Le Fils du diable/Tome I/II/7. La garde-robe de Franz

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Legrand et Crouzet (Tome Ip. 343-350).
Deuxième partie

CHAPITRE VII.

LA GARDE-ROBE DE FRANZ.

Hans Dorn faisait encore ce qu’il pouvait pour garder à sa physionomie un aspect d’indiférence et de froideur, mais sa physionomie, franche et vive, trompait tous ses efforts ; on y pouvait lire aisément le puissant intérêt qu’il prenait au récit de Franz.

Celui-ci avait gagné, bien mieux qu’il ne le croyait lui-même, la gageure proposée ; il avait parié que son histoire étonnerait le marchand d’habits, et le résultat allait au delà de ses prévisions : Hans était profondément ému.

Mais Franz n’était point tout à fait dans le secret de cette émotion. La pensée de Hans Dorn n’était pas seulement captivée par le récit lui-même, mais encore par les choses qu’il entrevoyait au dehors du récit. Ce qui restait pour Franz mystérieux et inexplicable, Hans Dorn le comprenait ; bien qu’il eût, lui aussi, une imagination allemande, cette longue série d’événements fantastiques n’avait pour lui rien que de naturel.

Il avait une formule infaillible pour résoudre tous ces problèmes.

— Il avait promis de le sauver !… se disait-il avec une sorte de foi superstitieuse.

Franz l’observait à la dérobée, et triomphait en constatant l’effet produit.

— Et ce Verdier ? dit une douce voix derrière son oreille, était-il donc mort ?…

Franz se retourna vivement. Gertraud, qu’il croyait toujours de l’autre côté de la porte, était là tout près de lui.

— Oh ! oh ! ma bonne petite Gertraud, dit-il en souriant, c’est donc à Verdier que nous nous intéressons ?… Le pauvre diable n’était pas mort, mais il n’en valait guère mieux… Quand nous nous approchâmes, Julien et moi, nous le trouvâmes étendu sur l’herbe, sans mouvement et sans voix… Ses deux témoins déchiraient sa chemise pour examiner sa plaie. — Mais comme vous voilà pâle, Gertraud, et que vous avez mis d’adresse à vous approcher de nous sans être entendue !… Père Hans, voyez un peu votre fille ! L’émotion l’étouffe comme si elle avait passé huit heures à voir quinze actes de la Porte-Saint-Martin !… C’est là un succès, ou je ne m’y connais pas !

La pâleur de Gertraud fit place à une rougeur vive. Le charme était rompu. Elle jeta sur Franz un regard de reproche, et baissa la tête sur sa broderie oubliée.

— Et vous, père Hans, reprit le jeune homme, — vous ne dites rien de tout cela ?

— Je dis que vous avez eu cette nuit des aventures fort bizarres, monsieur Franz, répliqua le marchand d’habits sur un ton de gaieté ; — ces choses-là n’arrivent jamais qu’aux bons garçons de votre âge ! Mais d’où vint cette bataille entre votre adversaire et le fameux cavalier allemand ?

— Voilà justement ce que je ne sais pas bien, répliqua Franz, — et ce qui m’intrigue le plus en tout ceci… Quand nous arrivâmes auprès de Verdier, Julien et moi, le pauvre garçon était couché sur l’herbe et ne donnait guère signe de vie… ce n’était pas le cas de lui demander une explication… Après qu’on l’eût mis dans un fiacre avec un de ses témoins, l’autre témoin resta près de nous… Il nous dit que le cavalier allemand les avait accostés à trente pas de la Porte-Maillot, — que Verdier avait tressailli à son aspect, — que l’Allemand l’avait pris par le bras et entraîné à l’écart, sans que Verdier songeât à faire résistance.

Le témoin n’entendait pas ce qu’ils se disaient dans ce premier moment. — L’Allemand semblait commander ; Verdier baissait, l’oreille, mais ses gestes indiquaient un refus.

Au bout de deux ou trois minutes, la voix de l’Allemand s’éleva jusqu’au diapason de la colère. Les témoins commencèrent à entendre ; des paroles de mépris écrasant vinrent jusqu’à leur oreille. C’était le cavalier allemand qui les prononçait.

— Si vous ne voulez pas, s’écria-t-il enfin en tirant son épée de dessous son manteau, — c’est avec moi que vous allez vous battre !

— Qu’à cela ne tienne, répliqua Verdier, qui se croyait parfaitement sûr de son affaire.

Ils revinrent vers les témoins et se les partagèrent.

Ils se mettaient en garde au moment où Julien et moi nous entrions dans le fourré. Leur combat ne dura pas plus d’une minute… et le pauvre Verdier reçut tout de suite ce qu’il comptait bien me donner.

Un bon coup d’épée !

Comme j’étais encore tout plein de mes aventures nocturnes et des embarras calculés qui avaient retardé mon arrivée au rendez-vous, je dis au témoin :

— Pensez-vous, monsieur, que cet homme eût des motifs pour se battre avec M. Verdier ?

Le témoin me regardait en souriant.

— Le connaissez-vous ? me demanda-t-il.

— Je l’ai vu cette nuit pour la première fois.

— Vous a-t-il parlé ?

— Jamais.

— Eh bien, alors, s’écria le témoin, comment penser qu’il se soit battu pour vous ?… Je ne sais pas bien ce que vous avez fait à Verdier, mais il venait dans la ferme intention de vous tuer… Il doit y avoir autre chose que le verre de bière jeté à la figure.

— Rien que je sache…

— Il faut croire alors qu’il a de la rancune ; car, toute la nuit, il s’est escrimé pour se refaire la main, et il nous disait en route qu’il voulait vous planter six pouces de fer sous l’aisselle…

— Voilà tout ce que j’ai pu tirer de ce témoin, ajouta Franz ; il n’en savait pas davantage lui-même, et il nous quitta au bout des Champs-Élysées pour se rendre auprès de Verdier… Voyons, père Hans, vous qui êtes un homme de jugement, donnez-moi votre avis là-dessus… Pensez-vous que j’aie été pour quelque chose dans la conduite de cet Allemand ?

— Moi, j’en suis sûre ! s’écria étourdiment Gertraud.

Le marchand d’habits lui imposa silence d’un geste furtif et rapide.

— Moi, je n’en crois rien du tout, dit-il à son tour. D’après votre récit, l’Allemand connaissait ce Verdier qui se troubla en l’apercevant à la Porte-Maillot… Il est évident qu’il n’a fait là que ses propres affaires.

Franz regarda successivement Gertraud, qui baissait la tête sur son ouvrage, et le marchand d’habits, dont la figure ouverte, exprimait une nuance d’embarras.

Durant quelques secondes, il garda le silence et parut réfléchir.

— Ma foi ! s’écria-t-il ensuite, en secouant brusquement sa tête blonde, — j’ai beau chercher, je m’y perds !… Les regards de cet homme avaient une expression étrange tandis qu’il m’épiait au bal… Il fallait bien qu’il eût une raison quelconque pour me guetter ainsi, et rien ne m’empêchera de croire qu’il est pour quelque chose dans tous ces mystérieux obstacles qui se sont mis entre moi et l’épée de Verdier… Mais, en définitive, père Hans, j’aime mieux être vivant que mort, et je ne vois pas pourquoi je ferais semblant d’entrer en grande colère, parce qu’on m’a empêché d’être tué par un coquin… Je suis allé là de franc jeu ; ma conscience ne me reproche rien… Et, si ce grand gaillard d’Allemand s’est battu pour moi, je lui vote des remerciments à tout hasard.

Franz disait cela d’un air moitié gai, moitié résigné. Évidemment, il faisait bon visage à mésaventure, et le dénoûment de l’affaire lui laissait quelque chose sur le cœur.

Sa main tourmentait les belles boucles de ses cheveux, et il avait perdu son sourire.

— D’ailleurs, reprit-il, répondant à une objection que lui faisait sa fierté, — il faudra bien que je revoie cet homme quelque jour, et alors je lui demanderai quel droit il a de me protéger !

Un nuage plus sombre passa sur son front.

— Ce droit, il peut l’avoir, poursuivit-il à voix basse ; il y a, je le pense, des gens qui me connaissent et que je ne connais point… Ceux qui m’ont jeté tout seul et sans secours dans la vie, savent où je suis, sans doute, et ils ont peut-être un remords…

Hans se détourna pour cacher son trouble et ne point répondre.

Les doux yeux de Gertraud étaient fixés sur Franz, qu’elle se sentait aimer davantage en le devinant plus malheureux.

L’embarras du marchand d’habits et le tendre intérêt de sa jolie fille échappaient également à Franz, dont les mains s’étaient croisées sur ses genoux et qui songeait.

Les enfants qui, comme lui, ne connaissent point leur père, ont des pensées à eux et que les autres jeunes gens ne soupçonnent pas. Quels que soient leur caractère et leur nature, il y a toujours comme un fond de tristesse mêlée d’ardents espoirs dans leurs réflexions. Franz était gai, frivole, étourdi, ami du plaisir ; mais la rêverie le transformait parfois, pour un moment, et mettait de sérieuses méditations au fond de son cœur.

Il voyait sa mère, et qu’il se la représentait belle !

Il voyait son père : un noble visage et une âme vaillante…

Son cœur, capable de tous les amours, s’élançait, brûlant, vers ces fantômes chers…

Puis des larmes cruelles jaillissaient de ses yeux, parce qu’il se disait :

— Ils sont morts, peut-être !…

En ce moment, Franz venait de tomber dans cette rêverie amère, mais aimée, qui le prenait chaque jour aux heures de solitude. Ces événements de la nuit précédente, qu’il tâchait en vain de comprendre, avaient éveillé en lui des craintes vagues et de plus vagues espoirs.

Une voix s’élevait au dedans de lui qu’il ne pouvait point étouffer, et qui lui parlait de son père.

Mais cet homme était bien jeune pour être son père !…

Et pourquoi l’eût-il abandonné pendant si longtemps, pour venir à son secours, juste à l’heure du péril ?

Pourquoi ce silence et ces précautions mystérieuses ?…

Le vent de sa méditation tournait ; il se reprochait de s’être ému ; il se raillait lui-même et s’accusait de folie.

Il n’y avait plus rien dans tout cela, sinon les bizarreries d’une nuit de carnaval. — Le hasard avait tout fait ; — le beau rêve s’enfuyait, et Franz se retrouvait seul.

Et sa nature mutine se révoltait énergiquement contre l’émotion vingt fois repoussée de ce songe qui venait toujours l’assaillir…

Il se redressa tout à coup, et rappela son sourire décidé.

— Allez me chercher mes habits, père Hans, dit-il ; — je ne suis pas venu ici pour vous raconter des histoires larmoyantes… Parbleu ! j’ai de l’argent plein mes poches et je ne l’ai pas volé… que me faut-il de plus ?… Je serais bien bon de me creuser la tête à chercher l’impossible !

Hans se leva sans mot dire et se dirigea vers un cabinet noir où étaient pendues, sous une toile, les plus précieuses de ses marchandises.

Franz était seul de nouveau avec Gertraud.

La jeune fille avait repris son aiguille, et ses doigts déliés suivaient le dessin harmonieux de sa broderie.

— Est-ce pour vous cette collerette, Gertraud ? demanda Franz, pour dire quelque chose.

— Oh ! non, répondit la jeune fille ; je ne suis pas assez riche pour porter cela.

— Et pour qui est-ce ?

— Pour une demoiselle que vous pouvez bien connaître, car vous avez prononcé son nom tout à l’heure.

— J’ai prononcé le nom d’une demoiselle ?… commença Franz qui ne se souvenait point.

— Le nom de son frère, du moins, dit Gertraud.

— C’est pour Denise ? s’écria Franz vivement.

Et tout de suite, après avoir parlé, il se repentit et se mordit la lèvre en rougissant.

Gertraud avait relevé sur lui ses grands yeux limpides, qui semblaient interroger.

— Elle est bien jolie ! murmura-t-elle ; — oh ! et bien bonne, mademoiselle Denise d’Audemer !… Il y a longtemps que mon père connait sa famille, et je vais la voir quelquefois. Bien que je ne sois qu’une pauvre petite ouvrière, elle cause avec moi comme si j’étais son amie… Oh ! si vous saviez, monsieur Franz, comme elle est douce et comme elle a bon cœur !…

Franz rougissait à chaque instant davantage, et ses efforts ne servaient qu’à rendre son trouble plus marqué.

Les yeux de la gentille Gertraud s’éveillaient, comme si une pensée soudaine eût traversé son esprit. — Son sourire s’imprégnait de malice joyeuse.

— Elle me dit ses petits secrets, reprit-elle doucement ; — nous avons joué ensemble au temps de notre enfance, et mademoiselle Denise s’en souvient… Ah ! monsieur Franz, celui qu’elle aime sera un homme heureux.

Franz laissa échapper un gros soupir ; sa langue le démangeait, mais il ne parla point.

Gertraud fit semblant de reprendre son travail ; mais tout en poussant son aiguille avec une adresse agile, elle glissa un regard sournois vers Franz, qui était debout devant elle.

Elle vit la figure du jeune homme s’épanouir et ses yeux briller, comme si on eût mis du bonheur plein son âme.

Au moment où Franz s’applaudissait et se déclarait lui-même un héros de discrétion, la petite Gertraud éclata de rire.

— Monsieur Franz ! monsieur Franz ! dit-elle, en remettant sur lui ses yeux espiègles, mais bons, — hier, en vous voyant, j’ai pensé tout de suite que je vous avais rencontré quelque part… j’ai cherché longtemps, et voilà que je me souviens !… c’est sous les fenêtres de mademoiselle Denise d’Audemer que je vous ai rencontré, monsieur Franz !

Le jeune homme, pris à l’improviste, voulut nier.

— Non, non, poursuivit Gertraud, — je sais bien que je ne me trompe pas ! vous étiez dans la rue et vous regardiez… oh ! comme vous regardiez, monsieur Franz !… Et, quand je montai, je trouvai mademoiselle Denise qui soulevait un petit coin de son rideau et qui vous regardait aussi…

— Est-ce bien vrai ! s’écria Franz.

Au moment où Gertraud allait répondre, le marchand d’habits rentra, tenant à la main la garde-robe achetée.

La jeune fille reprit son travail avec ardeur, comme si elle eût voulu réparer le temps perdu.

Franz compta le prix de sa garde-robe, et reçut, en échange, un paquet confectionné artistement.

Il tendit sa main à Hans Dorn, qui la serra cordialement, et il prit congé.

En passant auprès de Gertraud, il se pencha jusqu’à son oreille :

— Si vous la voyez, lui dit-il bien bas, — dites-lui que ce duel n’a pas eu de suites…

Gertraud fit un petit signe de tête, et Franz sortit en disant :

— À bientôt.

Le marchand d’habits ouvrit la croisée pour le voir encore, tandis qu’il traversait la cour. — Et, quand la taille de Franz, élégante et leste, se fut perdue dans l’ombre de l’allée, Hans revint s’asseoir et appuya sa tête sur sa main.

Il n’avait plus besoin de se contraindre ; ses yeux, qui exprimaient une joie profonde et recueillie, étaient humides…

Quanta Gertraud, elle pensa, durant un instant, au joli secret qu’elle venait de surprendre ; puis son esprit revint, par une pente insensible, à la mystérieuse histoire racontée par Franz, et, comme le silence de son père la laissait entièrement à elle-même, l’impression de la gaieté récente s’effaça bien vite. Gertraud retomba dans ses frayeurs enfantines ; les spectres évoqués se dressèrent de nouveau devant ses yeux. — Sa tête se pencha toute pâle.

Elle avait peur.

Elle avait peur surtout de ce terrible cavalier allemand, à qui son imagination prêtait une puissance surnaturelle…

Elle le voyait tel que Franz l’avait décrit, avec sa haute taille drapée dans les plis longs de son manteau, avec son feutre qui faisait ombre sur son visage, avec le feu sombre et profond de son regard.

Comme elle songeait ainsi, on frappa pour la seconde fois à la porte extérieure.

Gertraud tressaillit, puis elle hésita dans sa frayeur folle.

Enfin, sur un signe de son père, elle se leva pour aller ouvrir.

Quand la porte tourna sur ses gonds, Gertraud poussa un cri et s’appuya, chancelante, à la muraille. — Sa terreur semblait avoir appelé le fantôme. Le cavalier allemand était sur le seuil.