et quel dégoût insurmontable il me causait !

C’était le devoir, je me soumis. Je me mis à explorer le rocher où j’avais failli surprendre le rendez-vous. Je découvris une grotte bien enfouie où l’on pénétrait par la voûte crevassée du massif. Monter au faîte de cet édifice naturel et descendre dans l’intérieur par la corniche était une entreprise assez difficile et périlleuse. Félicie n’avait pas reculé devant l’effort et le danger. Une crypte bien abritée avait caché la honte de ses adultères amours. Un rayon de soleil venait s’éteindre brusquement au seuil, un éboulement de sable fin tamisé par le vent dessinait un méandre à l’entrée, et il fallait marcher sur ce sable pour gagner l’endroit obscur et fermé à tous les regards. Avant d’y poser le pied, je l’explorai attentivement. J’y vis la trace toute fraîche d’une chaussure d’homme.

Tonino était donc là ? Il attendait sa complice. Ils ne s’inquiétaient pas de m’avoir vu une fois rôder aux alentours. Ils ne se disaient pas que j’avais pu les apercevoir et concevoir des soupçons ? Il fallait que leur faute fût ancienne et que leurs entrevues fussent fréquentes pour qu’il y eût tant d’effronterie et de confiance dans l’impunité acquise.

Je les tenais là, tous deux peut-être, ou j’allais les tenir dans un instant ! mais je ne voulais pas encore les briser. Aussi je fus content lorsqu’à la place de Tonino je vis Sixte More sortir de la grotte et venir à ma rencontre.

— Enfin vous y voilà ! ∞ me dit-il avec amertume. Vous avez trouvé leur piste et vous savez la vérité ; mais vous venez trop lard ; eux, ils n’y viennent plus. Moi qui connaissais cette grotte et qui croyais être seul à la connaître, car c’est ici chez moi, je voulais les y surprendre, leur faire honte, ameuter le pays contre eux… vous aviez refusé de faire vos affaires vous-même ! J’ai guetté tous les jours de cette semaine. Ils se sont douté de quelque chose, ils n’ont pas reparu, et c’est ailleurs qu’il faut les chercher. Je chercherai.

— Je vous le défends.

— C’est votre droit, si vous voulez vous venger ; autrement je garde le mien. Comment ferez-vous pour m’empêcher de l’exercer ? Dans votre monde, on se bat en duel, je crois ; nous ne connaissons pas cela, nous autres. Je ne veux vous faire aucune insulte et aucun mal. Si vous m’en faites, je me défendrai comme un homme qu’on attaque, et ce sera au plus fort d’assommer l’autre. Je sais que vous n’êtes pas un freluquet ; mais je suis solide aussi, et aucun homme ne me fait peur. Vous voyez donc bien qu’il faut raisonner avec moi et ne pas essayer de commander ; ce serait ce qu’il y a de plus inutile.

— Raisonnons donc, maître Sixte. Reconnaissez-vous qu’un homme, trompé ou non, ait le droit d’empêcher un étranger de faire justice à sa place ?

— Oui, s’il fait justice lui-même.

— Et qui sera juge de cette justice ? le chef de famille ou l’étranger ?

Sixte hésita, il était intelligent.

— Monsieur Sylvestre, reprit-il, tout le monde est juge de tout le monde. Vous ne pouvez pas empêcher l’opinion…

Il avait raison, j’en convins ; mais il dut convenir aussi que l’opinion peut être égarée, et que le devoir de tout honnête homme est de juger sans passion et sans prévention.

— Je suis un honnête homme, dit-il avec orgueil, mes préventions sont fondées… Si vous vous conduisez en chef de famille ferme et clairvoyant, je me tiendrai tranquille ; mais si vous êtes faible, je penserai que vous êtes un mari complaisant, et vous ne m’empêcherez pas de le dire. Vous avez voulu être le maître de Félicie Morgerou ; ce n’était pas la chose du monde la plus facile, et tout instruit que vous êtes, vous n’avez pas su en faire une honnête femme. Peut-être qu’un ignorant comme moi l’eût mieux gouvernée. J’ai donc le droit de vous critiquer et je vous critiquerai en face, attendez-vous à cela, si vous ne vengez pas votre honneur et mon amour-propre ; car, moi aussi, je suis ridicule d’avoir tant aimé cette femme et de me l’être laissé enlever. Je veux qu’on sache qu’elle est méprisable et que je la méprise…

— Eh bien ! moi, répondis-je, fût-elle méprisable, je ne veux pas qu’elle soit méprisée. Si j’ai une vengeance à exercer, ce ne sera pas celle-là, et je vous empêcherai de l’outrager et de la diffamer. Vous me forcez à prendre un parti extrême, le voilà pris. Comptons ensemble.

— Qu’est-ce que vous ferez contre moi ?

— Je vous tuerai, maître Sixte, répondis-je avec le plus grand calme.

— Vous me tuerez ?

— Probablement ! Je vous dirai devant témoins que vous en avez menti, et je vous frapperai, s’il le faut, sans haine ni colère, mais jusqu’à ce que mort s’ensuive de part ou d’autre. Voyez si, pour satisfaire votre dépit et votre rancune, vous voulez mettre votre vie dans le danger le plus inévitable et le plus sérieux.

— Croyez-vous me faire peur ?

— Si je croyais vous faire peur, ma menace serait lâche. Je sais que vous êtes tout aussi peu poltron que moi ; mais je sais aussi que, pour le plaisir de faire une mauvaise action, un homme qui a du cœur et de la raison ne s’expose pas à tuer ou à être tué. Vous réfléchirez à ce que je vous dis, maître Sixte ; c’est à prendre ou à laisser, et c’est mon dernier mot.

— Vous êtes un homme étonnant, reprit-il après avoir rêvé un instant ; je vois que vous êtes décidé à faire ce que vous dites, et je me demande pourquoi vous agissez ainsi. Je ne comprends pas.

— Si vous êtes calme, je pourrai me faire comprendre.

— Parlez.

— Veuillez vous souvenir de l’amitié qui me liait à Jean Morgeron, de la confiance qu’il m’avait témoignée, des devoirs que sa mort m’a imposés. Sa sœur avait commis une faute. Il la lui avait pardonnée. Il l’avait protégée envers et contre tous, et il l’avait ainsi aidée à se réhabiliter. Ce que Jean Morgeron avait fait pour sa sœur, je dois ne jamais l’oublier et le continuer autant que possible, car avant d’être son mari j’étais son frère. C’est comme tel que j’étais entré dans la famille.

— Cela, c’est vrai ; mais pardonner ! Est-il possible que vous pardonniez ce qui se fait maintenant contre vous ?

— Si cela était, je n’ai pas dit que je le pardonnerais dans mon cœur, ceci ne regarde que moi ; mais je le pardonnerais peut-être en apparence, si ma conscience me le commandait. Or je vous déclare que je ne veux prendre aucun parti avant de savoir si vous n’avez pas cherché à me tromper, et comme je ne veux m’en rapporter qu’à moi-même pour découvrir la vérité, tout ce que vous me direz sera comme non avenu. Renoncez donc à m’éclairer de vos lumières.

— Vous me savez honnête homme, et vous osez dire que je cherche à vous tromper ? Vous m’insultez !

— Non, Sixte ! la passion, — et le dépit est une passion violente, — fait croire et dire des choses qu’on se repent plus tard d’avoir dites ou pensées. Il est peu d’honnêtes gens à qui cela ne soit pas arrivé au moins une fois dans la vie. Voyons, souvenez-vous de notre entretien de la semaine dernière, ici près. Vous m’avez dit le pour et le contre. Vous étiez ému et même un peu égaré. Vous veniez de voir, ensemble ou séparément, deux personnes dont l’intimité innocente ou coupable vous a toujours été amère. Vous avez supposé le mal, et pourtant vous ne l’avez pas constaté, car vous me disiez : « Je n’aime plus le souvenir de Mlle Morgeron ! » et un instant après vous disiez : « Je ne l’aimerai plus, si je découvre le crime dont je la soupçonne ! » Aujourd’hui encore vous avez tenu à peu près le même langage, et nous parlerions deux heures sans faire autre chose que de raisonner ou de déraisonner sur une supposition de votre esprit ou du mien.

— Ou du vôtre ! Vous mentez, monsieur Sylvestre ! Que le mot ne vous fâche pas, vous mentez par un bon motif ; vous croyez devoir mentir, mais vous ne doutez pas de la faute ; sans cela, vous ne seriez pas ici.

— Pourquoi pensez-vous cela, puisque vous y êtes également ?

— Ah ! vous êtes plus fin que vous n’en avez l’air. Vous voulez me faire dire ce que je sais.

— Je vous ai défendu de me dire quoi que ce soit !

— C’est-à-dire que vous ne voulez pas m’en savoir gré ; mais si je vous le disais malgré moi, vous seriez content. Eh bien ! prenez que c’est malgré moi. Mes bergers ont vu, il y a déjà un an, votre femme et Tonino venir ici. Il y a donc un an qu’on vous trompe.

— Voilà une pauvre raison pour le croire. Venir ici ne constitue pas un crime contre moi.

— Le saviez-vous ?

— Apparemment, puisque je n’ai pas eu de soupçons.

— Et lundi dernier votre femme vous a-t-elle dit qu’elle y fût venue ?

— Comment aurais-je découvert cette grotte, si elle ne me l’eût indiquée ?

— Vous avez réponse à tout. Allons, je patienterai. Je ne divulguerai rien encore, mais vous voilà averti. Je vous donne un mois pour savoir et pour agir.

— Et moi je vous donne tout ce temps-là pour réfléchir à ce que je vous ai dit.

— Vous me tuerez, si je parle ?

— Ou vous me tuerez ; mais ce sera un combat de sauvages entre nous.

— Vous êtes trop philosophe ou trop humain pour tuer votre femme ou votre rival, et vous n’aurez pas de scrupule à menacer ma vie, à moi qui veux sauver votre honneur ?

— Vous m’avouerez, lui dis-je en riant, que, le jour où vous feriez un éclat, je serais quitte de la reconnaissance que vous réclamez aujourd’hui. Chacun d’ailleurs garde son honneur et celui de ses proches comme il l’entend, du moment qu’il n’y a pas de lois pour le protéger.

— Des lois ? il y en a. Faites-moi un procès en calomnie.

— Pour ébruiter vos insultes et donner à la malignité publique un éternel sujet de gaîté ou de provocation contre moi ?

— Eh bien ! si j’allais dire partout aujourd’hui que vous m’avez menacé de me tuer, si j’allais en prévenir l’autorité pour me mettre sous sa protection, pe-nsez-vous que vous auriez réussi à endormir l’opinion en cherchant à m’intimider ?

— Il faut donc que je vous tue ou que je me fasse tuer tout de suite ? répondis-je. Je n’étais pas préparé à cela ; mais peu importe, puisque votre folie, votre haine ou votre obstination me met ici le couteau sur la gorge. Défendez — vous, maître Sixte ; nous ne sommes armés ni l’un ni l’autre, personne ne nous voit, nous allons nous étreindre et lutter ici, jusqu’à ce que l’un de nous ait étouffe l’autre.

— Parlez-vous sérieusement ?

— Vous m’attaquez, il faut bien que je me défende.

— Je vous attaque, moi ?

— Vous me déclarez que vous êtes décidé à déshonorer ma femme, et moi par contre, car si je vous laisse sortir d’ici, rien au monde ne pourra vous en empêcher. Il faut bien que je vous en empêche tout de suite.

— Je vous ai donné un mois…

— À la condition que, dans un mois, je verrai par vos yeux et agirai selon vos idées ? Je ne peux pas m’engager à cela. Battons-nous sur l’heure, ou jurez-moi que vous ne parlerez jamais, quelque chose que je dise et que je fasse.

— Se battre ici ! sans jour presque, et presque sans air ! sans espace aussi, c’est un suicide à deux, monsieur Sylvestre.

— Les chances sont égales. Otez votre habit comme j’ôle le mien.

— Allons ! s’écria Sixte en bondissant, si je reculais, vous croiriez m’avoir fait peur, et je ne veux subir les commandemens de personne. Je suis un homme riche et considéré, je ne permettrai pas qu’un monsieur me prime dans le pays. Battons-nous, et malheur à vous qui l’avez voulu !

Nous nous prîmes à bras-le-corps. — Attendez, dit-il sans me lâcher, le plus fort poussera l’autre où il pourra.

— C’est convenu.

Il laissa retomber ses bras, il était pâle. — Mourir sans sacremens, ça vous est égal ?

— Je suis en état de grâce.

— Jurons-nous au moins que celui qui tuera l’autre ne laissera pas son corps aux vautours et aux aigles !

— Au contraire j’exige que vous laissiez mon corps où il tombera, et que vous vous sauviez.

Il ne pouvait me refuser une chance dont il pouvait profiter. Il se remit en posture de combat et tenta de me frapper ; je paralysai son bras sans lui rendre la pareille. Alors, voyant que je n’en viendrais là qu’à la dernière extrémité, il n’osa plus s’écarter des règles de la lutte. Malgré sa force et son courage, il était très ému, et, saisi par l’impression sinistre du lieu où nous nous trouvions, il avait dans le regard je ne sais quoi de lugubre et de terrifié. Je vis bien vite qu’il était perdu si je le voulais, et je le ménageai, cherchant à lui faire sentir ma supériorité sans en abuser. Au bout d’un instant, il tombait assez rudement et je le tenais sous moi. Je lui serrai la gorge sans colère, et comme il ne demandait pas grâce, je la lui offris.

— À quelles conditions ? dit-il en bégayant de chagrin et de honte.

— À la condition que vous ne parlerez jamais de ma femme ni de moi, en bien ni en mal.

Il le jura. Je l’aidai à se relever et à se rhabiller. Il était abattu et comme abruti. Il me suivit machinalement dehors jusqu’à une petite source où il but à plusieurs reprises. Quand je vis qu’il n’avait aucune contusion grave, puisqu’il avait tous les mouvemens libres, et que le ton violacé de sa figure s’effaçait sous la salutaire fraîcheur de l’eau, je le quittai. Il me rappela, et en me retournant je vis qu’il pleurait. J’allai vers lui.

— Vous m’avez humilié, dit-il, oh ! bien humilié !

— Vous vouliez que je le fusse par vous : le sort a décidé.

— Le sort ? oui, c’est cela ! je n’avais pas ma force aujourd’hui. L’idée d’être mangé aux chiens ou aux loups !…

— Vous ne voulez pas avouer que cela fait quelque chose aussi de n’avoir pas la bonne cause !

— Je n’ai plus rien à dire ; vous pouviez m’achever, nous n’étions pas convenus de faire grâce.

— C’était sous-entendu de part et d’autre.

— Monsieur Sylvestre, vous valez mieux que moi. Adieu ! Je sais à présent que, si vous laissez vivre Tonino, ce ne sera pas couardise. Je tiendrai ma parole, vous pouvez être tranquille ; mais je n’ai pas promis de ne pas tuer Tonino, et gare à lui si je le trouve dans mes jambes pour quoi que ce soit ! Allez-vous-en. J’ai du chagrin d’avoir été humilié, il faut que je pleure !

Je m’en allai très calme, et aujourd’hui encore, quand je me souviens d’avoir failli étrangler un homme, un peu méchant il est vrai, mais non sans valeur morale et sans honneur instinctif, je ne me repens pas. J’avais bien réfléchi avant de contracter un second mariage. Je m’étais dit, comme la première fois, qu’il n’y a pas à jouer avec le serment par lequel on s’engage à protéger une femme. Il est profond, il a une mystérieuse extension, ce mot de protection que l’homme prononce et signe souvent sans en peser toutes les conséquences. Protéger, c’est défendre, préserver et venger. Sous la lettre de ce mot légal, il y a un sous-entendu qui en développe l’esprit jusqu’à l’illégalité. Plutôt que de laisser outrager sa femme, on doit tuer l’insulteur, et comme avec un mot elle peut-être souillée, il est des cas où l’on peut être meurtrier pour un mot. Cela devient un cas de légitime défense que la loi n’a pas prévu officiellement, mais que le juge serait bien embarrassé parfois de condamner.

Félicie avait cessé de mériter cette protection de ma part. Étais-je pour cela dégagé de mon serment ? Non ! elle seule pouvait m’en délier en m’abandonnant pour se donner publiquement un autre protecteur, et comme elle ne pouvait le faire sans ma permission, comme je ne pouvais pas la lui donner sans manquer âmes devoirs, nous n’étions libres ni l’un ni l’autre d’accepter le contrôle de l’opinion.

L’opinion est acharnée. Sixte More, avec son caractère aigre et sa personnalité opiniâtre, résumait d’avance, je le voyais bien, la lutte que j’allais avoir à soutenir contre toute la contrée, si je laissais ébruiter ce qu’on allait appeler ma honte. Les coupables qui m’exposaient avec une lâche témérité à cette lutte formidable y avaient-ils songé ?

Je mesurais l’étendue de ma tâche, j’étais prêt ; mais, pour rendre le péril moins imminent, je devais porter une grande prudence dans mes investigations : en suivant les traces ; en épiant les rendez-vous, je pouvais être épié et suivi moi-même. C’est l’inquiétude et l’impatience des jaloux qui éclaire et ébruite ce qu’il faudrait envelopper d’ombre et de silence.

Je fus très patient, très maître de moi. J’avais la certitude d’arriver à la connaissance entière des faits, si je ne me laissais pas surprendre par l’indignation. J’avais affaire à deux êtres profondément habiles à dissimuler, mais je ne crois pas qu’il soit possible de tromper une personne qui ne veut pas être trompée, et qui, froide, attentive, pétrifiée pour ainsi dire à son poste d’observation passive, ne laisse échapper aucun indice, saisit un regard, commente un mouvement, s’empare d’un souffle, dissèque une ombre, et tout cela sans qu’on se doute de l’impassible contention de son esprit, sans que l’on soupçonne à quel degré de finesse sont arrivées ses facultés de perception.

Je rendais de temps en temps visite à la Vanina. Je ne rendis pas mes visites plus fréquentes, mais je les mis à profit pour observer ce qui se passait dans son intérieur. Elle eût été volontiers jalouse, car elle aimait son mari avec passion ; mais elle n’avait aucun soupçon, aucune inquiétude sur son compte. Elle ne doutait pas que Félicie n’eût été éprise de lui, et, fière de l’avoir emporté sur son ancienne patronne, elle vivait encore dans l’ivresse de son triomphe. Elle aimait Félicie quand même, elle la respectait toujours comme une supériorité intellectuelle et sociale ; mais elle était trop naïve pour ne pas laisser voir, à moi et à Félicie elle-même, qu’elle ne la craignait pas.

Je les vis ensemble, et un voile tomba de mes yeux. Félicie la détestait ! Yanina était bonne et confiante, un peu vaine et un peu bornée. Elle remerciait franchement Félicie d’avoir fait son bonheur, et puis elle avait un sourire enfantin qui semblait lui dire et qui lui disait en effet : Vous n’eussiez pas pu l’empêcher.

À ce sourire, Félicie répondait par un sourire terrible, affreux, que Vanina ne comprenait pas. Il devint clair pour moi que la rivale de Vanina avait horriblement souffert de voir Tonino épris de cette pauvrette, et que le jour où Tonino avait dû lui dire : « Je n’ai jamais aimé que toi, » elle avait été enivrée et séduite.

Vanina était heureuse, elle était riche, et la maternité l’avait embellie merveilleusement. Ses enfans étaient superbes ; elle allaitait le dernier avec ostentation, elle montrait l’aîné avec orgueil ; Tonino les aimait avec une sorte de férocité. On eût dit qu’en les couvrant de caresses il était prêt à les dévorer. Je vis que devant Félicie il se retenait de les embrasser. Elle était mortellement jalouse de la maternité de Vanina. Elle comblait ces petits de soins et de présens, elle évitait de les regarder et ne leur donnait jamais un baiser.

Tonino aimait-il sa femme ? Pauvre misérable Félicie ! Vanina seule était aimée ! aimée réellement avec les sens et avec le cœur. Elle était trompée pourtant ; mais cette âpre jouissance de perversité n’eût pas suffi à l’âme avide et inquiète de Tonino, ou bien l’ivresse du mal était épuisée, et déjà Félicie en était à la jalousie qui persécute et importune ! Juste châtiment dont j’eus à rougir pour elle et dont elle ne sut pas me cacher l’amertume… Je ne cherchais plus aucune occasion précise de confirmer par le fait ces révélations de tous les instans. J’étais sûr qu’elle se présenterait d’elle-même par la force des choses ; elle se présenta. Nous revenions justement de chez Tonino un soir d’été. Le soleil était encore chaud, et nous prîmes à travers bois. Tonino nous accompagnait, il voulait nous reconduire jusqu’à mi-chemin, ayant, disait-il, quelqu’un à voir aux chalets de Sixte More. Ces refuges à troupeaux étaient situés à une petite distance de la gorge rocheuse où j’avais failli surprendre leur dernier rendez-vous ; il y avait de cela quinze jours.

Félicie parlait affaires avec son cousin. Sur le chapitre de l’élevage et du commerce des animaux, ils avaient de fréquentes discussions. Tonino entendait fort bien ses intérêts. Cet artiste contemplatif, à qui Jean Morgei’on avait tant reproché autrefois de vivre dans les nuages, de ne pas aimer le travail et de n’être bon qu’à rêver aux étoiles en écoutant ruminer les vaches sur la litière des chalets, était devenu un trafiquant des plus actifs et des plus retors. Chaque année, il augmentait son cheptel et ses profits. Son rêve était d’acheter dans peu un terrain à mi-côte et d’y bâtir une espèce de castel. Il prétendait reprendre alors son vrai nom, del Monte, son titre même, et par anticipation il appelait en riant sa femme la contcssina, et son fils aîné il baronino.

Félicie blâmait ces ambitions dont il avait plaisanté longtemps, mais dont il commençait à laisser voir la sérieuse préoccupation. Elle lui disait que la vanité le perdrait, qu’il entreprenait trop, qu’il aspirait à sa ruine, et elle ajoutait avec une ironie bien significative que le pays se moquerait toujours de la comtesse Vanina, élevée à l’hôpital et prise par son mari à la queue des chèvres, qu’elle était alors bien heureuse de garder pour dix écus par an. Je ne me mêlais pas de leur conversation. Je feignais de m’être pris depuis quelque temps d’un grand amour pour l’histoire naturelle, et j’allais un peu en zigzag, tantôt derrière eux, tantôt à côté, ramassant une chose ou l’autre ; mais je ne perdais ni un mot ni un regard.

Je découvris bientôt qu’au fond de leur dispute il y avait, de la part de Tonino, quelque chose d’assez abject. Il exploitait l’amour ou la crainte de Félicie. Il voulait qu’elle plaçât dans ses mains, sous forme d’association, une somme qu’elle lui avait prêtée l’année précédente. Félicie n’insistait pas pour qu’elle lui fût rendue prochainement ; elle lui donnait plusieurs années pour s’acquitter. Elle n’exprimait pas même la crainte que Tonino, par ses entreprises téméraires, ne se rendît insolvable ; mais elle refusait de participer à ses profits et pertes, disant qu’elle ne voulait pas encourager ses folies, et qu’elle comptait le tenir par la nécessité de restituer ce qu’il avait emprunté à elle et aux autres.

Ils furent un moment très irrités. — Vous me traitez comme vous traitiez le pauvre Jean, disait Tonino. Vous l’avez assez fait damner, j’espère, avec vos moqueries et vos critiques. Vous lui reprochiez tout, à lui qui ne vous avait jamais rien reproché !

Ce mot entra comme un poignard dans le cœur de Félicie. Tonino était jaloux du passé maintenant, ou il feignait de l’être. Cette faute ancienne, cette tache indélébile, ma généreuse équité avait cru l’effacer à jamais ; Tonino la faisait reparaître, comme cette marque à l’épaule des forçats qu’on ravive en frappant dessus. Le frère et l’époux avaient pardonné, oublié même ! eux qui portaient la peine et la honte de cette tache, ils l’avaient acceptée, et il avait fallu à cette femme vraiment ingrate un amant pour la lui reprocher !

Je vis son sein se gonfler et ses yeux se remplir de larmes brûlantes qu’elle laissa couler sur ses joues sans les essuyer, craignant de se trahir vis-à-vis de moi. Elle garda le silence, je m’éloignai à dessein. Je me perdis dans un buisson, feignant d’y poursuivre une couleuvre. Je vis alors Tonino se rapprocher de sa complice, lui prendre la main malgré elle, lui demander pardon par son attitude ; mais quel pardon humiliant pour elle ! C’est vraiment lui qui faisait grâce, et qui lui accordait comme une faveur une caresse furtive.

Quand je les rejoignis, elle boudait toujours. Je leur demandai de passer près des rochers où j’avais cueilli certains saxifrages quinze jours auparavant, et je feignis de ne pas bien me rappeler l’endroit. Je surpris un certain effroi dans les mouvemens de Félicie. Tonino, parfaitement tranquille, escalada le roc, cueillit les plantes et me les rapporta. Pendant qu’il me rendait avec grâce ce service empressé, j’avais saisi un détail d’une grande importance.

J’étais sur le sentier avec Félicie assise sur une pierre. Je m’étais éloigné un peu, et, sans en avoir l’air, je voyais son visage d’assez près sans que rien pût m’échapper dans les mouvemens de Tonino. Quand il redescendit, il passa près d’une fissure peu visible que j’avais pourtant remarquée déjà, sans croire qu’elle pût ouvrir à la grotte une entrée plus facile que la crevasse supérieure. Quand il fut là, il s’arrêta un instant, et je vis Félicie se lever instinctivement, irritée ou effrayée de l’imprudence ou, pour mieux parler, de l’impudence de son amant. Ils échangèrent quelques œillades rapides, de ces regards qui résument par leur éloquence sensuelle toute une scène, tout un drame de passion surexcitée. Les yeux de Tonino disaient : Là ! puis ils cherchèrent à l’horizon le point opposé à celui oii le soleil allait disparaître, et ils formulèrent ce commandement triomphal : « Demain matin, réjouis-toi ! » — Les yeux de Félicie répondirent d’abord : « Non, je te hais ! « Un sourire de Tonino reprit : « Prends garde que je ne te prenne au mot ! » — Elle rougit. Ses yeux baissés parlèrent encore plus clairement ; ils disaient : « Je suis lâche, je viendrai. »

Il me remit les fleurs qu’il avait cueillies en me disant : — Elles sont en graines, à présent ; vous ne pourrez plus les étudier. — En botaniste, j’aurais du répondre que c’est ainsi précisément que je les voulais ; mais je répondis : — Au fait, les voilà passées. J’en ai vu de semblables, moins avancées, du côté de la Quille. J’irai voir demain matin, si elles sont ouvertes.

Et, demandant pardon à Tonino de la peine inutile que je lui avais laissé prendre, je posai les plantes sur le rocher, comme si je n’y tenais pas et les oubliais. C’était promettre de ne plus venir les étudier au lieu où nous étions.

Ils furent contens de moi, ces charmans amis de mon cœur ! ils se regardèrent encore à la dérobée. Les yeux de Tonino dirent encore ceci : « Le mari ne nous gênera pas. La fête sera belle, » et les yeux de Félicie dirent de leur côté : « Les joies dont tu vas m’enivrer effaceront le mal que tu m’as fait ce soir. »

Il y eut aussi un muet colloque de ce genre au moment où Tonino nous quitta. Il lui recommandait d’être tendre avec moi, et elle passa aussitôt sa main sous mon bras, afin de me faire croire qu’elle était heureuse de se retrouver en tête-à-tête avec son cher mari. Nous allions rentrer encore une fois à la maison comme une paire d’amoureux ! Elle n’osa pas le dire, mais la convulsive pression de sa main osa l’exprimer…

Durant le trajet qui nous restait à faire, elle fut atroce. Le sentier devenu trop étroit pour nous laisser passer de front, je voulus quitter son bras. — Non, dit-elle en marchant comme un chamois sur l’extrême rebord du précipice, sans vouloir me quitter ; je ne peux pas tomber, l’amour me porte.

— Quel amour ? lui demandai-je, préoccupé du danger qu’elle courait.

— À quoi songez-vous ? reprit-elle. Quel amour puis-je avoir dans le cœur ? Ah ! Sylvestre, c’est vraiment le seul que j’aie jamais connu. Il n’y a que vous qu’on puisse aimer avec toute son âme. Vous êtes la bonté, la patience, la sagesse et la tendresse. Vous êtes la grandeur et la vérité, vous ! Tout ce qui n’est pas vous est injuste, ingrat, égoïste, corrompu, cruel et lâche. Je hais et je méprise tout ce qui n’est pas vous ! — Et comme je voulais l’empêcher de promener cette exaltation de commande le long des abîmes, elle reprit en s’aventurant de plus en plus : — Oh ! vous avez l’air de ne plus me croire depuis quelque temps. Je ne sais pas ce que vous avez, l’étude vous absorbe. Est-ce que vous allez redevenir chercheur et rêveur comme avant notre mariage ? Pourtant vous ne pensiez plus à vos livres et à vos recherches, et je croyais que quand vous vous reprendriez d’amour pour tout cela, vous me feriez chercher et étudier avec vous. Vous me l’aviez promis, et voilà que vous recommencez à penser pour vous seul, et à vous promener en ermite ! Est-ce vrai que vous voulez encore grimper demain aux chalets Zemmi ?

— Je n’irai pas, si cela vous contrarie.

— Allez-y, mais emmenez-moi avec vous, je porterai ma part de vos herbes et de vos cailloux.

— Soit, mais cela vous ennuiera beaucoup, et la course est rude. Vous êtes ce soir un peu souffrante.

— Mais non ! Pourquoi vous imaginez-vous cela ?

— Vous vous êtes querellée. Dieu sait pourquoi, avec Tonino. Vous savez que je vous interdis les discussions trop vives ; elles vous donnent la fièvre et n’amènent aucun bon résultat. Tonino suit la pente de son caractère, de ses instincts et de ses goûts ; vous ne la lui ferez pas remonter.

— Alors vous l’abandonnez k sa folle nature ? Vous ne l’aimez donc plus ?

— Pourquoi ce doute ?

— Vous ne lui parlez presque plus. Il s’en aperçoit, allez, et il en souffre.

— Il a tort, il s’apercevra qu’il se trompe.

— Eh bien alors ! ne le laissez pas devenir ambitieux.

— Il me semble qu’il l’a toujours été.

— Oui ; mais depuis qu’il est marié, c’est bien pis. Vous ne voyez donc pas cela ? C’est sa femme qui le perdra. Cette Vanina est sotte ; elle rêve d’être comtesse, je vous jure !

— Elle l’est. Qu’importe un peu de gloriole, pourvu qu’elle soit bonne épouse et bonne mère ?

— On n’est rien de bon quand on est bête comme elle l’est.

— C’est à mon tour de vous dire ce que vous me disiez de son mari : pourquoi ne l’aimez-vous plus ?

— Est-ce que j’ai jamais aimé l’un ou l’autre, moi ? Vous, vous êtes bon, vous êtes tendre, vous vous attachez à tous ceux qui vivent autour de vous ; c’est un besoin que vous avez. Moi, j’aime ou je hais selon qu’on vous apprécie. Si j’ai un faible pour Tonino, c’est parce qu’il vous aime plus que tout ; mais Tonino n’est point estimable, je vous l’ai dit cent fois ; c’est un être sans cœur, qui rapporte tout à lui ; et avec cela il est méchant ! Avez-vous entendu ce qu’il m’a dit ce soir ?

— Non, je n’ai rien entendu.

— Eh bien ! tant mieux, vous l’eussiez battu, j’espère, car ses paroles méritaient un soufflet de vous.

— Alors j’ai eu tort de ne pas entendre ? J’ai manqué à mon rôle d’époux et à mon devoir d’ami ? Mais ne rêvez-vous pas tout cela ? Vous redevenez très exaltée, ce me semble.

— Je ne suis que clairvoyante ; si vous laissez faire Tonino, il vous ruinera.

— Il me ruinera ! Je l’en défie. Je ne possède rien au monde.

— Vous ne voulez rien, je le sais ; mais vous avez quand même ! Ma fortune est la vôtre.

— Je ne l’ai pas acceptée.

— Vous avez le devoir de la maintenir et de la conserver.

— Nullement, je n’ai pas accepté ce devoir.

— Pourquoi travailler comtne vous faites alors ? Pourquoi donner tant de soins et dépenser tant de savoir pour faire prospérer l’île de Jean ?

— Par tendresse pour sa mémoire et par dévouement pour vous. Je me plais à augmenter votre richesse et à vous voir faire du bien ; mais mon unique devoir serait de travailler pour vous, si vous veniez à être ruinée.

— Le plus court et le plus sage serait d’empêcher ma ruine. Faites attention à Tonino. Il veut m’emprunter encore, et toujours !

— Vous seule êtes juge en cette occurrence. Je ne m’occuperai jamais de ces détails de famille ; ils me répugnent. Pour tout ce qui est argent ou propriété, je suis et veux rester ici l’étranger qui passe.

— Qui passe ! s’écria-t-elle comme effrayée.

— Qui passe sa vie, répondis-je en souriant, car à aucun prix je ne voulais encore laisser voir mon dégoût. Elle se pencha sur moi et me tendit son front d’un air à la fois tendre et passionné. J’y mis un baiser qui dut être froid comme celui que donnerait une statue. Elle se doutait si peu de ma clairvoyance qu’elle ne s’aperçut de rien, et comme le sentier était élargi, elle marcha plus tranquille à mes côtés. Elle éprouvait le besoin de se plaindre de Tonino, cela est certain, et c’est moi qu’elle prenait pour confident. Blessée par lui autant que subjuguée, elle se vengeait de lui avec moi, n’osant lui résister en face. À quelles étranges lâchetés, à quelles incroyables effronteries sont entraînées les âmes ainsi dévoyées ! Je puis dire que, malgré mes tristes expériences, jusqu’à ce jour-Là je ne connaissais pas le cœur humain, — ce qu’on appelle le cœur humain, ce que j’appelle, moi, le cœur farouche, personnel, antisocial et antireligieux des êtres qui n’ont pas la notion du vrai devoir humain !

Le jour suivant, comme j’avais annoncé une course qui m’éloignait complètement du lieu du rendez-vous, je vis ma femme s’habiller de bonne heure et se disposer à partir avec moi. M’étais-je trompé sur ses intentions ? Son regard de consentement avait-il menti à Tonino ? ou bien avait-elle eu des remords dans la nuit, et voulait-elle, en s’enchaînant à mes pas, résister à l’attrait fatal qu’elle subissait ?

Je vis bientôt que c’était une feinte. Elle eut tout d’un coup la migraine au moment de me suivre. J’étais résolu, en tout état de cause, à ne pas m’absenter et à ne pas la laisser s’absenter elle-même. Je l’engageai à se coucher, et je lui annonçai que, pour la dispenser de la surveillance du ménage, qui était toujours pour elle une si grosse affaire, je ne sortirais pas de la maison ce jour-là.

Elle ne sut pas me cacher sa surprise et son déplaisir. Elle n’était pas, disait-elle, très sujette à la migraine, et cet état, chez elle, n’était ni très grave ni très douloureux ; je n’avais pas l’habitude de m’en tourmenter ni de lui servir de garde pour si peu. J’allais perdre une belle matinée pour un bobo dont elle serait guérie avant une heure en se tenant tranquille. — Et comme je persistais, comme elle était agitée et ne pouvait tenir en place : — Eh bien ! dit-elle, partons. Je veux vous accompagner, puisque vous êtes décidé à vous inquiéter de moi. Je serais plus malade, si j’étais enfermée, en pensant que vous êtes prisonnier par ma faute.

Elle insista. Nous partîmes ; mais au bout de trois ou quatre cents pas elle s’arrêta, disant que la marche augmentait son mal, et qu’elle sentait bien qu’une heure de sommeil la guérirait. — Allez toujours devant, disait-elle, à midi, j’irai vous rejoindre. Attendez-moi là-haut.

Elle voulait m’échapper, j’avais juré que cela ne serait pas. Je prétendis que j’éprouvais aussi quelque malaise, que c’était signe d’orage, et que dans cette prévision il n’était ni agréable ni prudent d’aller sur les hauteurs.

Je rentrai avec elle, elle me remerciait de ma sollicitude : mais elle en était outrée, cela était évident. Elle ne put se défendre de jeter avec dépit la porte de sa chambre, où elle était censée devoir se reposer.

Je montai à mon cabinet de travail. De là je voyais et j’ententout ce qui se passait dans cette maison de bois, aussi légère que solide, aussi sonore que bien percée aux quatre points de l’horizon.

Je savais indubitablement ce qui allait se passer. Félicie écrirait ou mettrait un signal sur le haut de la maison pour avertir son amant d’un contre-temps imprévu. Elle sortit deux fois de sa chambre. Deux fois elle m’entendit marcher avec intention sur le balcon du second étage. Elle ne pouvait se glisser dans les greniers sans me rencontrer. Elle renonça à mettre un signal.

Dès lors elle allait écrire : elle ne voulait pas que Tonino supposât qu’elle le laissait volontairement se consumer dans une vaine attente ; mais où lui enverrait-elle sa lettre et par qui ? avait-elle un confident ? — Non. Tonino était trop méfiant ou trop avare pour accepter la menace qu’un complaisant tient suspendue à toute heure sur la tête des coupables. Il devait avoir un moyen de correspondre que je ne devinais pas et que je voulais surprendre.

Le moyen était simple. Elle devait envoyer un exprès à Vanina avec quelques menus objets et commander à cet exprès de passer par les chalets Sixte More, parce que, lui disait-on, Tonino pouvait s’y trouver, ce qui dispenserait le messager d’aller plus loin. Tonino guettait le sentier, et à la vue de l’exprès il devait aller à sa rencontre, se charger du paquet destiné à sa femme et le congédier.

Voilà ce qui résultait de l’introduction d’un de nos petits bergers dans l’étage au-dessous de moi, et de sa sortie au bout d’un instant avec un petit carton sous le bras. Il partait dans la direction du rendez-vous.

Il fallait le gagner de vitesse. Je sortis avec une précaution affectée, comme si, croyant au sommeil de ma femme, je craignais de la réveiller, et sous les fenêtres de sa chambre je m’en fonçai dans un verger assez touffu qui me dérobait à ses regards. J’allais y travailler souvent, elle pouvait croire que j’y resterais quelque temps. J’en sortis par la clôture opposée, en rampant sous les buissons. Je gagnai ainsi une ravine qui, après s’être enfoncée à gauche, remontait bientôt à droite, dans la direction de la grotte. Une fois hors de la vue, je gravis avec tant de prestesse que je croisai l’enfant avant qu’il ne fût entré dans le bois de mélèzes, un kilomètre au moins avant la gorge où devait être Tonino.

— Où vas-tu, mon petit Pierre ? dis-je au messager d’un air de bonne humeur.

— Je vais, répond-il, porter un petit présent au filleul de la dame.

— Justement je vais au Vervalt, repris-je. Donne-moi ça, je m’en charge.

— Oh non, monsieur, il ne faut pas !

— Pourquoi ?

— Madame a dit : Ne le remets qu’à M. Tonino. C’est une surprise que je veux faire à sa femme.

— Je me charge de la surprise.

— Et si madame me gronde ?

— Attends-moi là ; nous rentrerons ensemble, et je promets de dire à madame ce qu’il faudra pour que tu ne sois pas grondé. Tiens, descends dans la ravine, cache-toi et fais un somme. Je t’appellerai en repassant.

L’enfant ne se le fit pas dire deux fois. Je gagnai l’extrémité du bois opposée à celle qui touchait aux grottes. J’ouvris le carton qui n’était lié que par un ruban rouge, sans cire ni cachet : il ne contenait qu’un petit bonnet d’enfant ; mais le carton était un peu plus lourd que ne le comportait l’épaisseur apparente et la dimension. J’en mesurai exactement la profondeur en dedans et au dehors. Le fond avait une épaisseur un peu trop sensible ; donc il était double. Il fallait décoller le papier qui cachait la fraude. Comment opérerais-je sans laisser de traces de cette trop facile effraction ? La maison du médecin était peu éloignée ; c’était l’heure de sa tournée. J’étais sûr de pouvoir accomplir mon dessein. J’y fus en peu d’instans. Sa servante me permit d’entrer dans son bureau pour écrire une lettre, et, par discrétion et marque de confiance, elle m’y laissa seul. Je cherchai et trouvai de la gomme arabique, le papier blanc ne manquait pas. Je procédai à la séparation des deux feuilles de carton. Je trouvai une lettre des plus explicites.

« On ne me quitte pas, je ne pourrai pas m’échapper ! et tu vas m’attendre, tu m’attends déjà ! Je vois, je sens d’ici ta colère et ta jalousie ! Et je sais ce qui va m’arriver ! tu bouderas, tu aimeras ta femme, ou tu feras semblant de l’aimer. Des jours, des semaines peut-être se passeront encore sans que tu veuilles m’attendre de nouveau, sans que tu viennes me voir, sans que tu m’envoies un souvenir, un mot de consolation ! Et je serai encore obligée, comme hier, d’aller chez toi, et de feindre, et de subir les airs stupidement vainqueurs de ta chevrière ! Dieu, Dieu ! est-ce là ce que tu m’avais promis ? Que tu es fourbe et cruel ! Pourquoi faire semblant d’être jaloux ? Je n’ai plus d’amour pour Sylvestre, tu le sais bien. Je l’ai aimé, j’en conviens, je l’aime encore de vénération profonde et d’enthousiasme intellectuel. Il est mon idéal et mon dieu sur la terre. J’ai cru l’aimer autrement, je l’ai peut-être aimé ainsi, que sais-je ? Oui, il me semble que j’ai été bien heureuse dans ses bras et comme ravie au ciel ! Je ne veux pas te mentir ; … mais depuis un an, depuis que pour mon malheur j’ai connu et partagé ta passion, je n’ai plus senti près de lui que la peur et la honte. Je ne sais pas s’il a senti aussi que je n’étais plus la même. Il réfléchit, lui, et il raisonne ; il raisonne tout, non par froideur comme tu le crois, mais par bonté. Il cherche toujours à expliquer en bien et à l’avantage des autres ce qui peut le surprendre ou le chagriner. Il se sera dit peut-être que si je me refroidissais il y avait de sa faute, et il a redoublé de tendresse et de dévouement. Et moi j’ai dû jouer une comédie affreuse pour lui cacher que mon âme était morte sous tes baisers ! Ah ! malheureuse que je suis ! quels reproches j’ai à me faire !… Eh bien ! je t’aime si follement que si j’étais vraiment aimée de toi comme j’ai cru l’être, je ne me repentirais de rien. Rappelle-toi les premiers temps de notre bonheur, ce n’est pas si loin, un an ! Qu’il a été beau, l’été dernier ! Il y avait du soleil dans nos âmes et du feu dans nos veines. Dans ce temps-là, je n’avais pas plus de conscience qu’une fleur, pas plus de scrupules qu’un oiseau. J’étais ivre… Il y avait tant d’années que le feu couvait sous la cendre et que j’avais soif des voluptés que tu m’as données ! Je les ignorais… Voilà pourquoi, tout en frémissant de crainte et de vague désir auprès de toi, la peur d’une déception m’a jetée dans le sein d’un ami plus sûr et plus doux. Hélas ! il ne m’a pas trompée, lui, et la déception que je craignais de toi, la voilà venue ! Ne dis pas non. Tu as des passions trop violentes pour qu’elles soient durables, et je sens que tu ne m’aimes déjà plus…

« Mais voilà qu’au lieu de te calmer, au lieu de te ramener, je te fâche encore !… Tu t’emportes quand je te le dis sans cesse, c’est comme une fatalité ! Au lieu de me gronder et de me menacer, rassure-moi donc ! Ne sais-tu répondre que par des caresses et du délire ? Ces réponses-là, tu sais bien que, venant de toi, elles sont irrésistibles ; mais nous vivons séparés, nous nous voyons rarement, et plus rarement encore nous pouvons être seuls et bien cachés. Quand il y a des témoins autour de nous, d’où vient que nous nous querellons, que tu semblés me haïr, que je suis prête à te haïr aussi ? C’est monstrueux, le mal que nous nous faisons quand nous voulons revenir à l’amitié, aux relations de famille et d’intérêt commun ! Comment peux-tu croire que je ne pense pas à ton avenir avec plus de prévoyance et de raison que toi-même ? Je vois bien que je n’aurai pas d’enfans, je suis maudite ! Sylvestre en a eu, le malheur vient de moi ! Tu m’avais promis… Non, je suis maudite ! Il faudra bien que tes enfans soient les miens, quoique je ne les aime pas ; mais ce que tu voudras, je le voudrai. Sylvestre ne veut rien, lui. Je l’ai sondé encore hier soir à ce sujet, il ne veut rien. Tu n’as guère à craindre que nous ayons de la famille, puisque d’ailleurs tu m’ordonnes de n’être plus que sa sœur. Cela sera si tu m’aimes, je trouverai des défaites, je me dirai malade. Il est si crédule et si dévoué ! Pauvre Sylvestre ! Enfin aime-moi, tout est là. Redeviens ardent et noyé d’amour comme tu l’étais d’abord. Sinon, je me tuerai, vois-tu, car je suis très coupable, je le sais. Je ne le sens pas encore beaucoup. Tant que j’aurai de l’espérance, je ferai taire le repentir ; mais si tu me brises, si tu m’abandonnes, je me haïrai moi-même et je ne supporterai pas la vie.

« Je te dis tout cela, il le faut ; il faut que tu réfléchisses à l’horreur de ma situation, et que tu prennes garde à toi aussi. Il ne faut pas trop te jouer de ma jalousie et porter aux nues l’imbécile paysanne que tu as épousée par dépit. Je ne réponds pas de ne la point mettre sous mes pieds, si tu la pousses à me braver. — Ah ! tiens, je deviens folle, je deviens méchante. Moi qui étais généreuse, je ne le suis plus ; tu as tué ma bonté. Je peux encore combler ta femme de prévenances et de présens, mais me défendre de la détester, c’est impossible, quand je pense à ce second enfant, venu si tôt après le premier, et dans un moment où tu me jurais que ta femme n’était pour toi qu’une servante, que tu ne l’aimais pas ! — Je suis à plaindre, les heures s’écoulent. Sylvestre s’obstine à rester à son bureau. Je vais employer le moyen que tu m’as donné pour t’écrire, il me paraît sûr. Adieu, viens bientôt, ou donne-moi un autre rendez-vous, — ou crains que je n’aille chez toi, — que je ne dise la vérité à ta femme ou à mon mari. Je suis capable de tout, si tu me laisses encore compter les jours et les semaines dans l’état de désespoir et de fièvre où je suis ! »

Pourquoi aurais-je intercepté cette lettre odieuse et déplorable ? Elle était une épine de plus dans la couronne de blessures que s’était tressée Tonino en croyant se parer des lauriers de la victoire et des myrtes de l’amour. Ces deux malheureux avaient à se châtier l’un par l’autre ; l’expiation était dans son plein. Je ne pouvais que l’abréger par mon intervention. Séparés brusquement, ces deux êtres se regretteraient encore ; il valait mieux les laisser devenir le supplice vivant, incessant, inévitable l’un de l’autre. Je fus implacable, moi, dans ce moment-là ! — Qu’ils se déchirent et se maudissent ! m’écriai-je ; qu’ils ruinent l’existence l’un de l’autre ! qu’ils se haïssent et se brisent ! C’est ici que cesse pour moi le devoir de la protection.

Je repliai la lettre, que j’avais lue presque sans la toucher, tant elle me répugnait. Je recollai rapidement et adroitement la boîte. Je courus retrouver le petit Pierre ; je la lui remis. — Je voulais aller au Vervalt, lui-dis-je ; mais il m’a fallu passer chez un voisin, qui me prie de lui rendre un service, et j’y retourne. Va donc où l’on t’a dit, ce n’est qu’une heure de retard dont tu n’auras pas à te confesser et que j’expliquerai, si l’on te gronde.

Il reprit le sentier des chalets de Sixte More, et je me glissai à travers bois jusque vers les grottes.

Je vis Tonino qui errait avec précaution aux alentours, mais sans impatience. Il venait d’arriver : il ne s’était pas gêné, lui, pour laisser Félicie exposée à l’attendre toute une matinée ; il n’avait pas prévu qu’elle en serait empêchée, et qu’une lettre pourrait aller jusque chez lui et tomber dans les mains de sa femme. Il reçut cette lettre sur le sentier, renvoya l’enfant et disparut dans les rochers, sans doute pour lire la missive.

Je remarquai dans toutes ses allures l’insouciance hautaine d’un homme qui, par habitude de ruse, se croit devenu impénétrable, et que la feinte commence d’ailleurs à ennuyer profondément. Allait-il répondre ? Il avait toujours sur lui des agendas et des crayons, car il passait désormais sa vie à faire des calculs et à prendre des notes. Je me tins caché à distance convenable ; j’attendis.

Je le vis bientôt reparaître : il achevait de déchirer en petits morceaux le carton que j’avais recollé avec tant de soin, et il en jetait les débris dans la crevasse du rocher. Il mit le petit bonnet dans sa poche sans souci de le froisser, et descendit hardiment vers la Diablerette. Il n’avait du reste aucun motif pour s’en cacher, et il ne pouvait pas manquer de prétextes pour que sa visite dût me paraître très naturelle.

Je le laissai passer et je m’avisai de ce qui pouvait, de ce qui devait arriver. Félicie avait certainement exploré le verger où elle m’avait vu entrer, et, ne m’y voyant pas, elle avait pu se flatter de trouver encore son amant au rendez-vous. Elle allait venir à sa rencontre. À peine avais-je eu le temps de concevoir cette pensée, que je vis accourir Félicie.

Elle était inquiète et regardait autour d’elle, comme si elle eût craint d’être suivie. Il l’aborda très naturellement, lui parla sans doute de manière à la rassurer et entra avec elle dans le bois où j’étais.

Je les perdis de vue ; mais je ne cessai pas d’entendre, non loin de moi, le bruit de leurs pas sur les bruyères sèches et cassantes. Un moment je crus qu’ils s’éloignaient ; le son de leurs voix me détrompa. Ils avaient gagné la partie gazonnée d’une suite de petites clairières qui s’enchaînaient à celle dont je m’étais fait un refuge ; ils approchèrent à mesure que je reculais. Évidemment le lieu qui m’avait paru le meilleur pour observer ? ans être vu était celui qu’ils cherchaient pour eux-mêmes, car ils devaient connaître encore mieux que moi tous les détails d’une localité si voisine de leurs rendez-vous.

Je reculai toujours sans bruit, mais je dus bientôt m’arrêter derrière une roche, au-delà de laquelle les arbres et les buissons plongeaient à pic dans le précipice de la ravine. Ils vinrent jusquelà, tout près de moi. Par là il n’y avait plus de sentier à rejoindre : c’était le désert, le silence et l’impunité !

Ils s’assirent si près de moi que je dus retenir mon haleine.

— Quelle idée tu as, disait Tonino, de venir dans ces broussailles, quand la grotte était si facile à gagner sans être vu de personne !

— Je n’irai pas me livrer à toi, répondit-elle, et subir des embrassemens qui m’humilient, parce qu’ils m’ôtent ma volonté, avant que tu n’aies répondu à ce que je t’ai écrit. Il le faut, je le veux, réponds !

— Crois-tu que, si je le voulais, tu me résisterais ici plutôt que là-bas ?

— Ici je te résisterais. Rien qu’en élevant la voix, je te donnerais peur. Là-bas, dans cette grotte maudite, j’aurais beau menacer et crier ; c’est là que tu es mon maître, c’est là que… Oh ! la première fois c’était malgré moi !… Ne fais pas ton méchant sourire… J’ai combattu toute une journée, et quand je voulais fuir, tu fermais la sortie avec tes bras qui étaient de fer. Tu as employé la force !

— Tu mens !

— Tu m’as tenue prisonnière malgré moi, je le jure devant Dieu !

— Est-ce pour revenir avec des reproches sur des souvenirs que bientôt après tu as trouvés si doux et si enivrans, que tu m’amènes ici ? Voyons, que veux-tu ? Ta lettre est aussi folle que les autres. Tu dis blanc et noir, tu m’aimes et tu me hais, tu aimes ton mari et tu n’aimes que moi. Tu as des remords et tu n’en as pas, tu veux adopter mes enfans et tu ne peux pas les souffrir. Avoue que tu perds l’esprit ! Je ne sais plus que faire de toi !

— C’est pourtant à toi de trouver le remède. Puisque je deviens folle, ce n’est pas moi qui le trouverai.

— Mais tu rends tout impossible ! Notre vie était si bien arrangée ! Nos deux mariages, qui semblaient devoir nous séparer, nous avaient assuré la tranquillité. Nous n’étions plus responsables du bonheur domestique l’un de l’autre, et c’était pour le mieux, car nous sommes trop passionnés pour vivre ensemble, tu le vois bien ! Toi avec ton excellent et charmant mari, moi avec ma bête de femme qui est douce et qui me craint, nous n’avions plus qu’à nous aimer avec rage, dans le mystère, sans lequel il n’y a plus d’amour, et en réservant à nos ardens plaisirs ces heures fortunées que l’on guette, que l’on se ménage à l’avance, et que l’on savoure comme une conquête sur la destinée ! Quoi de plus beau, déplus jeune, de plus complet que nos premiers rendez-vous ? L’hiver les a rendus plus difficiles et plus rares, et tu t’en es prise à moi comme si j’étais l’auteur de l’hiver ! Ton cerveau a travaillé, l’ennui est venu, tu t’es rejetée dans la tendresse de ton mari. Tu avais de l’humeur, et tu croyais me piquer au jeu en me parlant de lui. Tu m’as rendu inquiet, chagrin, et pas mal fou aussi pour mon compte. Je t’ai défendu d’être sa femme, je te le défends encore quand la sauvagerie de l’amour m’exaspère ; mais il faut bien réfléchir après et reconnaître que cette union sans partage est impossible entre des amans qui sont mariés tous deux. Sois donc raisonnable, ne rends pas malheureux ce cher Sylvestre que j’aime peut-être plus et mieux que tu ne l’aimes, car tu es bien ingrate envers lui, et au lieu de t’amuser à d’inutiles remords, tu ferais mieux de garder ton secret et de lui cacher tes agitations et tes colères contre moi. Il finira par en deviner la cause, et son repos sera perdu à jamais. Moi, j’ai la conscience tranquille à son égard. Je ne lui veux que du bien, je me mettrais au feu pour lui, il n’y a que lui au monde qui me paraisse respectable. Je ne veux pas lui prendre sa femme, sa société, son bonheur. Il ne sait pas que cette femme admirable en tous points a des sens,… des besoins de cœur, si tu veux, que ni lui, ni moi, ni personne au monde ne pourrait assouvir ! — Allons, ne te fâche pas, n’enfonce pas tes jolis ongles dans mon pauvre bras ! C’est ton éloge que je fais à mon point de vue, car si je t’adore, c’est parce que tu es ainsi. D’ailleurs j’ai voulu être à toi, j’aurais mauvaise grâce à l’oublier ! Je l’ai voulu dès le premier battement de cœur de ma vie. Je devinais en toi ce que personne ne savait, ce que tu ne savais pas toi-même ; une vapeur bridante t’enveloppait comme un nuage à travers lequel Sylvestre ne pouvait pas te discerner clairement, comme moi qui m’y tenais plongé à toute heure. Sois sûre que, si cet homme sage et pur t’eût devinée, il ne se serait pas attaché à toi : il eût été ton amant peut-être, jamais ton mari ; mais il s’est trompé. Les gens qui n’ont pas de vices ne voient guère ceux des autres. Je dis des vices, puisqu’on appelle comme ça les passions ! tu sais qu’au fond je m’en moque, je ne me pique pas de morale, moi ; je suis ce que Dieu m’a fait. Que l’on me traite de brute et de sauvage, ça ne m’offense pas. C’était un homme de ma trempe, un athée comme moi en philosophie qu’il te fallait rencontrer et accepter pour connaître l’amour et la vie. — Donc nous pouvions être heureux l’un par l’autre, sans rien ôter au bonheur de ton mari et de ma femme. Ni l’un ni l’autre ne nous connaît, c’est tant pis pour eux ! ils n’auront de nous que l’amitié et la déférence ; mais, puisque après tout ils ne nous demandent pas autre chose et ne comprendraient point nos transports, disons que c’est tant mieux pour nous quatre, et conviens que j’ai eu raison de vaincre tes scrupules. Tu essaies de gâter par tes caprices une existence que j’ai faite raisonnable et douce pour nos deux ménages, brûlante et délicieuse pour nous seuls. Je te supplie de te calmer et de reprendre confiance en moi.

Laisse-moi, ajouta-t-il, gouverner ta vie, tes affaires, ton avenir, ton mari lui-même, qui ne demande qu’à se livrer à l’étude des belles choses et à ignorer les émotions poignantes. Ne t’inquiète point de la manière dont j’aime ma chevrière et du nombre d’enfans qu’elle pourra me donner. Elle n’aspire qu’cà en nourrir une douzaine. Il n’y a guère à craindre les charmes d’une femme qui n’a d’autre passion que la maternité. Être jalouse de là Vanina, toi ! c’est absurde, c’est injuste, c’est même inhumain… Pauvre Vanina ! si elle me voyait mourant d’amour à tes pieds, elle tomberait morte d’étonnement et d’humiliation. Yeux-tu donc la tuer, toi, si grande et si noble ? Non, tu ne le veux pas, pas plus que je ne veux tuer mon cher et bon Sylvestre en cessant de le tromper. Respectons nos liens, voilà toute la morale que je comprenne, et ce que je comprends, je m’y range, qu’il m’en coûte ou non. Soyons très bons, très aimables et très prudens ; alors nous serons contons de nous-mêmes, et cela nous rendra contons l’un de l’autre. Savourons nos joies, donnons au travail, aux devoirs et aux affaires les heures qui nous séparent. Ne nous disputons pas pour des misères, pour de l’argent, pour des questions de tien et de mien. Ce sont là des prétextes que tu cherches ou que tu saisis pour épancher ta bile. Laisse-moi conduire ma barque comme je l’entends. Qu’est-ce que ça te fait que je mange mon argent et que j’expose le tien ? Depuis quand tiens-tu à l’argent ? Qu’est-ce que l’argent peut avoir à faire dans nos amours ? Tu dis toi-même que tu n’auras plus d’enfans, et je sais de reste que ton mari méprise les écus. Vas-tu devenir intéressée, toi qui n’as jamais travaillé et amassé que pour les autres ? Allons ! j’ai répondu à tout, je crois ; qu’as-tu encore à dire ?

— Je dis, s’écria Félicie, irritée, que tu es un vicieux et un perfide ! J’admire que, foulant aux pieds toute morale, tu me prêches les devoirs du ménage ! Cela te sied bien, à toi, de prendre la défense de mon mari ! Tiens, avoue donc que tu es déjà las de moi, que tu veux bien de temps en temps venir faire un chapitre de folie avec moi, me prendre comme une aventure piquante,… endormir mes soupçons par une comédie de passion ou de sentiment, par tes paroles traîtresses, par des phrases apprêtées à l’avance et qui jurent dans ta bouche. Le reste du temps, tu aimes ta femme à plein cœur et tu ris de moi avec elle ! Mais écoute, que tu mentes ou non, je ne veux plus de la part que tu me fais. Ce ne sont plus des extases, des mots, des soupirs et des rugissemens qu’il me faut, c’est ton amitié, c’est ta confiance, c’est ta société, c’est ta soumission, c’est toi à tous les momens de ta vie et de la mienne, c’est la part de ta femme que je veux… À ce prix, je changerai de rôle avec elle ; elle sera ta maîtresse, ton aventure, ta distraction i’urtive… Je sais maintenant l’amertume et l’indignation de cette position-là, je la lui laisserai sans jalousie ; j’aime mieux avoir à la plaindre qu’à l’envier. Voilà ce que je veux, tu m’entends ? Tu viendras, sous le prétexte que tu voudras, demeurer chez moi, et tu iras la voir de temps en temps. Elle y consentira. Tu lui parleras le langage qui m’a séduite, elle se croira adorée, elle croira triompher de moi, et c’est moi qui rirai d’elle !

— Très bien, reprit Tonino avec ironie. Voilà qui est très bien arrangé ! Et Sylvestre, qu’est-ce que nous en ferons ?

— Ah ! ne me parle pas de lui, vois-tu, ou je monte sur ce rocher et je me jette en bas.

— Tu vois bien qu’il t’est plus cher que la vie, plus cher que moi, et que ce serait à moi d’être jaloux ?…

— Et tu ne l’es plus ! C’est facile à voir à présent. Eh bien ! moi…

— Toi, tu es jalouse par amour-propre ; mais de l’affection, tu n’en as jamais eu pour moi.

— C’est possible. Pas plus que toi pour moi ! Qui sait ? C’est le vice qui nous a réunis, rien de plus !

— Tu dis des paroles atroces.

— C’est le fait qui est atroce ! Allons, va-t’en ! Je comprends mon sort. Je réparerai ma faute. J’aimerai mon mari, je t’oublierai.

Elle voulait s’éloigner, il la retint. Certes il était rassasié et fatigué d’elle, et il eût rompu avec empressement, si un intérêt sordide n’eût couvé sous cette passion sensuelle. Il fit sans doute un grand effort pour secouer la lassitude de son esprit et l’épuisement de son cœur. Il lui parla avec ce mélange d’éloquence et de prosaïsme qui lui était propre, et dont mon récit ne peut se permettre de vous rendre les charmes et les platitudes. J’en retranche autant que possible les côtés cyniques, les mots enfiévrés, tantôt exaltés, tantôt choquans, toujours dangereux ou avilissans pour la femme qui les écoute ou qui les accepte. Sans doute il étudiait dans la rougeur ou dans la pâleur de Félicie l’effet irritant ou adoucissant de son argumentation hachée, absurde, tantôt révoltante, tantôt spécieuse.

La conclusion de cet entretien qui devait dénouer la situation et qui la renoua plus étroitement fut qu’il fallait patienter et attendre. Attendre… quoi ? La réponse était fatale. Il fallait espérer ma mort et celle de Vanina. J’étais encore jeune et bien constitué, mais je m’exposais souvent dans les glaciers ; il ne fallait qu’une petite pierre, une brindille, moins que cela, une distraction d’une seconde pour me faire glisser et disparaître. Je bravais d’ailleurs mille autres périls journaliers ; j’étais très humain et aussi très enfant ! Je me serais jeté à l’eau pour sauver une fourmi. Avec ce caractère-là, j’avais bien des chances pour rencontrer la mort. Ma bonne santé elle-même impliquait un danger. Ceux qui, comme moi, n’avaient jamais fait de maladie étaient souvent emportés par la première atteinte. Il ne fallait qu’un refroidissement ou un coup de soleil. Je ne prenais aucune précaution. C’était imprudent à mon âge ! la vie tient à si peu de chose ! On ne devrait jamais s’effrayer de la longue durée des liens qui pèsent ; il n’y a rien qui dure. Tout ce qu’on peut raisonnablement prévoir, c’est que les vieux doivent partir avant les jeunes. Le fruit mûr tombe le premier. Pour conclure, le bon Tonino, tout en me pleurant d’avance, promettait à ma femme de m’enterrer et de me survivre. Quant à la sienne, elle était moins forte qu’elle ne le paraissait ; elle avait failli mourir en donnant le jour à son premier enfant, et puisque Félicie le forçait à lui tout dire, il lui confiait, d’un ton odieusement dolent, que depuis ce temps-là la pauvre Yanina avait la poitrine faible ; enfin, disait— il, il ne fallait pas rendre l’avenir impossible par la haine et l’impatience du présent. Il y a une destinée ; il y croyait, lui, il y avait toujours cru. Il s’était dit dès l’adolescence : « Je serai le mari de Félicie, » et le jour où il avait épousé Yanina une voix fantastique lui avait dit au pied de l’autel : « C’est en attendant que tu possèdes celle que tu aimes ! » La possession était arrivée, le mariage viendrait. — « Je ne sais pas quand, je ne sais pas comment, ajoutait-il ; mais c’est écrit, je le sens, je le sais, je le vois, et je te le prédis ! tu verras ! crois-moi ou tais-toi, ne m’ôte pas le rêve qui me fait vivre ! »

Je souriais de mépris en entendant Tonino parler ainsi de la destinée arrangée à sa guise. Placé en contre-bas de la roche qui nous séparait et qui surplombait l’abîme, je regardais les assises minées de cette masse qu’emporterait probablement le prochain orage, et je me disais qu’elle était peut-être encore plus ruinée en dessous et menacée d’une chute plus imminente qu’elle ne me paraissait. Qui sait si, en la poussant un peu par mégarde, Tonino ne l’eût pas fait descendre avec le terrain en talus qui me portait ? Et qui sait aussi, si, en plantant mon bâton dans le sable, je n’eusse pas pu déterminer l’avalanche et précipiter avec moi ces faiseurs de projets qui bâtissaient leur nid sur ma tombe ?

J’étais las d’écouter, j’en savais assez. Je ne sais plus ce qu’ils se dirent ; quand ils se furent éloignés, je ne les écoutais plus, je ne les surveillais pas, tout de leur part m’était devenu indifférent.

George Sand.
  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 juillet.