Le Disciple de Pantagruel/1875/04

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Texte établi par Paul LacroixLibrairie des bibliophiles (p. 12-17).

Comment Panurge, estant sur la mer, apperceut ung navire aussi grand ou plus que la ville de Paris.

CHAPITRE IIII.


Or, pource que souvent, quand on est sorty d’ung péril, on chet en ung plus grand et plus dangereux que le precedent, comme nous pensions bien estre quittes et asseurez de toutes fortunes et adversitez, et nous retirer sans peril au lieu dont nous estions partiz, il advint, comme nous eussions faict voile et levé noz appareilz, lesquels avoient esté abatuz pour eviter le danger auquel nous avions esté au paravant,

En retournant, nous veismes devant nous en la mer une nef si grande et merveilleuse que nous pensions que ce fust une bonne ville aussi grande ou plus que Paris, dedans laquelle estoit ung geant si grand et si horrible qu’il donnoit peur et crainte merveilleuse à tous ceulx qui le véoient, lequel se nommoit Bringuenarilles, duquel plusieurs gens ont aultresfoys ouy parler.

Il estoit de si grande et si admirable haulteur, grosseur et largeur, qu’il avoit plus en une jambe que les lacquetz de Gargantua et Pentagruel, desquelz vous avez veu les hystoires n’avoient en tout le corps. Il avoit les ortailz des piedz plus gros sans comparason que n’est la grosse tour du boys de Vincene, et le résidu de tout le corps proportionné à l’equipolent.

La navire auquel il estoit estoit l’arche du déluge, que Noé Janus feist faire pour soy saulver le temps passé, luy et ses enfans, lequel il avoit faict radouber et calfeutrer tout de neuf, comme il apparoissoit encore.

Il mangeoit à chascun repas plus que cinq cens milles hommes ; il s’escheut une fois qu’il rencontra une nef, dedans laquelle il y avoit plus de cinq cens tonneaux de harenc de marque ; mais il la degloutit, dévora et cassa avecq les dens, et l’avalla tout nect sans mascher, avecq les mariniers qui estoient dedans, sans que aulcun se peust jamais saulver.

Mais, après cela, il eut si grand soif, qu’il rencontra ung navire chargé de douze cens tonneaux de vin bastarb et de vin d’Andelousie et de Malvoisie, lesquelz, pour la grand soif qu’il avoit à cause desdictz harencz qu’il avalla le navire et vin, sans qu’il en demourast aulcune chose. Toutesfoys il s’en trouva aulcunement desgousté à cause des ancres qui ne pouvoient passer par dedans ses boyaulx, pour la tortuosité et révolution d’iceulx.

Il avoit pour médecin, quand il estoit mal disposé, ung ramonneur de cheminées, auquel il fist prendre une longue eschelle, et le fist monter et entrer en son ventre par le trou de son cul, avecq sa ratisoire, de laquelle il luy ratissa les boyauk et le ventre, et en descrocha les ancres, les hunes et les mastz qui estoient accrochez en divers lieux de son ventre et de ses boyaulx ; de sorte qu’il monta par dedans son corps et luy sortit par la bouche, après qu’il en eut bien tout descroché, nettoyé et ratissé ; et, pour maladie qu’il eust, il n’avoit jamais d’aultre médecine, ny avoit aultre medecin.

Icelluy Bringuenariiles n’avoit en sadicte navire aulcuns voyles ni aulcuns appareilz pour conduyre sadicte navire par la mer, fors seulement qu’il prenoit les deux pans de sa robe, qu’il estendoit au vent, et s’accotoit d’ung pied contre la proue et le bout de devant de son navire, et lors le vent qui luy souffloit au cul par derrière le menoit là ou il vouloit aller. Avecq ce, il avoit les aureilles larges de plus d’ung arpent, dedans lesquelles le vent donnoit et souffloit, de sorte qu’il n’y avoit navire en toute la mer, combien qu’il eust des voilles, qui allast plus viste que le sien, tant fust bien equippé. Et quand le vent luy failloit et que la mer estoit calme et paisible, et que sa nef ne povoit aller avant par faulte de vent, il descendoit à pied dedans la mer et poussoit sa navire par derrière, et la menoit et conduysoit là où il vouloit, et cheminoit à pied, sur la mer, combien qu’il fust gros et pesant, comme il eust faict sur terre ferme, à cause que les semelles de ses souilUers estoient de liège, lesquelles estoient larges chascune de plus d’ung arpent, au moyen dequoy il ne povoit enfoncer en la mer ; et par ce moyen il exploitoit tousjours pays, et faisoit plus de chemin en ung jour que les aultres en cent, à cause qu’il avoit les jambes fort longues et qu’il marchoit en pas de grue, en sorte qu’il faisoit à chascun pas bien trente lieues du moins. Il n’y avoit navire en toute la mer, tant feust bien muny ny equippé, qui eust sceu ny osé approcher de luy : car, quand il véoit aulcunes fustes ou galères, ou aultres navires, venir vers luy, il avalloit ses chausses et rebrassoit son cul, qu’il tournoit vers ses ennemys, puis souffloit et petoit du derrière, de sorte qu’il jectoit lesdictes nefz et galères à plus de cent lieues de là, et les brisoit et rompoit contre les roches de la mer ; parquoy il n’y avoit homme, tant fust hardy, qui l’osast assaillir par mer ny par terre, ne qui sceust approcher de luy s’il n’eust voulu, à cause du vent qui luy sortoit du trou du cul, soubz le nez de vous, tant souffloit fort. Je vey une fois qu’il fist une roste, mais il en jecta par terre plus de huyt mille maisons d’une bonne ville qui estoit bien à trente lieues de là. Je luy ay aultresfois veu rompre ung mast de navire d’ung morveau quand il se mouchoit, et le vent de ses narines jectoit par terre une tour aussi grosse que l’une des tours Nostre Dame de Paris, qui est une chose difficile à croire qui ne l’auroit veu comme moy, et maistre Thiburce Diariferos,qui escripvoit soubz moy ses merveilles. Quand il vouloit affamer ung pays, il ne faisoit que souffler au derrière contre les moulins à vent, parquoy il les jectoit tous par terre et les rompoit et brefilloit tous par pièces, musnier et tout. Au regard des moulins à eaux, il les noyoit et faisoit aller aval l’eau quand il pissoit au dessus. Il monta quelque foys amont ung fleuve environ dix lieues jusques à Tendroict d’ung lieu où l’on passoit au basteau, et s’endormit sur le bord dudict fleuve ; et lors le membre luy dressa, en sorte qu’il s’estendit jusques à l’aultre rive au travers l’eau, et demoura ainsi toute la nuict. Lors ung chartier venant bien tard du boys avecq son chariot à quatre roues et à quatre chevaulx, tout chargé de fagotz, entra dedans son membre si avant que le cheval de devant vint jusques aux genitoires, qui ne povoit passer ; parquoy il fut contrainct de demourer toute la nuict à cheval atout son fouet au poing jusques au lendemain, que Bringuenarilles fust esveillé, lequel pensoit avoir la gravelle ; parquoy il se mit à pisser, et lors pissa le chariot à reculons tout le premier, et puis les chevaulx et le chartier tenant encor son fouet au poing ; lequel fut presque noyé à cause de la grande abondance d’eau qui luy sortoit du corps et de la vessie, et, sans les fagotz, le chartier, le chariot et les chevaulx eussent esté noyez ; et ainsi le debvez croire.