Le Dialogue (Hurtaud)/100

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 361-369).


CHAPITRE III

(100)

De la troisième et très parfaite lumière et des œuvres accomplies par l’âme quand elle est parvenue à cette lumière. D’une vision que cette âme dévote eut une fois, et dans laquelle fut pleinement expliquée la manière d’atteindre à la parfaite pureté. Comment il ne faut pas juger.

La seconde catégorie des parfaits comprend ceux qui sont dans le troisième état. Une fois éclairés par cette glorieuse lumière, ils pratiquent la perfection, dans quelque condition qu’ils se trouvent. Tout ce qui leur arrive par ma permission, ils l’accueillent avec respect, comme je te l’ai déjà dit à propos du troisième état de l’âme ct de l’état d’union. Ils s’estiment dignes de toutes les afflictions et des scandales du monde, comme aussi d’être privées de toutes consolations personnelles et de tout bien quel qu’il soit. Et comme ils jugent qu’ils méritent toute peine, ils se regardent pareillement comme indignes de la récompense qui est réservée à leur peine.

Ils ont connu dans cette lumière et goûté ma volonté éternelle, qui ne veut rien d’autre que votre bien, et qui ne vous envoie et ne permet la souffrance qu’afin que vous soyez sanctifiés en Moi. Une fois que l’âme a connu ma volonté, elle s’en est revêtue, et elle n’a plus d’attention désormais que pour découvrir les moyens de conserver et d’accroître l’état de perfection où elle est parvenue, pour la gloire et l’honneur de mon nom. Eclairé par la lumière de la foi, le regard de son intelligence demeure grand ou vert, absorbé par la contemplation du Christ crucifié, mon Fils unique ; elle s’attache à l’aimer et à suivre sa doctrine qui est la règle, qui est la voie pour les parfaits aussi bien que pour les imparfaits. Elle voit que le tendre Agneau, ma Vérité, lui donne une doctrine de perfection, et cette vue la remplit d’amour pour cette doctrine.

Cette perfection, elle la contemple en ce doux Verbe d’amour mon Fils unique, qui s’est nourri à la table du saint désir, dans la recherche de mon honneur à moi, Père éternel, et de votre salut. C’est ce désir qui l’a fait courir avec ardeur à la mort ignominieuse de la croix, pour accomplir le commandement que je lui avais imposé, moi son Père. Il ne s’est dérobé à aucune fatigue, il ne s’est soustrait à aucun opprobre ; il ne s’est laissé arrêter ni par votre ingratitude, ni par votre aveuglement qui refusait de reconnaître le grand bienfait qu’il vous apportait, ni par les persécutions des Juifs, ni par les railleries, ni par les affronts, ni par les murmures et les cris du peuple. Il a traversé tous ces obstacles, en vrai capitaine, en vrai chevalier, envoyé par moi sur le champ de bataille, pour vous arracher aux mains du démon et vous délivrer du plus triste esclavage que vous puissiez subir.


Après vous avoir enseigné la voie, la doctrine, la règle à suivre, pour pouvoir arriver à la porte de la vie éternelle qui est moi-même avec la clef de son précieux Sang, répandu avec un si ardent amour, et tant de haine et de douleur de vos fautes, ne vous semble-t-il pas l’entendre vous dire, ce doux Verbe d’amour qui est mon Fils " Voici que je vous ai tracé le chemin et que je vous ai ouvert la porte avec mon Sang. Ne soyez donc plus négligents àme suivre ; ne vous attardez plus dans l’amour égoïste de vous-mêmes, dans votre ignorance de la voie, dans votre présomption à vouloir me Servir à votre convenance, à votre manière et non à la mienne. "

C’est moi qui vous ai tracé cette voie toute droite, par ma Vérité le Verbe incarné et qui l’ai cimentée de son Sang ! Debout donc, en avant, et suivez-le Nul ne peut venir à moi le Père, sinon par Lui. Il est la voie, il est la porte par laquelle il faut passer pour parvenir à moi, l’Océan de paix.

Après que l’âme, pour l’avoir doucement contemplée et connue, est arrivée à goûter cette lumière, elle accourt comme embrasée et toute possédée d’amour à la table du saint désir. Elle n’a plus de pensée pour elle-même, elle ne cherche plus de consolation personnelle, soit spirituelle, soit temporelle ; elle estime posséder tout dans cette lumière et dans la connaissance qu’elle lui procure, et sa propre volonté ne lui est plus rien. Dès lors elle ne refuse aucune affliction, de quelque côté qu’elle lui arrive. Environnée de souffrances d’opprobres, des attaques du démon et des murmures des hommes, elle se tient à la table de la très sainte Croix, où elle se nourrit de mon honneur à moi, le Dieu éternel, et du salut des âmes. Elle ne recherche aucune récompense, soit de moi, soit des créatures. Elle s’est défait de l’amour mercenaire qui la faisait m’aimer pour son propre avantage, pour se revêtir de la parfaite lumière, et m’aimer purement et uniquement, sans autre pensée que la gloire et l’honneur de mon nom. Elle ne cherche plus dans mon service sa propre satisfaction, ou dans le service du prochain son propre intérêt : elle sert par pur amour.

Ceux qui en sont là se sont perdus eux-mêmes. Ils ont dépouillé le vieil homme, c’est-à-dire Ja sensualité propre, pour revêtir l’homme nouveau, le doux Christ Jésus, maVérité, et le suivre avec courage. Ceux-là s’assoient à la table du saint désir, qui ont déployé plus de zèle à faire mourir leur volonté propre, qu’à réduire et mortifier leur corps. Sans doute ils ont aussi mortifié le corps, mais ce n’était pas là leur principal souci : ils n’y voyaient qu’un moyen pour les aider à tuer leur propre volonté, comme je te l’ai déjà dit en t’expliquant cette maxime : " Peu de paroles et beaucoup d’actes. "

Ainsi devez-vous faire.

Vos efforts, en effet, doivent tendre principalement à tuer la volonté pour qu’elle ne cherche et ne veuille rien que suivre ma douce Vérité, le Christ crucifié, sans autre fin que l’honneur et la gloire de mon nom, et le salut des âmes. C’est ce que font tous ceux qui sont éclairés de cette douce lumière. Aussi sont-ils toujours en paix, toujours en repos. Rien ne les scandalise, parce qu’ils ont écarté la seule chose qui donne prise au scandale, la volonté propre. Toutes les persécutions que le monde et le démon peuvent susciter contre eux passent désormais sous leurs pieds. Ils peuvent demeurer dans les grandes eaux de la tribulation et des tentations sans en éprouver aucun dommage, fermement attachés qu’ils sont à la branche de l’ardent désir. Tout est, à l’âme ainsi éclairée, sujet de joie ! Elle ne se constitue pas juge de mes serviteurs ni d’aucune créature raisonnable ; quel que soit l’état dans lequel elle les voie, ou la manière dont ils me servent, elle s’en réjouit : " Grâces vous soient rendues, dit-elle, à vous, Père éternel, de ce qu’il est plusieurs demeures en votre maison (Jn 14, 2)" Elle a plus de joie, de voir mes serviteurs suivre ainsi des chemins différents, que Si elle les voyait tous dans la même voie, parce que cette diversité manifeste davantage ma Bonté. Ainsi, de toute chose elle tire une joie ; de chacune elle extrait comme un parfum de rose. Et quand je dis toute chose, je n’entends pas parler seulement de ce qui est bien, mais encore de ce qu’elle sait être évidemment un péché. Même alors, elle ne se fait pas juge : ce qu’elle retire du péché, c’est une vraie et sainte compassion qui la fait me prier pour le pêcheur, c’est une parfaite humilité qui l’amène à dire : " Aujourd’hui c’est toi que le mal a touché ! Demain ce sera moi, Si la grâce divine n’est pas là pour me préserver ! "

O très chère fille, attache-toi avec amour à ce doux état de perfection ! Regarde comme ils courent, ceux qui sont éclairés par cette glorieuse lumière En eux quelle excellence ! comme leur âme est sainte ! Comme ils mangent à la table du saint désir ! Comme ils sont avides de cet aliment des âmes pour mon honneur à Moi, Père éternel ! Comme, à ce banquet, ils sont revêtus de la robe du doux Agneau, mon Fils unique, tout illuminés qu’ils sont de sa doctrine et embrasés de sa charité !

Ceux-là ne perdent pas leur temps à porter de faux jugements sur mes serviteurs ou sur les serviteurs du monde ! Ils ne se scandalisent d’aucun murmure contre eux-mêmes ou contre d’autres. Pour ce qui est d’eux, ils sont heureux de souffrir pour mon nom, et, pour ce qui est de l’injure faite à autrui, ils en prennent occasion de compassion pour le prochain, sans une plainte contre celui qui la fait ou contre celui qui la reçoit. C’est que leur amour est ordonné en Moi, le Dieu éternel, et ne s’en écarte jamais.

Parce que leur amour est ainsi réglé, ma très chère fille, jamais ils ne se scandalisent de ceux qu’ils aiment, ni d’aucune autre créature douée de raison. Leur propre jugement ne vit plus, il est mort aussi ne s’arrêtent-ils point à juger la volonté des hommes, il leur suffit de voir partout la volonté de ma Clémence. Ils observent, ceux-là, la doctrine que tu sais, celle qui te fut donnée, au commencement de ta vie, par ma Vérité, lorsque tu lui demandais, avec un grand désir, la pureté parfaite et les moyens d’y parvenir. Tu sais ce qu’il te fut alors répondu. Tu t’étais endormie sur ce saint désir, quand non seulement dans ton esprit, mais à ton oreille une voix retentit qui, s’il t’en souvient, te rappela au sentiment de ton corps.

" Veux-tu parvenir à la pureté parfaite, disait ma Vérité, être délivrée de tout scandale, et que rien ne soit plus pour ton esprit une occasion de faute ? Sois-moi toujours unie par affection d’amour ; car je suis la souveraine et éternelle Pureté, je suis le Feu, qui fait l’âme pure. Et donc, plus elle s’approche de Moi, plus elle devient pure ; plus elle s’en éloigne, plus elle est souillée. C’est parce qu’ils sont séparés de moi, que les mondains tombent en tant de crimes. Mais l’âme qui, sans intermédiaire, s’unit à moi, participe à ma Pureté.

" Il est une chose qu’il faut faire, pour arriver à cette union, à cette pureté : c’est de t’abstenir de juger la volonté de l’homme en quoi que ce soit que tu voies faire ou dire, et par n’importe quelle créature, soit contre toi, soit contre autrui. C’est ma volonté, et uniquement ma volonté, qu’il faut voir, en eux et en toi. Si tu es en présence d’une faute ou d’un péché évident, sache extraire de l’épine la rose, en les offrant devant Moi, par une sainte compassion. Dans les injures qui te sont faites, juge que c’est ma volonté qui les permet pour éprouver la vertu en toi et dans mes autres serviteurs. Estime que celui qui te les inflige n’est qu’un instrument de mon choix, et que souvent ses intentions seront bonnes car il n’est au pouvoir de personne de juger les secrets du cœur de l’homme.

Ce qui ne t’apparaît pas comme un péché mortel manifeste, tu ne dois pas le juger dans ton esprit. Là encore, tu ne dois considérer que ma volonté vis-à-vis de ceux qui agissent ainsi, et ne pas en prendre occasion de jugement, mais de sainte compassion, comme je t’ai dit. De cette manière tu arriveras à la pureté parfaite, parce que ton esprit ne sera jamais scandalisé, ni à mon sujet ni au sujet du prochain, comme lorsque vous tombez dans le mépris du prochain, quand vous jugez sa mauvaise volonté à votre égard, au lieu de considérer ma volonté en lui. Ce mépris, ce scandale, éloigne l’âme de moi et l’empêche d’atteindre à la perfection. A quelques-uns il fait perdre la grâce, plus ou moins, suivant la gravité de l’indignation et de la haine que leur propre jugement leur a fait concevoir contre leur prochain.

" Il en va tout autrement pour l’âme qui voit en toute chose ma volonté, cette volonté qui ne veut rien d’autre que votre bien, et qui dans tout ce qu’elle permet, dans tout ce qu’elle vous donne, n’a d’autre dessein que de vous conduire à la fin pour laquelle je vous ai créés. En se gardant ainsi sans cesse dans l’amour du prochain, l’âme demeure aussi toujours dans mon amour, et, demeurant dans mon amour, elle conserve l’union qu’elle a avec moi.

" Voilà pourquoi, si tu veux parvenir à la pureté que tu me demandes, il est absolument nécessaire d’observer ces trois règles principales, à savoir

t’unir à Moi par affection d’amour, en ayant présents à ta mémoire les bienfaits que tu as reçus de Moi contempler par le regard de l’intelligence l’amour de ma Charité, qui vous aime ineffablement ; enfin, dans la volonté de l’homme, considérer non pas sa malice, mais ma volonté à moi. Le juge, ici, ce n’est pas vous, c’est Moi !

"Par ce moyen, tu parviendras à la perfection. "Telle fut, s’il t’en souvient, la doctrine que t’enseigna ma Vérité.

Maintenant, ma très chère fille, je dis que ceux qui pratiquent cette doctrine ont, dès cette vie, un avant-goût de la vie éternelle. Si tu la conserves dans ton esprit, tu ne te laisseras pas prendre aux pièges du démon, car tu les sauras reconnaître aux signes que tu m’as demandés ! Néanmoins, pour satisfaire à ton désir, je te dirai plus nettement que vous ne devez pas juger, par manière de sentence, mais sous forme de sainte compassion.