Le Général Dourakine/11

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Hachette (p. 152-186).



XI

LE GOUVERNEUR TROUVÉ


Quelques jours se passèrent sans nouveaux événements. Mme Papofski contenait les élans de sa colère quand elle était en présence de son oncle, qu’elle continuait à flatter sans succès ; elle évitait sa sœur ; ses enfants fuyaient leurs cousins, qui faisaient bande à part avec Jacques et Paul. Mme Papofski ne négligeait aucun moyen pour se faire bien venir de Dérigny ; elle sut par lui que le général avait déchiré sa liste de commandes.

Madame Papofski

Vous l’avez fait voir à mon oncle ?

Dérigny

Comme c’était mon devoir de le faire, Madame. Je ne puis me permettre aucune dépense qui ne soit autorisée par mon maître.

Madame Papofski

Mais il ne l’aurait pas su ; mon oncle dépense sans savoir pourquoi ni comment. Vous auriez pu compter des chevaux morts ou une voiture cassée.

Dérigny

Ce serait me rendre indigne de la confiance que le général veut bien me témoigner, Madame, veuillez croire que je suis incapable d’une pareille supercherie.

Madame Papofski

Je le crois et je le vois, brave, honnête monsieur Dérigny. Ce que j’ai fait et ce que j’ai dit était pour savoir si vous étiez réellement digne de l’attachement de mon oncle. Je ne m’étonne pas de l’empire que vous avez sur lui, et je me recommande à votre amitié, moi et mes pauvres enfants, mon cher monsieur Dérigny. Si vous saviez quelle estime, quelle amitié j’ai pour vous ! Je suis si seule dans le monde ! Je suis si inquiète de l’avenir de mes enfants ! Nous sommes si pauvres !

Dérigny ne répondit pas ; un sourire ironique se faisait voir malgré lui ; il salua et se retira.

Mme Papofski le regarda s’éloigner avec colère.

« Coquin ! dit-elle à mi-voix en le menaçant du doigt. Tu fais l’homme honnête parce que tu vois que je ne suis pas en faveur ! Tu fais la cour à ma sœur parce que tu vois la sotte tendresse de mon oncle pour cette femme hypocrite et pour sa mijaurée de Natasha, qui cherche à capter mon oncle pour avoir ses millions… On veut me chasser : je ne m’en irai pas ; je les surveillerai ; j’inventerai quelque conspiration ; je les dénoncerai comme conspirateurs, révolutionnaires polonais, … catholiques… Je trouverai bien quelque chose de louche dans leurs allures. Je les ferai tous arrêter, emprisonner, knouter… Mais il me faut du temps… un an peut-être… Oui, encore un an, et tout sera changé ici ! Encore un an, et je serai la maîtresse de Gromiline ! et je les mènerai tous au bâton et au fouet ! »

Mme Papofski s’était animée ; elle ne s’était pas aperçue que dans son exaltation elle avait parlé tout haut. Sa porte, à laquelle elle tournait le dos, était restée ouverte ; Jacques s’y était arrêté un instant, croyant que son père était encore chez Mme Papofski, et que c’était à lui qu’elle parlait.

Lorsqu’elle se tut, Jacques, surpris et effrayé de ce qu’il venait d’entendre, avança vers la porte, jeta un coup d’œil dans la chambre, et vit que Mme Papofski était seule. Sa frayeur redoubla, il se retira sans bruit, et, le cœur palpitant, il alla trouver son père et sa mère.

Jacques

Papa, maman, il faut vite dire au pauvre général que Mme Papofski lui prendra tout, le fera enfermer, knouter, et nous aussi. Il faut nous sauver avec le général et retourner avec tante Elfy.

Dérigny

Tu perds la tête, mon Jacquot ! Qu’est-ce qui te donne des craintes si peu fondées ? Comment Mme Papofski avec toute sa méchanceté, peut-elle faire du mal au général, et même à nous, qui sommes sous sa protection à lui ?

Jacques

J’en suis sûr, papa, j’en suis sûr ; voici ce que j’ai entendu : « On veut me chasser : je ne m’en irai pas. »

Et Jacques continua jusqu’au bout à redire à son père et à sa mère les paroles menaçantes de Mme Papofski.

Dérigny et sa femme n’eurent plus envie de rire des terreurs de Jacques, qu’ils partagèrent. Mais Dérigny, toujours attentif à épargner à sa femme et à ses enfants toute peine, toute inquiétude, dissimula sa préoccupation et les rassura pleinement.

« Soyez bien tranquilles, leur dit-il : je préviendrai le général, et, avec l’aide de Dieu, nous déjouerons ses plans et nous sauverons ce bon général en nous sauvant nous-mêmes. Ne parle à personne de ce que tu as entendu, mon enfant ; si Mme Papofski savait qu’elle a parlé tout haut et que tu étais là, elle hâterait sa vengeance, et nous n’aurions pas le temps de la défense.

Jacques

Je n’en dirai pas un mot, papa ; mais où est Paul ?

Dérigny

Il joue dehors depuis le déjeuner.

Jacques

Je vais aller le rejoindre, papa. Quand il est seul, j’ai toujours peur qu’il ne soit pris par ces méchants petits Papofski. Devant le général, ils nous témoignent de l’amitié, mais, quand ils nous trouvent seuls, il n’y a pas de sorte de méchancetés qu’ils ne cherchent à nous faire. »

Jacques alla dans la cour ; Paul n’y était plus. Il continua ses recherches avec quelque inquiétude, et aperçut enfin son frère au bord d’un petit bois, immobile et parlant à quelqu’un que Jacques ne voyait pas. Il courut à lui, l’appela ; Paul se retourna et lui fit signe d’approcher. Jacques, en allant le rejoindre, lui entendit dire : « N’ayez pas peur, c’est Jacques, il est bien bon, il ne dira rien. »

Jacques

À qui parles-tu, Paul ?

Paul

À un pauvre homme si pâle, si faible, qu’il ne peut plus marcher. »

Jacques jeta un coup d’œil dans le bois, et vit en effet, à travers les branches, un homme demi-couché et qui semblait près d’expirer.

Jacques

Qui êtes-vous, mon pauvre homme ? Pourquoi restez-vous là ? Par où êtes-vous entré ?

L’étranger

Par les bois, où je me suis perdu. Je meurs de faim et de froid ; je n’ai rien pris depuis avant-hier soir.

Jacques

Pauvre malheureux ! Je vais vite aller chercher quelque chose à manger et prévenir papa.

L’étranger

Non, non ; ne dites pas que je suis ici. Ne dites rien. Je suis perdu si vous me dénoncez.

Jacques

Papa ne vous dénoncera pas. N’ayez pas peur. Attendez-nous. Viens vite, Paul, apportons à manger à ce pauvre homme. »

Avant que l’étranger eût eu le temps de renouveler sa prière, les deux frères étaient disparus en courant. Le malheureux se laissa tomber ; il fit un geste de désespoir.

« Perdu ! perdu ! dit-il. On va venir, et je n’ai plus de forces pour me relever. Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi ! Après m’avoir sauvé de tant de dangers, ne me laissez pas retomber dans les mains de mes cruels bourreaux. Mon Dieu, ma bonne sainte Vierge, protégez-moi ! »

Il serra, contre son cœur une petite croix de bois, la porta à ses lèvres, pria et attendit.

Quelques minutes à peine s’étaient écoulées, qu’il entendit marcher, parler, et qu’il vit les deux enfants, accompagnés d’un homme qui avançait à grands pas ; les enfants couraient.

Dérigny, car c’était lui, approcha, et, avant de parler, il versa un verre de vin, qu’il fit avaler à l’infortuné, mourant de besoin ; ensuite il lui fit boire une tasse de bouillon encore chaud, dans lequel il avait fait tremper une tranche de pain. L’inconnu mangeait avec avidité ;

ses regards exprimaient la reconnaissance et la joie.

Il serra contre son cœur une petite croix de bois.

« Assez, mon pauvre homme, dit Dérigny en lui refusant le reste du pain que les enfants avaient apporté. Trop manger vous ferait mal après un si long jeûne. Dans une heure vous mangerez encore. Essayez de vous lever et de venir au château.

— Le château de qui ? Chez qui êtes-vous ? dit l’étranger d’une voix faible.

Dérigny

Chez M. le général comte Dourakine.

L’étranger

Dourakine ! Dourakine ! Comment ! lui, Dourakine ? Est-il encore le brave, l’excellent homme que j’ai connu ?

Dérigny

Toujours le meilleur des hommes ! Un peu vif parfois, mais bon à se faire aimer de tout le monde.

L’étranger

Prévenez-le… Allez lui dire… Mais non ; je vais essayer de marcher. Je me sens mieux. »

L’étranger voulut se lever ; il retomba aussitôt.

« Je ne peux pas, dit-il avec découragement.

Dérigny

Voulez-vous qu’on le prévienne ? Il est chez lui.

L’étranger

Je crois que oui ; ce sera mieux. Dites-lui de venir, pour l’amour de Dieu et de Romane. »

Dérigny, trop discret pour interroger l’étranger sur sa position bizarre, salua et s’éloigna, emmenant les enfants. Il les envoya raconter à leur mère ce qui venait d’arriver, en leur défendant d’en parler à tout autre, et alla faire son rapport au général.

Le général

Que diantre voulez-vous que j’y fasse ? S’il est perdu dans mes bois, tant pis pour lui ; qu’il se retrouve.

Dérigny

Mais, mon général, il est demi-mort de froid et de fatigue.

Le général

Eh bien qu’on lui donne des habits, qu’on le chauffe, qu’on le nourrisse. Tenez, voilà ! prenez ; il ne manque pas de manteaux, de fourrures. Qu’on le couche, s’il le faut. Je ne vais pas laisser mourir de faim, de froid et de fatigue, et à ma porte encore, un homme qui me demande la charité. Qui est-il ? Est-ce un paysan, un marchand ?

Dérigny

Je ne sais pas, mon général ; seulement j’ai oublié de vous dire qu’il avait dit : « Dites-lui de venir pour l’amour de Dieu et de Romane. »

Le général, sautant de dessus son fauteuil.

Romane ! Romane ! Pas possible ! Il a dit Romane ? En êtes-vous bien sûr ?

Dérigny

Bien sûr, mon général.

Le général

Mon pauvre Romane ! Je ne comprends pas… Mourant de faim et de fatigue ? Lui, prince, riche à millions et que je croyais mort ! »

Le général courut plutôt qu’il ne marcha vers la porte, dit à Dérigny de le guider, et marcha de toute la vitesse de ses grosses jambes vers le bois où gisait Romane.

Dès qu’il l’aperçut, il alla à lui, le souleva, l’embrassa, le soutint dans ses bras, et le regarda avec une profonde pitié mélangée de surprise.

« Mon pauvre ami, quel changement ! quelle maigreur ! Qu’est-il arrivé ? »

Romane ne répondit pas et désigna du regard Dérigny, dont il ignorait la discrétion et la fidélité. Le général comprit et dit tout haut :

« Parlez sans crainte, mon pauvre garçon. Dérigny a toute ma confiance ; il est discret comme la tombe, il nous viendra en aide s’il le faut, car il est de bon conseil.

L’étranger

Eh bien, mon cher et respectable ami, j’arrive de Sibérie, où je travaillais comme forçat, et d’où je me suis échappé presque miraculeusement. »

Le général fut sur le point, dans sa surprise, de laisser retomber Romane et de tomber lui-même.

« Toi, en Sibérie ! Toi, forçat ! C’est impossible ! Viens te reposer chez moi ; tu retrouveras tes idées égarées par la fatigue et la faim.

Romane

Si l’on me voit entrer chez vous, la curiosité de vos gens sera excitée, mon respectable ami : je serai dénoncé, arrêté et ramené dans cet enfer. »

Le général vit bien au ton calme, au regard triste et intelligent de Romane, qu’il était dans son bon sens. Il réfléchit un instant et se tourna vers Dérigny.

« Comment faire, mon ami ? »

Dérigny avait tout compris ; son plan fut vite conçu.

« Mon général, voici ce qu’on pourrait faire. Je vais laisser mon manteau à monsieur, pour le préserver du froid, et je vais apporter quelque chose de chaud à prendre et de la chaussure, dont il a grand besoin. Et vous, mon général, vous vous en retournerez chez vous comme revenant de la promenade. Vous donnerez des ordres pour qu’on m’attelle un cheval à la petite voiture, vous voudrez bien ajouter que je vais à Smolensk chercher un gouverneur que vous faites venir pour vos neveux. Je partirai ; au lieu d’aller à la ville, je ferai quelque lieues sur la route pour fatiguer le cheval, afin que les gens d’écurie ne se doutent de rien. Je reviendrai par le chemin qui borde les bois, et je prendrai Monsieur pour le ramener au château. »

Les yeux du général brillèrent ; il serra la main de Dérigny.

« De l’esprit comme un ange ! Tu vois, mon pauvre Romane, que nous avons bien fait de le mettre dans la confidence. Prends le manteau de Dérigny, je

lui donnerai un des miens.

Dès qu’il l’aperçut, il alla à lui, le souleva, l’embrassa. (Page 163.)

Romane

Mais, mon cher comte, mes vêtements grossiers, usés et déchirés me donnent l’aspect de ce que je suis, un échappé de Sibérie.

Le général

Dérigny te donnera de quoi te vêtir, mon ami ; ne t’inquiète de rien ; il pourvoira à tout. »

Dérigny se dépouilla de son manteau et en revêtit Romane, qui lui exprima sa reconnaissance en termes énergiques mais mesurés. Le général s’éloigna pour aller aux écuries commander la voiture qui devait lui ramener son malheureux ami ; Dérigny l’accompagna. Ils convinrent que Romane, qui parlait parfaitement l’anglais, et qui, en qualité de Polonais, avait du type blond écossais, passerait pour un gouverneur anglais que le général faisait venir pour ses neveux ; Dérigny fut chargé de le prévenir de son origine et de son nom, master Jackson. Dérigny alla demander à la cuisine quelque chose de chaud avant de partir pour aller à la ville chercher le gouverneur anglais. On s’empressa de lui servir une assiette de soupe aux choux, bouillante, avec un bon morceau de viande ; Dérigny l’emporta, compléta le repas avec une bouteille de vin, sortit par une porte de derrière, et courut rejoindre Romane, qu’il laissa manger avec délices ce repas improvisé. Avant de monter en voiture, il alla prendre les derniers ordres du général, reçut de lui un superbe manteau, et partit pour sa mission charitable, après en avoir prévenu sa femme, qui avait déjà été informée par Jacques de l’événement. Le général revint chez sa nièce et s’établit chez elle.

Le général

Tu vas avoir quelqu’un pour t’aider à instruire tes garçons, ma chère enfant.

Madame Dabrovine

Mais non, mon oncle ; Natasha et moi, nous leur donnons leurs leçons ; nous n’avons besoin de personne.

Le général, souriant.

Vous leur donnez des leçons de latin, de grec ?

Madame Dabrovine, hésitant.

Non, mon oncle, nous ne savons que le russe et le français.

Le général

Il faut pourtant que les garçons sachent le latin et le grec.

Natasha, riant.

Mais vous, mon oncle, vous ne savez pas le latin ni le grec ?

Le général

C’est pourquoi je suis et serai un âne.

Natasha

Oh ! mon oncle ! c’est mal ce que vous dites. Est-ce que l’empereur aurait nommé général un âne ? est-ce qu’il vous aurait donné une armée à commander ?

Le général, souriant.

Tu ne sais ce que tu dis ; un âne à deux pieds peut devenir général et rester âne. Et je dis que le gouverneur va arriver, et qu’il faut un gouverneur à tes frères.

Madame Dabrovine

Mais, mon oncle, mon bon oncle, je n’ai…, je ne peux pas… Un gouverneur se paye très cher, … et… je ne sais pas… »

Le général

Tu ne sais pas où tu prendras l’argent pour le payer ? C’est ça, n’est-il pas vrai ? Dans ma poche, parbleu ! Que veux-tu que je fasse de mon argent ? Tiens, Natasha, prends ce portefeuille ; donne-le à ta mère ; et, quand il sera vide, tu me le rapporteras, que je le remplisse.

Madame Dabrovine

Non, mon oncle, vous êtes trop bon ; je ne veux pas abuser de votre générosité. Natasha, n’écoute pas ton oncle, ne prends pas son portefeuille.

Le général

Ah ! vous prêchez la désobéissance à votre fille ! Vous me traitez comme un vieil avare, comme un étranger ! Vous prétendez avoir de l’amitié pour moi, et vous me chagrinez, vous m’humiliez ; vous cherchez à me mettre en colère ! Vous voulez me faire comprendre que je suis un égoïste, un homme sans cœur, qui ne s’embarrasse de personne, qui n’aime personne. Pauvre, moi ! Toujours seul, toujours repoussé ! Personne ne veut rien de moi. »

Le général se rassit et appuya tristement sa tête dans ses mains.

Natasha regarda sa mère d’un air de reproche, s’approcha de son oncle, se mit à genoux près de lui, lui prit les mains, les baisa à plusieurs reprises. Le général sentit une larme couler sur ses mains, il releva Natasha, la serra dans ses bras, et, sans parler, lui tendit son portefeuille ; Natasha le prit, et, les yeux encore humides, elle le porta à sa mère.

« Prenez, maman ; à quoi sert de cacher à mon oncle que nous sommes pauvres ? Pourquoi refuser plus longtemps d’accepter ses bienfaits ? Pourquoi blesser son cœur en refusant ce qu’il nous offre avec une tendresse si vraie, si paternelle ? On peut tout accepter d’un père, et n’est-il pas pour nous un bon et tendre père ? »

Mme Dabrovine prit le portefeuille des mains de sa fille, alla près de son oncle, l’embrassa.

« Merci, mon père, dit-elle avec attendrissement ; merci du fond du cœur. Natasha a raison ; j’avais tort. J’accepterai désormais tout ce que vous voudrez m’offrir. Je suis votre fille par la tendresse que je vous porte, et j’avoue sans rougir que, sans vous, je ne puis en effet élever convenablement mes enfants.

Le général

… Qui sont à l’avenir les miens, comme toi tu es ma fille bien-aimée ! »

Le général les prit toutes deux dans ses bras, les embrassa en les

regardant avec tendresse.

Natacha se mit à genoux près de son oncle. (Page 170.)

« Ma chère petite Natasha, ta bonne action ne sera pas perdue. Repose-toi sur moi du soin de ton avenir. Natalie, tu trouveras dans ce portefeuille dix mille roubles. Ne te gêne pas pour acheter et donner ; je renouvellerai tes dix mille roubles quand ils seront épuisés. Je ne demande qu’une seule chose : c’est que tu m’appelles ton père quand nous serons seuls.

Madame Dabrovine

Je m’abandonne entièrement à vous, mon père ; je ferai comme vous le désirez. »

Le général resta chez sa nièce jusqu’au moment où Dérigny frappa à la porte.

« Mon général, dit-il en entrant, j’ai amené le gouverneur, M. Jackson, que vous m’avez commandé d’aller chercher ; il est dans votre cabinet, qui attend vos ordres. »

Le général sourit de la surprise de Mme Dabrovine et de Natasha, et sortit avec Dérigny.

Natasha

Quel bon et excellent père Dieu nous a donné, maman ! Comme il fait le bien avec grâce et amabilité !

Madame Dabrovine

Que Dieu le bénisse et lui rende le bonheur qu’il nous donne, mon enfant ! L’éducation de tes frères m’inquiétait beaucoup. Me voici tranquille sur leur avenir… et sur le tien, Natasha.

Natasha

Oh ! maman, le mien est bien simple ! C’est de rester toujours avec vous et avec mon bon oncle. »

La mère sourit et ne répondit pas. Les garçons arrivèrent avec leurs devoirs terminés ; Mme Dabrovine et sa fille s’occupèrent à les corriger jusqu’au dîner.

Quand l’heure du dîner arriva, Mme Dabrovine et Mme Papofski entrèrent au salon, suivies de leurs enfants ; le général y était avec M. Jackson, qu’il présenta à ses nièces.

Le général, à Mme Dabrovine.

Ma nièce Natalie, j’ai engagé M. Jackson pour cinq ans, pour terminer l’éducation de mes petits enfants, que voici, monsieur, ajouta-t-il en lui présentant Alexandre et Michel. Consens-tu, Natalie, à lui confier tes fils ? Je réponds de lui comme de moi-même.

— Tout ce que vous ferez, mon oncle, sera toujours bien fait », répondit Mme Dabrovine avec un sourire gracieux.

Et, prenant ses fils par la main, elle les remit à M. Jackson, qui salua la mère et embrassa ses élèves.

Mme Papofski examinait d’un air hautain le nouveau venu, auquel elle ne put trouver à redire, malgré l’humeur que lui donnait cette nouvelle preuve d’amitié de son oncle pour Mme Dabrovine. Lui trouvant l’air et des manières distinguées, elle résolut de le détacher du parti Dabrovine et l’attirer dans le sien, pour donner meilleur air à sa maison et se

débarrasser de ses enfants. Elle attendait un

M. Jackson attendait les ordres du général. (Page 173.)

mot de son oncle pour les

mettre tous, filles et garçons, aux mains de M. Jackson. Voyant que l’oncle ne disait plus rien, elle avança elle-même vers M. Jackson et lui présenta Mitineka, Sonushka, Yégor, Pavlouska, Nicolaï, en disant :

« Voici aussi les miens que je vous confie, Monsieur ; les autres sont encore trop jeunes : vous les aurez plus tard. Je suis reconnaissante à mon oncle d’avoir pensé à l’éducation de ses petits-enfants, comme il dit. Merci, mon bon oncle.

— Il n’y a pas de quoi nous remercier, Maria Pétrovna, répondit le général revenu de sa surprise ; je n’ai pas du tout pensé aux vôtres, que vous élevez si bien et qui ont leur père pour achever votre œuvre ; je n’ai engagé M. Jackson que pour les deux fils de votre sœur, et il en aura bien assez, sans y ajouter cinq diables qui le feront enrager du matin au soir.

Madame Papofski, à M. Jackson.

J’espère, Monsieur, que vous ferez pour moi, par complaisance, ce que mon oncle ne vous a pas imposé.

Monsieur Jackson

Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour vous contenter, Madame. »

L’accent un peu anglais du gouverneur n’était pas désagréable ; Mme Papofski lui fit un demi-salut presque gracieux, et regarda sa sœur d’un air de triomphe. Le général se grattait la tête ; il avait l’air embarrassé et mécontent.

« C’est impossible, dit-il enfin ; impossible ! Jackson ne peut pas avoir une bande de drôles indisciplinés à régenter. Je ne le veux pas ; je le défends ; entendez-vous, Jackson ; et vous, Maria Pétrovna, m’avez-vous entendu ? »

M. Jackson s’inclina ; Mme Papofski dit d’un air piqué qu’elle était habituée à se voir, ainsi que ses enfants, traitée en étrangère, et qu’elle se soumettait aux ordres de son oncle.

Le dîner fut calme ; le soir les enfants jouèrent dans la galerie comme à l’ordinaire ; Jacques et Paul y furent appelés. Natasha et M. Jackson durent plus d’une fois s’interposer entre les bons et les mauvais ; ces derniers étaient en nombre. M. Jackson examinait et jugeait ; il ne se mêlait pas aux jeux.

« Jouez donc avec nous, Monsieur, dit Natasha ; vous vous ennuierez tout seul sur cette chaise.

Monsieur Jackson

Je vous remercie de votre offre obligeante, Mademoiselle, j’en profiterai demain et les jours suivants ; aujourd’hui je me sens tellement fatigué de mon long voyage, que je demande la permission d’être simple spectateur de vos jeux. »

Quand les enfants se retirèrent, le général accompagna Mme Dabrovine dans son salon ; M. Jackson demanda la permission de prendre le repos dont il avait tant besoin, et Mme Papofski rentra dans son appartement.

Lorsque chacun fut installé à sa place

« Voici aussi les miens que je vous confie. » (Page 177.)

accoutumée, et que Natasha eut

tout rangé autour de sa mère et de son oncle, elle dit au général :

« Savez-vous, mon oncle, que le pauvre M. Jackson a été bien malheureux.

— Comment le sais-tu, est-ce qu’il te l’a dit ? répondit le général avec quelque frayeur d’une indiscrétion de Romane.

Natasha

Oh non ! mon oncle ; il ne m’a rien dit : mais je le sais et j’en suis sûre, parce que je l’ai vu à son air triste, pensif, souffrant. Il y a longtemps qu’il souffre ! Voyez comme il est pâle, comme il est maigre ! Pauvre homme, il me fait peine.

Le général

C’est parce qu’il a eu le mal de mer en venant d’Angleterre, mon enfant. Et puis, vois-tu, il a quitté sa famille, ses amis ; il faut bien lui donner le temps de s’accoutumer à nous tous.

Natasha

Alors, mon oncle, je ferai tout ce que je pourrai pour qu’il soit heureux chez nous. Vous verrez comme je serai aimable pour lui. Pauvre homme ! Tout seul, c’est bien triste !

— Bon petit cœur ! » dit le général en souriant.

On causa quelque temps encore. Natasha appela Dérigny pour accompagner son oncle, et chacun se retira.

Quand le général fut seul avec Dérigny, il lui raconta que, quelques années auparavant, dans une campagne en Circassie, il avait eu pour aide de camp un jeune Polonais, le prince Pajarski, un des plus grands noms de la Pologne, et possédant une immense fortune ; il s’y était beaucoup attaché ; il lui avait rendu et en avait reçu de grands services.

« Je l’aimais comme mon fils, et il avait pour moi une affection toute filiale. »

Romane était retourné en congé en Pologne, et le général n’en avait pas entendu parler depuis. On lui avait seulement appris qu’il avait disparu un beau jour sans qu’on ait pu savoir ce qu’il était devenu.

« Il m’a dit avant dîner qu’on l’avait accusé de complots contre la Russie pour rétablir le royaume de Pologne ; qu’il avait été enlevé, mené en Sibérie, et qu’après y avoir souffert horriblement il était parvenu à s’échapper, et qu’après mille dangers il avait eu le bonheur d’être trouvé par vos enfants, mon brave Dérigny.

Dérigny

Mon général, avant de vous demander ce que vous ferez du prince Pajarski, qui ne peut pas rester éternellement gouverneur de vos petits-neveux, quelque charmante et aimable que soit toute cette famille, je crois devoir vous faire part d’une découverte qu’a faite mon petit Jacques, et dont il a compris l’importance. »

Dérigny raconta au général ce qui s’était passé entre lui et Mme Papofski, et les menaces que Jacques lui avait entendu proférer.

Le général devint pourpre ; ses yeux prirent l’aspect flamboyant qui leur était particulier dans ses grandes colères. Il fut quelque temps sans parler et dans une grande agitation.

« La misérable ! s’écria-t-il enfin. La scélérate !… C’est qu’elle pourrait réussir ! Une dénonciation est toujours bien accueillie dans ce pays, surtout quand il y a de la Pologne et du catholique sous jeu. Et nous voilà avec notre pauvre Romane ! Si elle découvre quelque chose, nous sommes tous perdus ! Que faire ? Dérigny, mon ami, venez-moi en aide. Que feriez-vous pour sauver mes pauvres enfants Dabrovine, et vous et les vôtres, des serres de ce vautour ?

Dérigny

Contre des maux pareils, mon général, je ne connais qu’un moyen, la fuite.

Le général

Et comment fuir, six personnes ensemble ? Et comment vivre, sans argent, en pays étranger ?

Dérigny

Pourquoi, mon général, ne prépareriez-vous pas les voies en vendant quelque chose de votre immense fortune ?

Le général

Tiens, c’est une idée !… Bonne idée, ma foi !… Je puis vendre ma maison de Pétersbourg, celle de Moscou, puis mes terres en Crimée, celles de Kief, celles d’Orel ; il y en a pour six à sept millions au moins… Je vais écrire dès demain. J’enverrai tout cela à Londres, et pas en France, pour ne pas donner de soupçons… Mais Gromiline ! elle l’aura, la scélérate ! Diable ! comment faire pour empêcher cela !… Et puis, comment partir tous sans qu’elle le sache ?

Dérigny

Il faut qu’elle le sache, mon général.

Le général

Vous êtes fou, mon cher. Si elle le sait, elle nous fera tous coffrer.

Dérigny

Non, mon général ; il faut au contraire l’intéresser à notre départ à tous. Vous parlerez d’aller dans un climat plus doux et aux eaux d’Allemagne pour la santé de Mme Dabrovine, qui devra être dans le secret, et vous demanderiez à Mme Papofski de régir et de surveiller vos affaires à Gromiline pendant votre absence de quelques mois.

Le général

Mais elle aurait Gromiline, et c’est ce que je ne veux pas !

Dérigny

Elle n’aurait rien du tout, mon général, parce que vous n’exécuterez ce projet que lorsque vous aurez vendu Gromiline et que vous serez convenu du jour de la prise de possession du nouveau propriétaire, qui arrivera quelques jours après votre départ.

— Bien, très bien, s’écria le général en se frottant les mains les yeux brillants de joie. Bonne vengeance ! J’irai mourir en France, comme j’en avais le désir ; je vous ramène chez vous, mon cher ami ; j’assure la fortune de ma fille, et je vous laisse tous heureux et contents.

Dérigny, riant

Et le pauvre prince que vous oubliez, mon général ?

Le général

Comment, je l’oublie ? puisque je le marie ! Mais pas encore ; dans un an ou deux… Vous ne comprenez pas, mais je m’entends. »

Dérigny ne put retenir un sourire ; le général rit aussi de bon cœur ; il recommanda à Dérigny de venir l’éveiller de bonne heure le lendemain ; il voulait avoir le temps d’écrire toutes ses lettres pour la vente de ses terres et maisons.