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Le Don Quichotte montréalais sur sa rossinante/21

La bibliothèque libre.
Société des Écrivains Catholiques (p. 85-88).

XXI.


Lettre de Mgr l’Archevêque de Québec au sujet du « Nouveau-Monde » et du « Franc-Parleur » à l’occasion d’un avertissement du Cardinal Barnabo. — Réplique de Mgr de Montréal.


Immédiatement après son retour de Rome, Mgr l’Archevêque se hâta de livrer à la publicité un avertissement du Cardinal Barnabo, ayant trait à la conduite que les Évêques du Canada doivent tenir à l’égard des journaux du pays, dans les circonstances actuelles. Cette pièce était évidemment confidentielle, et il y était question, non de quelques journaux en particulier, mais de tous en général. En la traduisant, le vénérable prélat crut ne devoir pas s’astreindre à en donner rigoureusement le sens, et, il fit accompagner sa publication d’une lettre aux journaux de son diocèse, dans laquelle il appliquait au seul Nouveau-Monde et au seul Franc-Parleur que le Cardinal Barnabo disait de toutes les feuilles catholiques du pays. Quoiqu’indirectement, il incrimina Mgr de Montréal. Ce dernier, mis en cause contre son attente, se crut, comme il l’était en effet, obligé de répliquer et il répliqua. Sa réponse a été jugée, dans toute la province ecclésiastique, comme un modèle de logique, de noble fermeté, de modération chrétienne et de zèle apostolique.

Ce n’est pas ainsi cependant, perspicace M. Dessaulles, que vous jugez la réplique de Mgr de Montréal à Mgr l’Archevêque de Québec. « Il serait facile, dites-vous, de montrer que ce n’est pas Mgr Taschereau, mais bien Mgr Bourget seul qui contourne péniblement la lettre du Cardinal pour y trouver ce qui n’y est certainement pas. »

S’il est si facile de faire cette démonstration, que ne la faites vous Mr Dessaulles ? Contre vos habitudes, vous voilà tout-à-coup bien avare de votre encre, de votre papier et surtout de votre temps ! Cinquante fois au moins vous avez rebâché fastidieusement les mêmes choses pour grossir votre premier pamphlet et donner naissance à un second. En un tel état de pénurie intellectuelle, auriez-vous négligé l’occasion de régaler vos lecteurs de quelque chose de neuf, si la démonstration, que vous n’entreprenez point, avait été possible ? Assurément, non. Il est donc évident que vous déguisez votre impuissance en vous accrochant à une manière banale de se tirer d’affaire. Ici, au moins, je reconnaîtrai que vous avez assez d’esprit pour ne point vous risquer à prêter trop au ridicule.

Vous trouvez déplacées les humbles représentations que Mgr de Montréal a faites, dans sa réplique, à Mgr l’Archevêque de Québec. Je me permettrai de justifier Mgr de Montréal, bien qu’il n’ait guère besoin de justification, tant le cas est facile à décider. Pour cela, je vous rapporterai un fait de l’histoire ecclésiastique ancienne, tel que commenté par Saint Grégoire-le-Grand, que vous déclarez être digne de toute votre admiration.

L’Apôtre Saint Pierre, sans blesser aucunement la foi, mais par pure condescendance, avait usé vis-à-vis de certains juifs, à propos de la distinction des viandes prescrites par la loi mosaïque, d’une dissimulation qui était dangereuse. Saint Paul comprit aussitôt quelles funestes suites pouvaient avoir un acte de faiblesse, provenant d’une bonne intention, mais qui pouvait entraver la conversion des Gentils. Il pensa donc qu’il ne fallait rien ménager, que ce n’était pas le moment d’user de réserve, et il reprit publiquement Saint Pierre, le chef du collège des Apôtres, le représentant de Jésus-Christ sur la terre, choisi par Jésus-Christ même. Saint Pierre accueillit la réprimande avec docilité et une profonde humilité ; bien plus, il n’hésita pas à qualifier d’admirables les épitres de Saint Paul où se trouve le récit de sa faute. Là-dessus, le pape Saint Grégoire-le-Grand fait les réflexions suivantes, dans une homélie :

« Paul, dans ses épitres, dit que Pierre a été répréhensible, et Pierre, dans les siennes, dit que Paul est admirable dans ses écrits. Puisqu’il les trouve dignes d’éloges, c’est qu’il les a lues ; s’il les a lues, il y a vu ce qui le regarde. Son amour pour la vérité l’a emporté sur toute autre considération ; il a approuvé le récit même de sa faute ; il a écouté l’avis de son inférieur et l’a suivi. Le premier par son suprême apostolat, il devait être aussi le premier par son humilité. Voyez, il est repris par son inférieur, et il ne s’indigne pas d’être repris. Il ne fait pas observer qu’il a été le premier appelé à l’apostolat, qu’il a reçu les clefs du royaume des cieux, que tout ce qu’il a délié sur la terre est délié dans le ciel. Il ne rappelle pas qu’il a marché sur les eaux, qu’il a redressé d’un mot un paralytique au nom de Jésus, que l’ombre de son corps a guéri des malades, que sa parole a fait expirer Ananie et Saphire, que sa prière a ressuscité les morts. Aux reproches qu’on lui faisait, il n’a rien voulu opposer, afin de ne rien perdre du mérite de cet acte d’humilité. Qui de nous, s’il avait fait le plus petit miracle, recevrait avec cette patience les réprimandes de son inférieur ? »

Ces paroles, qui sont d’un saint, et d’un grand pape, sont délicieuses. S’il y avait eu des journalistes, et surtout des pamphlétaires au temps de Saint Paul, ils n’auraient pas manqué de hurler aux quatre vents qu’il était un fanatique, un contempteur de l’autorité, un révolté, un schismatique. Ils n’auraient pas manqué surtout de qualifier d’abominables les écrits où le grand apôtre dit que Saint Pierre est répréhensible ; ils auraient enfin porté le zèle jusqu’à vouloir que les fidèles désavouassent les écrits de Saint Paul et en fissent litière. On se divertirait bien à leurs dépens aujourd’hui !

Comme vous dites, M. Dessaulles, on tire de grands avantages de la connaissance de l’histoire ecclésiastique ; mais il faut la bien connaître.