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Le Don Quichotte montréalais sur sa rossinante/01

La bibliothèque libre.
Société des Écrivains Catholiques (p. 5-11).

I.


M. Dessaulles s’embrouille et se contredit. — Son prétendu progrès. — En quoi consiste le véritable progrès — Ce que sont les idées de M. Dessaulles à ce propos.


Vous vous êtes permis, illustre Dessaulles, d’adresser directement la parole à Mgr de Montréal. Vous ne trouverez donc pas mauvais que je vous l’adresse directement à vous-même. Ce que vous vous permettez est permis à autrui, quelle que soit votre puissance à produire des énormités.

Si j’entre en conversation avec vous, ce n’est pas que je vous estime ; non, je vous méprise souverainement, parce que vous vous rendez digne de tout mépris. Je ne viens que vous combattre en faveur de ceux que vos sophismes pourraient surprendre. Si je n’avais pas cette raison de vous considérer en face, je me regarderais comme gravement coupable de le faire. Nec ave ci dixeritis, a dit l’apôtre St. Paul, en parlant des hommes de votre espèce. Vous devez connaître cette parole, vous qui vous faites un mérite d’invoquer l’Écriture Sainte pour appuyer vos stupidités sacrilèges. Vous conviendrez que je l’applique fort à propos.

Votre visage est offensant et il l’est au suprême degré. Je le cinglerai donc de bonne encre et je vous avertis que je m’y emploierai. Quand on est ce que vous êtes et qu’on fait profession de l’être, on ne mérite pas plus d’égards que le gamin qui vous insulte sur la rue. Cependant, je ne vous traiterai pas comme tel, uniquement par respect pour moi. Je pousserai même la bienveillance à votre égard jusqu’à ne point sortir du cadre de votre grande guerre ecclésiastique. J’ai assez là pour vous flauber comme il suffit.

Cette grande guerre ecclésiastique, savez-vous que vous l’avez bêtement faite. Oui, bêtement, c’est le mot propre. Quel chaos ! vous parlez de tout sans ordre aucun, et puis vous vous laissez aller à des répétitions qui ne finissent plus. Biffez vos redites, et votre grande guerre ecclésiastique sera réduite de moitié. Quand au fond, elle sera tout aussi bête ; mais, quand à la forme, elle sera bien moins lourde. On la lit par pénitence, ou par devoir ; soyez-en sûr. C’est pourquoi, on n’aura pas de peine à se conformer à l’injonction de Mgr de Montréal qui défend de la lire.

À la page 48 de cette grande guerre ecclésiastique, que la Minerve a quelque peu fait connaître, toute dévote qu’elle soit, il vous est arrivé d’écrire ce qui suit : « L’humanité marche irrésistiblement vers Dieu, son but suprême, comme le fleuve coule vers l’océan dans la durée des siècles ! Et ni l’un ni l’autre ne sauraient suspendre leur marche ou remonter vers leur source. »

Voilà du pompeux. M. Dessaulles, et cette phrase est la plus ronflante que vous n’ayez jamais bâtie. Malheureusement, l’idée qu’elle habille est absolument fausse. Je m’étonne qu’un penseur, qu’un amant de la liberté comme vous faites profession de l’être, ait pu se résoudre à l’écrire. Perspicace comme vous prétendez l’être, ne vous apercevez-vous pas que vous détruisez toute liberté en soumettant tout à une irrésistible nécessité. Mais alors que devient votre fameux pamphlet ? Tout ce que vous blâmez, même le plus petit détail, est nécessaire ; c’est le fleuve qui, quoique vous en disiez, coule vers l’océan, en suivant la voie qui est la meilleure pour y arriver. Qu’en dites-vous ? Admettez-le, si la raison laïque, dont vous parlez tant, a quelque valeur, et avouez que les cent trente pages de votre pamphlet ne signifient rien depuis le premier mot jusqu’au dernier. Est-il possible qu’un géant de votre taille se réduise ainsi en quelques lignes à n’être plus que zéro ! Vraiment, vous perdez à écrire.

Et puis, vous voudrez bien admettre encore que vous ne vous comprenez guère vous-même, soit dit en passant. Vous convenez que l’humanité vient de Dieu ; vous reconnaissez qu’elle doit irrésistiblement marcher vers lui, et cependant vous lui refusez la faculté de pouvoir remonter vers sa source ! Vous êtes assurément le plus fameux farceur que je connaisse. Mais cette raison, cette chère raison, que vous dorlottez avec tant de tendresse, que devient-elle avec des affirmations aussi contradictoires ? Vous l’assassinez ni plus ni moins, hormis donc que ce que vous appelez raison laïque ne soit que folie pure, ce qui pourrait bien être. Quand on est M. Dessaules, l’honorable Dessaulles ; quand on se déclare pontife suprême et qu’on pose comme supérieur par l’intelligence à l’Église catholique, au Pape et aux Évêques, il faut au moins faire preuve de sens commun. Avouez que ce n’est pas trop exiger.

En vérité, M. Dessaulles, votre belle Hélène, c’est-à-dire cette raison laïque, que vous vous glorifiez de posséder dans sa plénitude et que vous désirez nous voir adorer tous, a beaucoup de ressemblance avec la Dulcinée de Don Quichotte ; elle vous pousse à de singulières escapades. Ou elle vous gouverne fort mal, ou vous n’êtes pas susceptible d’être assujetti à un gouvernail. Dans l’un ou l’autre cas, laissez les gens tranquilles et ne les invitez pas à voguer à votre suite.

Vous poursuivez et vous dites : « La vraie formule du progrès, c’est la grande parole prononcée il y a dix-huit siècles : « Soyez parfait comme votre père est parfait. » Voilà qui est très-bien. C’est court, mais plein de bons sens chrétien. Vous ne le soupçonnez pas ou vous avez un instant oublié qui vous êtes M. Dessaulles. Ce qui me confirme dans cette idée, c’est que vous ajoutez immédiatement : « Or, comme l’homme ne saurait jamais égaler Dieu en perfection, ce précepte signifie qu’il doit se perfectionner toujours autant que sa nature le lui permet. »

Vous faites erreur ici en regardant l’homme comme placé dans l’ordre purement naturel et cette erreur est capitale. On la nomme naturalisme.

Si vous voulez bien me prêter un peu d’attention, je vous ferai un court exposé des premières leçons du catéchisme que vous ne savez plus, si jamais vous l’avez appris. Cet exposé vous donnera une bien plus haute idée de la dignité humaine que celle que vous avez puisée dans tous vos volumes de philosophie transcendante.

Les créatures intelligentes, l’ange et l’homme, ont été créées pour une fin qui n’est autre que Dieu. Le connaître par une vision et le posséder par un amour parfaitement conformes à leur nature était tout ce qu’elles pouvaient exiger, et tout ce dont elles étaient capables par elles-mêmes. Mais, dans son infinie miséricorde, Dieu n’a pas voulu que cette fin, qui est purement naturelle, fut la leur. Il les a destinées à une fin absolument surnaturelle, en les appelant à le connaître et à l’aimer, non pas d’après un mode naturel, mais d’après un mode essentiellement divin.

Dieu, qui est l’infini par essence, se connaît et s’aime dans toute la mesure où il est intelligible et aimable, c’est-à-dire, infiniment. Il a donc un mode particulier de se connaître et de s’aimer, et ce mode est incommunicable par nature. Il constitue les opérations essentiellement divines qui font que Dieu existe en trois personnes, Père, Fils et Saint-Esprit.

Eh bien ! Dieu nous a destinés à le voir, non pas d’une vue qui nous est propre, mais de la vue divine elle-même avec laquelle il se contemple ; il nous a destinés à l’aimer, non pas d’un amour découlant de notre propre nature, mais de l’amour divin dont il s’aime lui-même, Au ciel, nous verrons Dieu, comme il se voit lui-même, c’est-à-dire dans le Verbe et par le Verbe, in lumine tuo videbimus lumen ; nous l’aimerons comme il s’aime lui-même, dans le Saint Esprit et par le Saint Esprit, signati estis spiritu sancto… Qui habitat in vobis. En tant que communiqués, cette vue et cet amour seront finis, car la créature ne saurait porter l’infini ; mais, dans leurs principes, ils sont essentiellement divins.

Puisque notre fin dernière consiste à faire des opérations véritablement divines, il faut nécessairement que nous soyons nous-mêmes divinisés, car autrement nous ne pourrions pas être mis en rapport avec notre fin. C’est ce que Dieu, qui est infiniment sage, n’a pas omis de faire. Par la grâce sanctifiante, que nous communiquent les sacrements et que le péché mortel seul peut nous faire perdre, nous devenons réellement participants de la nature divine, suivant cette parole de l’apôtre Saint Pierre : ut per hæc efficiamini divinæ consortes naturæ. Voilà pourquoi Dieu nous dit par la bouche du Psalmiste : Ego dixi : Dei estis, et filii Excelsi omnes : vous êtes des dieux, je le dis, et les fils du Très-Haut.

La grâce sanctifiante ne peut exister en nous comme substance divine, car il n’y a qu’un Dieu et conséquemment qu’une seule substance divine. C’est un mode, une forme divine imprimée à nos âmes par l’application immédiate de la substance de Dieu même. Ainsi, une âme ayant la grâce sanctifiante, est une âme dont la forme est divine, et, dans l’ordre de la grâce, cette forme tient lieu de nature.

Ainsi donc participer à la nature divine pour arriver à jouir de Dieu comme lui-même jouit de lui-même, et user de moyens en rapport parfait avec cette fin à atteindre, c’est-à-dire vraiment surnaturels, voilà ce qui constitue l’ordre surnaturel dans lequel seul nous sommes placés. L’ordre naturel, pris purement connue tel, n’a jamais existé de fait, indépendamment de l’ordre surnaturel, quoiqu’il eut pu exister indépendamment de lui, si Dieu en eut disposé autrement ; il n’existe que comme fondement de ce dernier dans lequel il se trouve englobé. Voilà pourquoi tout est perdu pour l’homme, s’il n’atteint pas la fin surnaturelle à laquelle Dieu a daigné l’élever. Dieu ne lui ayant pas laissé de fin naturelle à atteindre, il tombe alors dans l’enfer, qui n’est pas une fin, mais le lieu de supplices où gémiront éternellement ceux qui ont refusé d’arriver là où ils étaient miséricordieusement appelés.

La grâce sanctifiante étant finie, en tant qu’elle nous est communiquée, quoique essentiellement divine en elle-même et dans son principe, il en résulte qu’elle peut croître indéfiniment en nous. Or, augmenter constamment la grâce qui est en nous par les moyens surnaturels que Dieu a mis à notre disposition, voilà ce qui constitue le seul, le véritable progrès, et c’est à réaliser un tel progrès que N.-S. Jésus-Christ nous convie, lorsqu’il nous dit : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.

Le progrès dans l’ordre naturel n’est pas défendu ; ce serait une erreur que de le prétendre ; il est même très-permis. Mais il doit être contenu dans de justes limites et ne jamais contrarier le progrès dans l’ordre surnaturel. Loin de là, il doit lui être en tout subordonné et il n’a de raison d’être que pour le favoriser.

Donc, M. Dessaulles, prétendre, comme vous le faites, que les paroles de Notre-Seigneur : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait signifient que nous devons nous perfectionner autant que la nature nous le permet, c’est-à-dire, d’une façon tout-à-fait naturelle et rien de plus, est absolument faux et contraire à l’enseignement évangélique. Pour notre perfection véritable, la nature ne peut absolument rien ; bien plus, elle y met souvent les plus terribles obstacles.

Les anciens Grecs et les anciens Romains, qui vivaient embourbés dans la vie des sens, ne voyaient que la nature, et ils avaient sur la perfection humaine exactement les mêmes idées que vous, M. Dessaulles. Vous n’avez donc pas belle grâce à venir nous chanter, de la voix qu’on vous connaît, que le Pape, les évêques et les prêtres sont des arriérés et que vous, vous seul, êtes l’homme révélateur du véritable progrès. Vos prétentions ne sont pas minces ; mais elles ne manquent pas de ridicule non plus. Songez donc qu’il y a longtemps, bien longtemps que l’Église a décrotté tous vos pareils. Avec vos vieilles idées des peuples enfants et malpropres, vous nous faites l’effet d’une hideuse momie d’Égypte.

N’étant pas plus avancé que vous n’êtes dans vos études, il est à croire qu’il s’écoulera encore bien des temps avant que vous rattrapiez sur le savoir, les bons moines du Moyen Âge que vous honorez de vos mépris. Soyez donc économe de votre temps et ne le perdez pas à écrire des pamphlets qui vous accusent de la plus incroyable simplicité. Je ne m’explique guère le plaisir que vous trouvez à passer pour inepte en nous exhibant de temps à autre, comme de magnifiques trouvailles, quelques vieilles nippes païennes que le christianisme a enterrées il y a dix-huit siècles.